« Les féminicides politiques entretiennent l’idée que la vie publique appartient aux hommes »

En par­te­na­riat avec plusieurs médias, dont La Déferlante, le collectif de jour­na­listes indépendant·es Youpress publie en ce mois de mars une grande enquête jour­na­lis­tique sur le phénomène mondial des fémi­ni­cides poli­tiques. Femmes élues, acti­vistes, membres d’associations ou encore jour­na­listes : elles paient quo­ti­dien­ne­ment leur enga­ge­ment public par des menaces, des viols et des assas­si­nats. Mona Lena Krook, pro­fes­seure de sciences poli­tiques à l’université Rutgers, dans le New Jersey (États-Unis), explique dans cet entretien en quoi s’intéresser au genre des victimes de violences poli­tiques permet de mieux com­prendre les luttes sociales et leur répres­sion, à l’échelle de la planète.
Publié le 3 mars 2023
Berta Cáceres, militante écologiste hondurienne
Juliette Robert / Youpress

Comme point de départ à son travail d’enquête, le collectif Youpress a mobilisé deux data jour­na­listes pour consti­tuer une base de données inédite sur les fémi­ni­cides poli­tiques à travers le monde. En analysant près de 300 cas d’assassinats au prisme du genre, en retraçant le parcours de chacune de ces acti­vistes et en revenant sur les cir­cons­tances de leur mort, les jour­na­listes ont pu établir qu’une partie de ces femmes avaient été assas­si­nées non seulement en raison leur enga­ge­ment politique, mais aussi en raison de leur genre.

 

En quoi est-il pertinent de parler de « fémi­ni­cide politique » ?

Dans la plupart des pays, les femmes sont en première ligne des combats pour la justice sociale. Quand une militante est tuée, il ne s’agit pas seulement d’une perte indi­vi­duelle, mais aussi d’une perte pour les luttes qu’elle incarne. C’est donc pertinent de s’intéresser à ce qui lui est arrivé, non seulement par égard pour la vie de cette personne, mais aussi à l’échelle de toute la com­mu­nau­té. Étudier ce concept pourrait permettre de mieux étudier les violences contre les femmes en politique de manière générale.

Comment prouver que ces acti­vistes sont tuées parce qu’elles sont mili­tantes et femmes à la fois ?

C’est une question sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Ce qui compte selon moi, c’est d’identifier l’intention de l’assassin et l’impact du meurtre. L’intention genrée peut être prouvée faci­le­ment quand il y a des violences sexuelles par exemple. Ce fut le cas au Zimbabwe avec le recours au viol contre les oppo­santes poli­tiques au régime de Robert Mugabe, en 2008. D’autres indices existent, comme l’emploi de formes par­ti­cu­lières de violences psy­cho­lo­giques ou physiques [insultes sexistes, dif­fa­ma­tion, atteinte à la répu­ta­tion, achar­ne­ment sur le corps].


Quand une militante est tuée, il ne s’agit pas seulement d’une perte indi­vi­duelle mais aussi d’une perte pour les luttes qu’elle incarne.


Vous parlez de « violence contre les femmes en politique ». Qui sont pré­ci­sé­ment ces femmes ?

Au départ, je m’étais concen­trée sur les violences contre les femmes poli­tiques (élues ou can­di­dates). Aux États-Unis, par exemple, il y a eu de nom­breuses attaques envers les femmes poli­tiques après certaines décla­ra­tions de Donald Trump. Mais au cours de mes recherches j’ai compris que ces actes visaient aussi de simples obser­va­trices : les défen­seuses des droits humains et les jour­na­listes. Quand on parle de violences contre les femmes en politique, on parle de toutes ces femmes aussi.

Malgré tout, si on regarde les sta­tis­tiques de l’ONU ou de Front Line Defenders, les hommes sont davantage visés que les femmes par des assas­si­nats poli­tiques. Comment répondez-vous à cet argument ?

Je dirais que ce n’est pas une question de fréquence ni de volume. Le nombre d’attaques n’est de fait pas com­pa­rable, mais c’est le contenu et le contexte qui peuvent nous aider à iden­ti­fier les biais de genre : la for­mu­la­tion des menaces, les mots employés, la sym­bo­lique qui est derrière ces violences. Il y a une analogie à faire avec les crimes de haine [racisme, xéno­pho­bie, LGBTphobies, into­lé­rance reli­gieuse] qui sont censés envoyer un message. Ils veulent signifier aux autres membres du groupe : « Cela aurait pu être toi. »

Ces fémi­ni­cides doivent-ils être pensés dans une mécanique de violences plus large ? 

Votre base de données va mettre en lumière les assas­si­nats, mais il y a de nom­breuses femmes poli­tiques qui sont « juste » constam­ment menacées de mort. On ne se rend pas encore assez compte de l’ampleur des menaces en ligne contre les mili­tantes et femmes poli­tiques ! Julia Gillard, Première ministre aus­tra­lienne de 2010 à 2013, avait évoqué publi­que­ment ces violences quo­ti­diennes, à l’occasion d’un hommage à la députée bri­tan­nique assas­si­née en juin 2016, Jo Cox.

Dans les cas que j’ai pu étudier, l’assassinat est la dernière étape : il inter­vient quand les autres menaces n’ont pas été assez efficaces. Certains disent que ce serait le prix à payer par les femmes pour faire partie de la vie publique. La violence genrée entre­tient l’idée selon laquelle la vie politique appar­tient aux hommes : les femmes, elles, seraient can­ton­nées à la sphère privée. Nous ne devrions plus penser de cette façon. Il nous faut lutter contre la bana­li­sa­tion de la violence contre les femmes en politique, car ces actes qui les visent les empêchent de par­ti­ci­per à la vie démocratique.

  Toutes les infor­ma­tions sur l’enquête Femmes à abattre sont dis­po­nibles ici.

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