À l’entrée du CHU Hôpital Sud, à Rennes, une passerelle s’échappe du parking pour conduire à un petit bâtiment sur la gauche. Un bloc opératoire, quelques pièces et une seule mission : l’accueil et l’accompagnement des femmes qui souhaitent interrompre une grossesse, ou songent à le faire.
Ici, vingt-trois professionnelles se relaient, cinq jours sur sept, dans une atmosphère où se mêlent la blancheur de l’hôpital et la chaleur d’un accueil souriant et personnalisé. Ce matin, dans la salle d’attente toute en lino et néons, trois femmes sont assises. Certaines viennent de loin pour bénéficier d’un service devenu rare. Au centre IVG de Rennes, les patientes sont accompagnées dans toutes les étapes d’un avortement, depuis la consultation en amont jusqu’au suivi postopératoire. Environ 2 000 interventions y sont réalisées chaque année, en moyenne.
Dans l’une des pièces attenantes, Marlène, sage-femme, commence une consultation pré-IVG. « On parle d’abord des antécédents médicaux, puis on fait une échographie de datation, pour estimer le plus précisément possible le début de la grossesse », explique-t-elle. La patiente demande à voir l’écran ; la professionnelle le fait pivoter vers elle. « Ça, c’est votre utérus, commente Marlène. Et le sac noir ici, c’est un début de grossesse. » La patiente observe : « Ça me fait bizarre. Pas triste, mais bizarre. »
Dans le bureau d’à côté, Hélène, sage-femme elle aussi, écoute attentivement les antécédents de la patiente de 35 ans qu’elle reçoit : elle a déjà été enceinte sous pilule et sous stérilet. Un médecin lui a refusé la ligature des trompes, arguant qu’elle avait encore « de beaux jours devant elle ». « En France, certains médecins pensent encore que les femmes ne sont pas assez matures pour décider par elles-mêmes », soupire la sage-femme.
Personne, au centre IVG de Rennes, n’a demandé à Anna, 31 ans, pourquoi elle souhaite avorter. La jeune femme aux longs cheveux bouclés s’en étonne : « J’avais préparé tout un argumentaire pour me justifier. Ça fait du bien de ne pas devoir en passer par là. » Amélie Jouault, médecin généraliste intervenant au centre, insiste : connaître les motifs d’une femme souhaitant bénéficier d’une IVG est rarement utile sur le plan médical. « Il y a des raisons que l’on risquerait de juger parce qu’elles entreraient en conflit avec nos propres valeurs, précise-t-elle. C’est un frein potentiel à l’empathie. »
Pourtant, la plupart des patientes se justifient immédiatement. « Beaucoup se sentent encore coupables », remarque Marlène. D’avoir fait confiance à une application de gestion de la fertilité ou à un partenaire qui n’a pas mis de préservatif, d’avoir « oublié l’une des 6 000 pilules contraceptives qu’une femme sous ce type de contraceptif prend au cours de sa vie », poursuit la sage-femme. Yasmine, 26 ans, reconnaît qu’elle est arrivée au centre « stressée ». « Mon choix était clair dans ma tête, mais je ressentais de la honte et j’avais peur qu’on m’accable », dit-elle.
Déconstruire préjugés et idées fausses
« Que feriez-vous à ma place ? » demandent régulièrement des femmes à Marlène, dans la confidentialité de son bureau. Sans jamais répondre, la sage-femme et ses collègues rappellent à une femme « ambivalente » – le terme utilisé dans le centre – qu’elle peut prendre le temps de s’écouter. Elle a le droit de planifier une IVG puis de tout annuler. Ce jour-là, à la fin de la consultation préalable, la femme face à Marlène décide de poursuivre sa grossesse. « Le but de l’accompagnement est de remettre les femmes au centre de leur choix, en les rassurant sur leur capacité à décider et à agir pour elles-mêmes », explique Cloé Guicheteau, la médecin généraliste coordonnant la structure. Pour que leur choix soit éclairé, l’équipe aide les femmes à déconstruire leurs préjugés liés à leur éducation ou à de fausses informations. Sur les sites Internet des anti-IVG, qui ressemblent à des sites officiels et arrivent en tête des moteurs de recherche, on lit par exemple qu’une IVG serait un parcours du combattant, qu’elle rendrait stérile ou favoriserait le cancer du sein.
L’hésitation de beaucoup de femmes découle aussi de normes sociales qui sont devenues plus rigides. Pour la sociologue Marie Mathieu, co-autrice avec Laurine Thizy de Sociologie de l’avortement (La Découverte, 2023), davantage de femmes choisissent d’interrompre une grossesse car elles sentent qu’elles ne répondent pas aux prérequis, toujours plus nombreux, pour être mère. « Il faudrait être ni trop jeune ni trop vieille, être en couple, assurer matériellement, savoir parfaitement articuler vie familiale et professionnelle », égrène la chercheuse. Hasard ou conséquence : en dépit d’une meilleure couverture contraceptive, le nombre d’interruptions de grossesse continue à augmenter en France.
