Le centre IVG de Rennes : un espace pour avoir le choix

Dans ce centre, les femmes qui sou­haitent mettre un terme à leur grossesse ont le choix entre plusieurs méthodes d’avortement – médi­ca­men­teuse ou ins­tru­men­tale (par aspi­ra­tion). Une liberté devenue rare, défendue par les soi­gnantes comme un droit fon­da­men­tal. Reportage.
Publié le 1 février 2024
Lors d’une consultation pour une IVG médicamenteuse avec la médecin Amélie Jouault, la patiente prend une première pilule abortive.
Louise Quignon pour La Déferlante. Reportage photo réalisé en octobre 2023 au CHU de Rennes

À l’entrée du CHU Hôpital Sud, à Rennes, une pas­se­relle s’échappe du parking pour conduire à un petit bâtiment sur la gauche. Un bloc opé­ra­toire, quelques pièces et une seule mission : l’accueil et l’accompagnement des femmes qui sou­haitent inter­rompre une grossesse, ou songent à le faire.

Ici, vingt-trois pro­fes­sion­nelles se relaient, cinq jours sur sept, dans une atmo­sphère où se mêlent la blancheur de l’hôpital et la chaleur d’un accueil souriant et per­son­na­li­sé. Ce matin, dans la salle d’attente toute en lino et néons, trois femmes sont assises. Certaines viennent de loin pour béné­fi­cier d’un service devenu rare. Au centre IVG de Rennes, les patientes sont accom­pa­gnées dans toutes les étapes d’un avor­te­ment, depuis la consul­ta­tion en amont jusqu’au suivi post­opé­ra­toire. Environ 2 000 inter­ven­tions y sont réalisées chaque année, en moyenne.

Dans l’une des pièces atte­nantes, Marlène, sage-femme, commence une consul­ta­tion pré-IVG. « On parle d’abord des anté­cé­dents médicaux, puis on fait une écho­gra­phie de datation, pour estimer le plus pré­ci­sé­ment possible le début de la grossesse », explique-t-elle. La patiente demande à voir l’écran ; la pro­fes­sion­nelle le fait pivoter vers elle. « Ça, c’est votre utérus, commente Marlène. Et le sac noir ici, c’est un début de grossesse. » La patiente observe : « Ça me fait bizarre. Pas triste, mais bizarre. »

Dans le bureau d’à côté, Hélène, sage-femme elle aussi, écoute atten­ti­ve­ment les anté­cé­dents de la patiente de 35 ans qu’elle reçoit : elle a déjà été enceinte sous pilule et sous stérilet. Un médecin lui a refusé la ligature des trompes, arguant qu’elle avait encore « de beaux jours devant elle ». « En France, certains médecins pensent encore que les femmes ne sont pas assez matures pour décider par elles-mêmes », soupire la sage-femme.

Personne, au centre IVG de Rennes, n’a demandé à Anna, 31 ans, pourquoi elle souhaite avorter. La jeune femme aux longs cheveux bouclés s’en étonne : « J’avais préparé tout un argu­men­taire pour me justifier. Ça fait du bien de ne pas devoir en passer par là. » Amélie Jouault, médecin géné­ra­liste inter­ve­nant au centre, insiste : connaître les motifs d’une femme sou­hai­tant béné­fi­cier d’une IVG est rarement utile sur le plan médical. « Il y a des raisons que l’on ris­que­rait de juger parce qu’elles entre­raient en conflit avec nos propres valeurs, précise-t-elle. C’est un frein potentiel à l’empathie. »

Dans le bureau de consultation, une médecin pratique une échographie.

Dans le bureau de consul­ta­tion, une médecin pratique une échographie.

Pourtant, la plupart des patientes se jus­ti­fient immé­dia­te­ment. « Beaucoup se sentent encore coupables », remarque Marlène. D’avoir fait confiance à une appli­ca­tion de gestion de la fertilité ou à un par­te­naire qui n’a pas mis de pré­ser­va­tif, d’avoir « oublié l’une des 6 000 pilules contra­cep­tives qu’une femme sous ce type de contra­cep­tif prend au cours de sa vie », poursuit la sage-femme. Yasmine, 26 ans, reconnaît qu’elle est arrivée au centre « stressée ». « Mon choix était clair dans ma tête, mais je res­sen­tais de la honte et j’avais peur qu’on m’accable », dit-elle.

