Mères célibataires, envers et contre tous·tes

par

Alexa Brunet
En France, une famille sur quatre est monoparentale. Dans 84% des cas, ce sont les mères célibataires qui assument seules la responsabilité d’élever les enfants. Comment ces mères dites célibataires parviennent-elles  malgré tout à faire famille ?

« Aujourd’hui, je sors », annonce Florence Roux¹. Élancée, elle a mis du ver­nis à ongles rouge vif et porte un T‑shirt sombre dis­crè­te­ment paille­té. Une voi­sine l’a invi­tée à une soi­rée pael­la. Vingt euros la par­ti­ci­pa­tion. Célibataire et mère de cinq enfants, âgés de 19 à 35 ans, qu’elle a éle­vés seule pen­dant quinze ans, elle a lon­gue­ment hési­té, plu­tôt habi­tuée à res­ter chez elle. 

Florence a 56 ans, elle vit au Puy-en-Velay (Haute-Loire) et alterne chan­tiers d’insertion, tra­vail en centres d’appels et reve­nu de soli­da­ri­té active (RSA). Elle touche actuel­le­ment le RSA majo­ré. Cette allo­ca­tion est ver­sée à la mère ou au père qui assume seul·e la charge d’un·e enfant ou de plu­sieurs. En avril 2022, un «parent iso­lé² » avec un·e seul·e enfant touche un mon­tant maxi­mum de 985,39 euros. Pour un père ou une mère avec quatre enfants, ce sont 1 724,41 euros maxi­mum, selon les barèmes appli­qués par la CAF. « 

C’est dis­cri­mi­na­toire d’avoir d’aussi petits reve­nus, explique Florence. Normalement, quand on voit d’autres familles, on dis­cute des pro­jets qu’on a. Mais nous, on n’a pas de pro­jets, on vit au jour le jour. On est tou­jours en train de comp­ter. » La vie de famille s’en res­sent: elle n’a pas emme­né ses enfants en vacances depuis plu­sieurs années, souffre de ne pas encore avoir payé l’enterrement de sa mère, décé­dée il y a sept mois, se rap­pelle son fils reve­nu de l’école pri­maire en pleurs parce qu’un cama­rade de classe lui avait dit: « Tu ne vas pas à la can­tine parce que tu es trop pauvre. »

Florence Roux raconte les « rap­ports sociaux qui se délitent », les invi­ta­tions qu’elle a dû refu­ser faute de pou­voir appor­ter un bou­quet de fleurs. Sa san­té pâtit aus­si de cette « vie de pri­va­tion et d’humiliation » : elle souffre de régu­lières crises d’angoisse. « Je rentre dans ma coquille quand je res­sens un dan­ger », dit-elle en se com­pa­rant à une tortue.

LES MÈRES, GRANDES PERDANTES DES SÉPARATIONS

On compte en France envi­ron deux mil­lions de familles mono­pa­ren­ta­les³ , soit une famille sur quatre. L’Institut natio­nal de la sta­tis­tique et des études éco­no­miques (Insee) consi­dère comme « famille mono­pa­ren­tale » un parent qui vit seul avec ses enfants. Dans 82 % des cas, il s’agit de la mère. Les condi­tions de vie des familles mono­pa­ren­tales sont bien moins favo­rables que la moyenne. Selon l’Insee, le divorce conduit à une perte de niveau de vie de 20 % en moyenne pour les femmes, contre 3 % pour les hom­mes⁴. Un seul reve­nu est sou­vent insuf­fi­sant pour assu­rer un niveau de vie confor­table : en 2019, 27,5 % des familles mono­pa­ren­tales étaient « pauvres en condi­tions de vie », contre 11,1 % des ménages et 17,5 % des per­sonnes seules⁵. Pour l’Insee, « cela signi­fie qu’elles cumulent plu­sieurs dif­fi­cul­tés par­mi les sui­vantes : insuf­fi­sance des res­sources, res­tric­tions de consom­ma­tion, retards de paie­ment, dif­fi­cul­tés de loge­ment ».