Devant la porte vitrée du centre, un homme fume une cigarette. Un peu plus d’un tiers des femmes viennent accompagnées d’un partenaire. L’équipe reçoit toujours la femme un moment seule et lui demande systématiquement si elle subit des violences. « Au moins 33 % des patientes que nous recevons ont subi une violence conjugale ou sexuelle dans l’année précédant leur IVG », affirme Cloé Guicheteau. Il est fréquent qu’un homme violent impose à sa partenaire des rapports sexuels non consentis ou qu’il l’empêche de prendre une contraception, d’où des grossesses non désirées. Le cas échéant, l’équipe établit des certificats médicaux pour attester des blessures et met en place un relais social pour organiser une mise en sécurité. Au cours de son entretien avec Marlène, une femme raconte que sa grossesse était désirée. Sauf que depuis qu’elle a annoncé à son conjoint qu’elle était enceinte, il a commencé à la frapper. « Va-t-il changer ? », s’interroge-t-elle. La sage-femme lui explique le schéma du cycle de la violence conjugale : après une période de tension, le conjoint devient violent, puis il se justifie et promet de changer. Mais il remet immanquablement la pression sur sa conjointe et le cycle recommence. La femme traduit pour elle-même : « Si je mène la grossesse à son terme, alors j’aurai un lien permanent avec cet homme. » La sage-femme propose à sa patiente de poursuivre la discussion avec une conseillère du Planning familial, situé dans les mêmes locaux.
Proposer toutes les méthodes d’IVG
Tout près du hall d’accueil, dans un bureau dont le store à lamelles laisse entrevoir un ballet d’ambulances, Alice est l’une des conseillères conjugales et familiales du Planning familial 35 qui assurent une permanence quotidienne pour les femmes ambivalentes ou en difficulté. Pour l’heure, elle échange avec un couple qui n’est pas d’accord sur la décision d’avorter. « Notre rôle est de faire circuler la parole, de rétablir si possible une communication entre eux », indique-t-elle, une fois le rendez-vous achevé. L’entretien est obligatoire pour les mineures, qui représentent 0,8 % des patientes de ce centre. Avec les femmes étrangères en situation illégale, les échanges sont parfois complexes : « Leur préoccupation n’est pas tant de parler que de trouver où manger et dormir », rapporte la conseillère, qui les oriente vers des assistantes sociales.
L’une des spécificités du centre IVG de Rennes est que les deux méthodes d’interruption de grossesse y sont proposées. En 2022, 777 IVG ont été médicamenteuses et 829 chirurgicales – parmi ces dernières, les trois quarts ont été réalisées sous anesthésie locale, le reste sous anesthésie générale. Selon les préférences d’une femme, l’avancement de sa grossesse et son profil médical, l’équipe lui fait des propositions. « Certaines préfèrent avorter chez elles grâce à un médicament, d’autres ne veulent rien voir ni sentir, détaille Amélie Jouault. C’est à nous de nous adapter. » En France, il n’est pas rare qu’un centre hospitalier réalise plus de 80 % d’IVG selon une seule méthode. « Ce n’est pas satisfaisant, mais beaucoup d’hôpitaux disent manquer de moyens et de soignant·es formé·es », déplore Cloé Guicheteau. Ainsi, des femmes font parfois des kilomètres pour trouver où avorter selon leur choix. « Même si ça s’améliore, il y a encore des disparités territoriales importantes dans l’accès à l’IVG, souligne Nadine Marchand, directrice du Planning familial 35. En milieu rural, des femmes mettent parfois plusieurs semaines avant de toquer à la bonne porte, elles se heurtent à des centres fermés pendant les vacances ou en manque de personnel. » Or, pour les femmes souhaitant avorter, le temps est une donnée cruciale. En 2022, le délai légal pour avorter est passé de 14 à 16 semaines d’aménorrhée. Mais en pratique, encore très peu d’hôpitaux réalisent des interventions après 14 semaines. Là encore, le centre IVG de Rennes fait figure d’exception.
De l’autre côté d’une grande porte battante qui protège l’accès aux salles de soins, Marlène aide une femme à s’habiller pour une IVG par aspiration. L’annonce d’une anomalie génétique sur l’embryon qu’elle porte la pousse à interrompre une grossesse pourtant désirée. Sous anesthésie locale, l’aspiration se fait dans le petit bloc opératoire du centre. Les soignantes soutiennent la patiente avec de l’hypnose et de la musique, elles lui parlent et lui tiennent la main : l’opération est achevée en quelques minutes. La patiente part ensuite se reposer dans une chambre adjacente. Jeannine, l’aide-soignante, lui apporte un plateau de petit-déjeuner avec un chocolat chaud fumant : « C’est le moment réconfortant », sourit-elle. Dans beaucoup d’hôpitaux, les médecins ne proposent que des IVG sous anesthésie générale, pourtant plus lourdes pour les femmes. Mais ces IVG, qui se résument à un geste médical, exonèrent les soignant·es de tout accompagnement émotionnel.