Déconstruire préjugés et idées fausses

« Que feriez-vous à ma place ? » demandent régu­liè­re­ment des femmes à Marlène, dans la confi­den­tia­li­té de son bureau. Sans jamais répondre, la sage-femme et ses collègues rap­pellent à une femme « ambi­va­lente » – le terme utilisé dans le centre – qu’elle peut prendre le temps de s’écouter. Elle a le droit de planifier une IVG puis de tout annuler. Ce jour-là, à la fin de la consul­ta­tion préalable, la femme face à Marlène décide de pour­suivre sa grossesse. « Le but de l’accompagnement est de remettre les femmes au centre de leur choix, en les rassurant sur leur capacité à décider et à agir pour elles-mêmes », explique Cloé Guicheteau, la médecin géné­ra­liste coor­don­nant la structure. Pour que leur choix soit éclairé, l’équipe aide les femmes à décons­truire leurs préjugés liés à leur éducation ou à de fausses infor­ma­tions. Sur les sites Internet des anti-IVG, qui res­semblent à des sites officiels et arrivent en tête des moteurs de recherche, on lit par exemple qu’une IVG serait un parcours du com­bat­tant, qu’elle rendrait stérile ou favo­ri­se­rait le cancer du sein.

Le disque de grossesse permet d’en calculer l’avancement.

Le disque de grossesse permet d’en calculer l’avancement.

L’hésitation de beaucoup de femmes découle aussi de normes sociales qui sont devenues plus rigides. Pour la socio­logue Marie Mathieu, co-autrice avec Laurine Thizy de Sociologie de l’avortement (La Découverte, 2023), davantage de femmes choi­sissent d’interrompre une grossesse car elles sentent qu’elles ne répondent pas aux prérequis, toujours plus nombreux, pour être mère. « Il faudrait être ni trop jeune ni trop vieille, être en couple, assurer maté­riel­le­ment, savoir par­fai­te­ment articuler vie familiale et pro­fes­sion­nelle », égrène la cher­cheuse. Hasard ou consé­quence : en dépit d’une meilleure cou­ver­ture contra­cep­tive, le nombre d’interruptions de grossesse continue à augmenter en France.

Devant la porte vitrée du centre, un homme fume une cigarette. Un peu plus d’un tiers des femmes viennent accom­pa­gnées d’un par­te­naire. L’équipe reçoit toujours la femme un moment seule et lui demande sys­té­ma­ti­que­ment si elle subit des violences. « Au moins 33 % des patientes que nous recevons ont subi une violence conjugale ou sexuelle dans l’année précédant leur IVG », affirme Cloé Guicheteau. Il est fréquent qu’un homme violent impose à sa par­te­naire des rapports sexuels non consentis ou qu’il l’empêche de prendre une contra­cep­tion, d’où des gros­sesses non désirées. Le cas échéant, l’équipe établit des cer­ti­fi­cats médicaux pour attester des blessures et met en place un relais social pour organiser une mise en sécurité. Au cours de son entretien avec Marlène, une femme raconte que sa grossesse était désirée. Sauf que depuis qu’elle a annoncé à son conjoint qu’elle était enceinte, il a commencé à la frapper. « Va-t-il changer ? », s’interroge-t-elle. La sage-femme lui explique le schéma du cycle de la violence conjugale : après une période de tension, le conjoint devient violent, puis il se justifie et promet de changer. Mais il remet imman­qua­ble­ment la pression sur sa conjointe et le cycle recom­mence. La femme traduit pour elle-même : « Si je mène la grossesse à son terme, alors j’aurai un lien permanent avec cet homme. » La sage-femme propose à sa patiente de pour­suivre la dis­cus­sion avec une conseillère du Planning familial, situé dans les mêmes locaux.