Dans la grande majo­ri­té, ce sont les mères qui se retrouvent à devoir assu­mer seules l’essentiel, voire la tota­li­té, de l’éducation des enfants. Pourquoi ? Sibylle Gollac, socio­logue, étu­die depuis vingt ans les arran­ge­ments éco­no­miques qui ont lieu dans les familles, notam­ment au moment des sépa­ra­tions conju­gales. « La demande de fixer la rési­dence prin­ci­pale des enfants chez la mère n’est pas le résul­tat de déci­sions de juges qui auraient un a prio­ri favo­rable aux mères. La plu­part du temps, c’est le résul­tat d’un consen­sus entre les parents », explique-t-elle⁶. Un consen­sus qui résulte de « l’organisation du tra­vail dans la vie de couple ». Avant la sépa­ra­tion, l’essentiel de l’organisation fami­liale repose déjà sur les mères dans la majo­ri­té des couples. Des courses ali­men­taires à la prise de rendez-vous médi­caux, le tra­vail domes­tique est pris en charge aux deux tiers par les femmes.

Dans 97 % des dos­siers de sépa­ra­tion, c’est le père qui doit payer la contri­bu­tion à l’entretien et à l’éducation des enfants. En théo­rie, le mon­tant de la pen­sion ali­men­taire doit être déci­dé en fonc­tion des res­sources du père, de celles de la mère et des besoins des enfants. Mais, dans les faits, « les mon­tants fixés dépendent avant tout du reve­nu du père débi­teur. […] Un fac­teur est nota­ble­ment absent des cri­tères rete­nus par le tri­bu­nal : les res­sources et condi­tions de vie des mères char­gées des enfants » observent Sibylle Gollac et sa col­lègue Céline Bessière dans Le Genre du capi­tal. Comment la famille repro­duit les inéga­li­tés (La Découverte, 2020). Or, ces mères sont en moyenne, par rap­port aux pères, plus sou­vent au chô­mage, tra­vaillent davan­tage à temps par­tiel et/ou sont moins bien rému­né­rées. Appauvries, elles ont besoin que soit fixé rapi­de­ment le mon­tant d’une pen­sion ali­men­taire. Mais 20 % à 40 % de celles-ci, pour­tant pré­vues par la jus­tice fran­çaise ne sont pas payées. Un état de fait contre lequel le col­lec­tif Abandon de famille – Tolérance zéro se bat depuis 2013. À par­tir du 1er jan­vier 2023, la Caisse d’allocations fami­liales (CAF) devrait pré­le­ver le mon­tant des pen­sions non payées sur le compte ban­caire du mau­vais payeur (puisqu’il s’agit du père dans la plu­part des cas) pour le ver­ser sur celui de la cré­di­trice. Cette mesure repré­sente un pro­grès ; c’est en effet les mères qui se retrouvent sys­té­ma­ti­que­ment à devoir faire les démarches admi­nis­tra­tives pour obte­nir les aides aux­quelles elles ont droit.