« La médecine peut être autre chose que dominante »
Dans son bureau aux murs nus, la docteure Amélie Jouault reçoit Anna, pour la première étape d’une IVG médicamenteuse. Dans quelques jours, celle-ci prendra chez elle des médicaments qui déclencheront l’expulsion de l’œuf. La médecin l’avertit des complications possibles sans jamais l’infantiliser : « Vous avez des intuitions et vous connaissez votre corps. Si vous avez le moindre doute, appelez-nous, venez, même plusieurs fois. » En 2000, en France, 31 % des IVG étaient médicamenteuses. En 2022, elles représentent 78 % des IVG. La moitié sont réalisées à l’hôpital et l’autre par des médecins et sages-femmes en libéral, le Planning familial ou des centres de santé sexuelle départementaux. L’équipe se félicite de ce nouveau réseau, qui facilite l’accès des femmes à l’IVG. La sociologue Marie Mathieu nuance : « Ces IVG, qui se font chez soi et seules, invisibilisent le travail abortif des femmes. » Pratiquée dans le secret de l’espace domestique, l’IVG médicamenteuse pèse plus lourd sur l’individu, et moins sur la collectivité. D’autre part, la demande a augmenté à un point tel que le risque de pénurie de pilules abortives existe.
Dans le couloir, une femme de 20 ans, jean et Converse, pleure sur l’épaule d’une copine. Elle vient d’apprendre qu’elle a dépassé les délais légaux pour avorter en France. Chaque année, environ 4 000 patientes sont contraintes de se rendre à l’étranger pour avorter, souvent en Espagne ou aux Pays-Bas. Certain·es médecins pensent encore qu’informer une femme de la possibilité d’avorter à l’étranger est dangereux et illégal. Pourtant, la réforme de la clause de conscience, en 2019, impose au contraire aux professionnel·les d’orienter les femmes vers une solution. Mais l’avortement à l’étranger n’est pas accessible à toutes : avec le transport et l’hébergement, l’intervention coûte entre 1 000 et 2 000 euros. « Certaines femmes se sentent abandonnées par la France, constate Marie Mathieu. Au Québec, où il n’existe pas de délai pour avorter, on s’aperçoit que 92 % des femmes avortent avant 13 semaines de grossesse. »
Pratiquée dans le secret de l’espace domestique, l’IVG médicamenteuse pèse plus lourd sur l’individu, et moins sur la collectivité.
Pour terminer la journée, Amélie Jouault reçoit Yasmine, 26 ans, pour une consultation de suivi, trois semaines après son IVG chirurgicale. La patiente l’avait trouvée tellement douloureuse qu’elle a vomi pendant l’intervention. « Les jours suivants, j’ai senti la baisse d’hormones, les pertes de sang, la poitrine qui se dégonfle, décrit-elle. Tout ça, ce n’est pas rien. Mais c’est un moment de ma vie, et maintenant je passe à la suite. » Avant de se quitter, les deux femmes discutent de contraception. La médecin veille à s’adapter aux besoins de la patiente. Elle se souvient, jeune diplômée, avoir insisté auprès d’une femme qui refusait un implant après une IVG. « Je n’ai pas le droit de chercher à influencer les patientes, dit-elle aujourd’hui. En travaillant en centre IVG, j’ai appris que la médecine pouvait être autre chose que dominante. » Elle poursuit : « Ici, on dit des choses dont les femmes vont se souvenir toute leur vie. Ça nécessite d’avoir réfléchi à nos intentions, car elles transparaissent dans notre attitude, notre visage, nos mots. »
Dans la petite salle de pause, les professionnelles ferment leurs sacs avant de partir. « Le discours sur l’IVG a trop longtemps été polarisé, estime Alice. Soit c’était un acte honteux, soit, dans les milieux militants comme le mien, il devait être banal. Il est temps qu’un entre-deux émerge : une femme a le droit d’être au clair sur son choix, mais de le trouver difficile à vivre. » Les soignantes acquiescent et tombent d’accord : au célèbre serment d’Hippocrate, elles ont ajouté celui de ne pas juger. •
Merci à Céline Le Maou, sage-femme coordinatrice du centre IVG, pour l’aide à l’organisation de ce reportage, réalisé en octobre 2023. Cet article a été édité par Élodie Emery.