Proposer toutes les méthodes d’IVG

Tout près du hall d’accueil, dans un bureau dont le store à lamelles laisse entrevoir un ballet d’ambulances, Alice est l’une des conseillères conju­gales et fami­liales du Planning familial 35 qui assurent une per­ma­nence quo­ti­dienne pour les femmes ambi­va­lentes ou en dif­fi­cul­té. Pour l’heure, elle échange avec un couple qui n’est pas d’accord sur la décision d’avorter. « Notre rôle est de faire circuler la parole, de rétablir si possible une com­mu­ni­ca­tion entre eux », indique-t-elle, une fois le rendez-vous achevé. L’entretien est obli­ga­toire pour les mineures, qui repré­sentent 0,8 % des patientes de ce centre. Avec les femmes étran­gères en situation illégale, les échanges sont parfois complexes : « Leur pré­oc­cu­pa­tion n’est pas tant de parler que de trouver où manger et dormir », rapporte la conseillère, qui les oriente vers des assis­tantes sociales.

Le tube d’aspiration utilisé lors d’une IVG chirurgicale

Le tube d’aspiration utilisé lors d’une IVG chirurgicale

L’une des spé­ci­fi­ci­tés du centre IVG de Rennes est que les deux méthodes d’interruption de grossesse y sont proposées. En 2022, 777 IVG ont été médi­ca­men­teuses et 829 chi­rur­gi­cales – parmi ces dernières, les trois quarts ont été réalisées sous anes­thé­sie locale, le reste sous anes­thé­sie générale. Selon les pré­fé­rences d’une femme, l’avancement de sa grossesse et son profil médical, l’équipe lui fait des pro­po­si­tions. « Certaines préfèrent avorter chez elles grâce à un médi­ca­ment, d’autres ne veulent rien voir ni sentir, détaille Amélie Jouault. C’est à nous de nous adapter. » En France, il n’est pas rare qu’un centre hos­pi­ta­lier réalise plus de 80 % d’IVG selon une seule méthode. « Ce n’est pas satis­fai­sant, mais beaucoup d’hôpitaux disent manquer de moyens et de soignant·es formé·es », déplore Cloé Guicheteau. Ainsi, des femmes font parfois des kilo­mètres pour trouver où avorter selon leur choix. « Même si ça s’améliore, il y a encore des dis­pa­ri­tés ter­ri­to­riales impor­tantes dans l’accès à l’IVG, souligne Nadine Marchand, direc­trice du Planning familial 35. En milieu rural, des femmes mettent parfois plusieurs semaines avant de toquer à la bonne porte, elles se heurtent à des centres fermés pendant les vacances ou en manque de personnel. » Or, pour les femmes sou­hai­tant avorter, le temps est une donnée cruciale. En 2022, le délai légal pour avorter est passé de 14 à 16 semaines d’aménorrhée. Mais en pratique, encore très peu d’hôpitaux réalisent des inter­ven­tions après 14 semaines. Là encore, le centre IVG de Rennes fait figure d’exception.

De l’autre côté d’une grande porte battante qui protège l’accès aux salles de soins, Marlène aide une femme à s’habiller pour une IVG par aspi­ra­tion. L’annonce d’une anomalie génétique sur l’embryon qu’elle porte la pousse à inter­rompre une grossesse pourtant désirée. Sous anes­thé­sie locale, l’aspiration se fait dans le petit bloc opé­ra­toire du centre. Les soi­gnantes sou­tiennent la patiente avec de l’hypnose et de la musique, elles lui parlent et lui tiennent la main : l’opération est achevée en quelques minutes. La patiente part ensuite se reposer dans une chambre adjacente. Jeannine, l’aide-soignante, lui apporte un plateau de petit-déjeuner avec un chocolat chaud fumant : « C’est le moment récon­for­tant », sourit-elle. Dans beaucoup d’hôpitaux, les médecins ne proposent que des IVG sous anes­thé­sie générale, pourtant plus lourdes pour les femmes. Mais ces IVG, qui se résument à un geste médical, exonèrent les soignant·es de tout accom­pa­gne­ment émotionnel.

Jeannine apporte un petit déjeuner dans la chambre d’une patiente, le « moment réconfortant », souligne l’aide-soignante.

Jeannine apporte un petit déjeuner dans la chambre d’une patiente, le « moment récon­for­tant », souligne l’aide-soignante.