DES REPRÉSENTATIONS ET DES INJONCTIONS CONTRADICTOIRES

Lorsque les mères céli­ba­taires tra­vaillent, on leur reproche par­fois de ne pas assez s’occuper de leurs enfants. Lorsqu’elles ne tra­vaillent pas, c’est le fait qu’elles ne soient pas auto­nomes finan­ciè­re­ment qui inquiète. Les condi­tions d’attribution du RSA majo­ré en sont une illus­tra­tion. Les parents iso­lés qui en béné­fi­cient (des femmes à 96 %, dont la moi­tié a moins de 30 ans) doivent signer un « contrat d’engagement réci­proque » dans lequel elles s’engagent à « recher­cher acti­ve­ment un emploi ». Une phrase revient sou­vent dans la bouche des assis­tantes sociales auquel ont eu affaire les mères iso­lées avec les­quelles je me suis entre­te­nue : « Il faut tra­vailler, madame. » La prio­ri­té de la per­sonne béné­fi­ciaire doit être la recherche d’emploi. Mais cette recherche n’est pas tou­jours évi­dente. « Quand mon fils était petit, j’avais choi­si mon tra­vail en fonc­tion des horaires sco­laires, raconte Sylvie Lacroix, 49 ans, qui vit à Vorey-sur-Arzon (Haute-Loire) et élève seule son fils depuis qu’il est né, il y a quinze ans. Pendant cinq ans, j’ai été “emploi de vie sco­lai­re⁷ ” dans une école. J’aimais beau­coup ce que je fai­sais, mais ça n’existe pas comme “vrai tra­vail” : j’étais payée entre 650 et 850 euros par mois. Ça a été très com­pli­qué pen­dant des années. Par la suite, j’ai fait une for­ma­tion d’accompagnante édu­ca­tive et sociale. Lors de mon pre­mier stage, on m’a repro­ché de prendre trois jours parce que mon fils était malade. Pour mon pre­mier tra­vail, j’ai tra­vaillé de nuit pen­dant quatre mois. Mon père est venu pour gar­der mon fils. Puis il est par­ti plu­sieurs semaines chez ma soeur. Moi je souf­frais de tachy­car­die et mon fils fai­sait n’importe quoi. Mère céli­ba­taire pré­caire, c’est un par­cours du com­bat­tant, il faut une éner­gie dingue. »

Ces mères doivent donc faire face à une injonc­tion contra­dic­toire : bien s’occuper de leurs enfants ET accep­ter des emplois, même peu rému­né­rés, avec des horaires sou­vent incom­pa­tibles avec ceux de l’école ou de la crèche. Florence Roux se sou­vient ain­si de dis­cus­sions avec plu­sieurs conseillers et conseillères prin­ci­pales d’éducation (CPE). « Dès qu’il y avait un sou­ci à l’école, les CPE me disaient : “C’est tou­jours pareil avec les femmes seules.” Un père seul, on ne lui dira jamais ça, on l’encouragera. Moi, per­sonne ne m’encourage. » Les repré­sen­ta­tions de la famille mono­pa­ren­tale sont « variées mais elles res­tent mal­gré tout sou­vent néga­tives ; elles oscil­lent entre le blâme, la pitié et l’admiration. La famille mono­pa­ren­tale est celle à qui, de tou­te­fa­çon, il manque “quelque cho­se⁸” », ana­lyse Jean-François Le Goff, psy­chiatre et thé­ra­peute fami­lial. Lorsqu’il y a un pro­blème avec la famille mono­pa­ren­tale, c’est tou­jours la struc­ture de la famille qui est mise en cause, avec une insis­tance sur l’absence du père, « ou, plus idéo­lo­gi­que­ment sur le manque d’autorité », remarque-t-il.

UN FOYER MONOPARENTAL EST UNE FAMILLE À PART ENTIÈRE

Jean-François Le Goff déplore que beau­coup de thé­ra­peutes de la famille tiennent à ce que, dans les cas de couples sépa­rés, le parent absent·e par­ti­cipe à la thé­ra­pie. Il invite plu­tôt ses confrères et consoeurs à prendre en consi­dé­ra­tion la famille mono­pa­ren­tale telle qu’elle est au quo­ti­dien : avec un seul parent. Ce foyer doit se recon­naître comme une famille à part entière, sans réfé­rence per­ma­nente à un manque. Il insiste par exemple sur l’importance de créer de « nou­veaux rituels spé­ci­fiques » à chaque famille mono­pa­ren­tale, en « ne repro­dui­sant pas les rituels de la famille d’avant la mono­pa­ren­ta­li­té ».