« La médecine peut être autre chose que dominante »

Dans son bureau aux murs nus, la docteure Amélie Jouault reçoit Anna, pour la première étape d’une IVG médi­ca­men­teuse. Dans quelques jours, celle-ci prendra chez elle des médi­ca­ments qui déclen­che­ront l’expulsion de l’œuf. La médecin l’avertit des com­pli­ca­tions possibles sans jamais l’infantiliser : « Vous avez des intui­tions et vous connais­sez votre corps. Si vous avez le moindre doute, appelez-nous, venez, même plusieurs fois. » En 2000, en France, 31 % des IVG étaient médi­ca­men­teuses. En 2022, elles repré­sentent 78 % des IVG. La moitié sont réalisées à l’hôpital et l’autre par des médecins et sages-femmes en libéral, le Planning familial ou des centres de santé sexuelle dépar­te­men­taux. L’équipe se félicite de ce nouveau réseau, qui facilite l’accès des femmes à l’IVG. La socio­logue Marie Mathieu nuance : « Ces IVG, qui se font chez soi et seules, invi­si­bi­lisent le travail abortif des femmes. » Pratiquée dans le secret de l’espace domes­tique, l’IVG médi­ca­men­teuse pèse plus lourd sur l’individu, et moins sur la col­lec­ti­vi­té. D’autre part, la demande a augmenté à un point tel que le risque de pénurie de pilules abortives existe.

Une salle d’examen.

Une salle d’examen.

Dans le couloir, une femme de 20 ans, jean et Converse, pleure sur l’épaule d’une copine. Elle vient d’apprendre qu’elle a dépassé les délais légaux pour avorter en France. Chaque année, environ 4 000 patientes sont contraintes de se rendre à l’étranger pour avorter, souvent en Espagne ou aux Pays-Bas. Certain·es médecins pensent encore qu’informer une femme de la pos­si­bi­li­té d’avorter à l’étranger est dangereux et illégal. Pourtant, la réforme de la clause de conscience, en 2019, impose au contraire aux professionnel·les d’orienter les femmes vers une solution. Mais l’avortement à l’étranger n’est pas acces­sible à toutes : avec le transport et l’hébergement, l’intervention coûte entre 1 000 et 2 000 euros. « Certaines femmes se sentent aban­don­nées par la France, constate Marie Mathieu. Au Québec, où il n’existe pas de délai pour avorter, on s’aperçoit que 92 % des femmes avortent avant 13 semaines de grossesse. »


Pratiquée dans le secret de l’espace domes­tique, l’IVG médi­ca­men­teuse pèse plus lourd sur l’individu, et moins sur la collectivité.


Pour terminer la journée, Amélie Jouault reçoit Yasmine, 26 ans, pour une consul­ta­tion de suivi, trois semaines après son IVG chi­rur­gi­cale. La patiente l’avait trouvée tellement dou­lou­reuse qu’elle a vomi pendant l’intervention. « Les jours suivants, j’ai senti la baisse d’hormones, les pertes de sang, la poitrine qui se dégonfle, décrit-elle. Tout ça, ce n’est pas rien. Mais c’est un moment de ma vie, et main­te­nant je passe à la suite. » Avant de se quitter, les deux femmes discutent de contra­cep­tion. La médecin veille à s’adapter aux besoins de la patiente. Elle se souvient, jeune diplômée, avoir insisté auprès d’une femme qui refusait un implant après une IVG. « Je n’ai pas le droit de chercher à influen­cer les patientes, dit-elle aujourd’hui. En tra­vaillant en centre IVG, j’ai appris que la médecine pouvait être autre chose que dominante. » Elle poursuit : « Ici, on dit des choses dont les femmes vont se souvenir toute leur vie. Ça nécessite d’avoir réfléchi à nos inten­tions, car elles trans­pa­raissent dans notre attitude, notre visage, nos mots. »

Dans la petite salle de pause, les pro­fes­sion­nelles ferment leurs sacs avant de partir. « Le discours sur l’IVG a trop longtemps été polarisé, estime Alice. Soit c’était un acte honteux, soit, dans les milieux militants comme le mien, il devait être banal. Il est temps qu’un entre-deux émerge : une femme a le droit d’être au clair sur son choix, mais de le trouver difficile à vivre. » Les soi­gnantes acquiescent et tombent d’accord : au célèbre serment d’Hippocrate, elles ont ajouté celui de ne pas juger. •

Merci à Céline Le Maou, sage-femme coor­di­na­trice du centre IVG, pour l’aide à l’organisation de ce reportage, réalisé en octobre 2023. Cet article a été édité par Élodie Emery.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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