Une mère iso­lée et son enfant, sur­tout quand l’enfant est très jeune, sont en per­ma­nence ensemble, y com­pris lors de rendez-vous avec les admi­nis­tra­tions. La mère est alors sou­vent accu­sée d’être fusion­nelle. « C’est une cri­tique que j’ai beau­coup enten­due quand mon fils était petit, comme toutes les mères iso­lées, fait remar­quer Sylvie Lacroix. Pour moi, la fusion est dans le regard des gens qui voient un·e enfant avec sa mère. Bien sûr qu’il est for­te­ment atta­ché à moi : je suis son seul repère ! Mon enfant compte sur moi, et heu­reu­se­ment ! »

À l’automne 2018, lors du mou­ve­ment des Gilets jaunes, des mères de famille céli­ba­taires se sont mobi­li­sées sur les ronds-points pour dénon­cer les dif­fi­cul­tés aux­quelles elles fai­saient face. Cependant, ce moment col­lec­tif pas­sé, elles ont sou­vent retrou­vé la soli­tude. Trop peu d’associations consa­crées à leurs com­bats tiennent sur le long terme parce que les femmes concer­nées manquent cruel­le­ment de dis­po­ni­bi­li­té. Des forums de dis­cus­sion en ligne peuvent consti­tuer des lieux fédé­ra­teurs, comme en témoigne l’expérience de La Collective des mères isolées

Pour rem­plir leur mis­sion impos­sible, toutes orga­nisent leur vie au mieux. Leslie, Sigrid et Céline ont ain­si fait le choix d’habiter ensemble il y a quelques années. À cette époque, Leslie et Céline se sépa­raient de leurs conjoints res­pec­tifs et se retrou­vaient cha­cune seule avec un enfant de 3 ans. Sigrid était retour­née vivre chez sa mère avec son enfant à la suite d’une mésa­ven­ture pro­fes­sion­nelle. Aucune n’avait les  moyens de louer un appar­te­ment avec deux chambres. Ensemble, elles ont trou­vé une mai­son. « Nos trois ans de colo­ca­tion nous ont per­mis de nous recons­truire, de nous sou­te­nir psy­cho­lo­gi­que­ment », com­mente Leslie, 38 ans.

Elles se sont mutuel­le­ment encou­ra­gées à suivre des for­ma­tions qui leur per­mettent aujourd’hui d’avoir de meilleurs reve­nus. Quand l’une était absente, les deux autres s’occupaient des enfants. Au bout de trois ans, leur colo­ca­tion a pris fin « natu­rel­le­ment », quand Céline a ren­con­tré quelqu’un et que Sigrid a eu une oppor­tu­ni­té pro­fes­sion­nelle. Elles sont tou­jours très liées, orga­nisent chaque deuxième week-end de jan­vier « le Noël des amis » et leurs enfants se réclament quand ils ne se sont pas vus depuis long­temps. « Comme nos enfants sont tous des enfants uniques, ça leur a per­mis de connaître une vie de famille avec des frères et des soeurs, de jouer ensemble dans le jar­din », explique Leslie. Une famille de fait, pour un temps ou pour la vie.

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1. Il s’agit d’un pseudonyme.

2. Aux yeux de l’État, un « parent iso­lé » est un·e céli­ba­taire, divorcé·e, séparé·e, veuf ou veuve, ayant un·e enfant ou plu­sieurs à charge

3. Élisabeth Algava, Kilian Bloch, Isabelle Robert-Bobée, « Les familles en 2020 : 25 % de familles mono­pa­ren­tales, 21 % de familles nom­breuses », Insee Focus, n0 249, 2021.

4. Carole Bonnet, Bertrand Garbinti, Anne Solaz, « Les varia­tions de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rup­ture de pacs », Couples et familles, Insee Références, 2015.

5. Enquête « Statistiques sur les res­sources et condi­tions de vie » de l’Insee, 2022.

6. Émission « Sous les radars », France Culture, 16 avril 2022.

7. Emplois pré­caires et peu rému­né­rés des­ti­nés à appor­ter une aide aux élèves handicapé·es ou une assis­tance admi­nis­tra­tive au per­son­nel de direc­tion de l’école.

8. Jean-François Le Goff, « Les familles mono­pa­ren­tales sont-elles les oubliées des thé­ra­pies fami­liales ? », Thérapie fami­liale, 2006.

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7, de septembre 2022. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

La Déferlante 7 : Réinventer la famille