Béatrice Barbusse est sociologue, maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Créteil. Ex-handballeuse aujourd’hui vice-présidente de la Fédération française de handball, elle a signé l’essai Du sexisme dans le sport (éditions Anamosa, 2016).
Ludivine Brunes est enseignante d’éducation physique et sportive. Elle prépare depuis 2020 une thèse à l’université de Rennes 2 sur « La relation des jeunes adultes trans et la pratique sportive de loisirs ».
Raphaël Szymanski est chargé de projet inclusion à la Fédération française de badminton. En master, il a travaillé sur le rapport au corps des personnes trans dans le sport et sur la transformation des pratiques sportives traditionnelles dans ce contexte. Il est lui-même trans.
En 2021, à Tokyo, l’haltérophile néo-zélandaise Laurel Hubbard et la footballeuse canadienne Quinn ont été les deux premier·es athlètes ouvertement transgenres (1) à participer aux Jeux olympiques. Cette visibilité accrue suscite des réactions violentes dans les milieux sportifs : en juin 2022, la Fédération internationale de natation a exclu les femmes trans des compétitions féminines, tout en indiquant vouloir créer une « catégorie ouverte » aux personnes transgenres.
Le même type d’exclusion vaut depuis mars 2023 pour les compétitions d’athlétisme. En France, où la charte proposée en 2014 par les associations et la Fédération sportive LGBT+ pour faciliter les pratiques sportives des personnes trans n’a jamais été réellement suivie d’effets, la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra annonçait, le 17 mai dernier, la constitution d’un « groupe d’experts » chargé de fournir des recommandations sur ces sujets.
L’inclusion des personnes trans dans les pratiques sportives fait l’objet de débats importants aujourd’hui. Quand cette question a‑t-elle émergé ?
LUDIVINE BRUNES Le sujet est apparu officiellement à partir de 2003 avec le consensus de Stockholm. Adopté par le Comité international olympique (CIO) après proposition de sa commission médicale, il autorise les personnes trans à participer aux compétitions dès lors qu’elles ont suivi un parcours chirurgical complet de réassignation sexuelle. En 2015, ce document a été modifié pour que les hommes trans puissent y prendre part sans aucune condition, sauf celle d’être identifié comme homme à l’état civil. Dans la prise de leur traitement hormonal de transition, ils sont soumis à la même réglementation antidopage que les sportifs cisgenres : ils ne doivent pas dépasser un certain taux de testostérone dans le sang. Quant aux femmes trans, pour concourir, elles doivent, en plus d’un état civil féminin, présenter un taux de testostérone inférieur à 10 nanomoles par litre de sang un an avant la première compétition olympique dans laquelle elles concourent en tant que femmes, en sachant que la norme féminine se situe en moyenne entre 1 et 3 nanomoles.
En ce qui concerne les personnes non binaires, la réflexion est quasiment inexistante.
BÉATRICE BARBUSSE La remise en cause des catégories de genre se pose désormais avec insistance. La mise à l’agenda politico-sportif de la transidentité et du statut des personnes intersexuées (2) nécessite des réponses. Que fait-on ? On sent poindre l’idée de créer des catégories en dehors de celles réservées aux femmes et aux hommes. La socio-historienne du sport Anaïs Bohuon propose par exemple d’élaborer des épreuves classées par avantage physique – par exemple la différence de taille – ou bien par taux de testostérone. Il va falloir inventer d’autres catégories, sur la base d’autres critères que ceux retenus depuis plus d’un siècle. C’est la direction que l’on prend. Aujourd’hui, dans tous les cas, j’ai le sentiment que le sport doit tout revoir.
« Le sport est simplement un outil, tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens éducatif ? Ou bien uniquement compétitif ? »
BÉATRICE BARBUSSE
Pourquoi y a‑t-il, dans le sport, un tel blocage autour des catégories « hommes » et « femmes » ?
LUDIVINE BRUNES Il n’est pas uniquement le fait des institutions, mais également des athlètes qui craignent la remise en cause de l’équité si la participation des trans n’est pas réglementée. Malgré tout, certain·es d’entre elles et eux – hommes, femmes, cis, trans, non binaires – défendent cette idée de débinariser le sport. L’instauration aux Jeux olympiques 2021 du relais mixte en natation et en athlétisme est, par exemple, un signe d’ouverture des frontières du genre. De plus, de nouvelles activités comme l’ultimate, un jeu de frisbee collectif, ont été pensées autour de la mixité. On peut aussi citer la Scottish Athletic Association, qui gère toutes les compétitions nationales d’athlétisme en Écosse, et qui, depuis 2017, a ouvert des catégories non genrées.
Ce qui est en jeu ici, c’est le sens qu’on donne à la pratique sportive et la place qu’on accorde à la notion de performance et de compétitivité.
BÉATRICE BARBUSSE Le sport n’est qu’un outil : tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens éducatif ? Ou bien uniquement compétitif ? On doit tout reprendre et ça ne peut être des hommes blancs cis qui décident pour tout le monde.
LUDIVINE BRUNES Au saut à la perche, on ne râle pas parce qu’un athlète est plus grand que l’autre et qu’il a donc plus de facilité. La taille, la vitesse n’entrent pas en ligne de compte pour juger de la catégorie. La classification se base uniquement sur le taux de testostérone. Certes, cette hormone a un effet sur la performance. On constate effectivement les écarts entre les temps masculins et féminins, mais il y a d’autres éléments à considérer. Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de concourir ? Forcément, puisque les femmes s’entraînent entre elles, comment penser qu’elles battront des hommes, alors qu’on leur rabâche depuis toujours que les hommes sont meilleurs ?
BÉATRICE BARBUSSE On manque d’études scientifiques pour étayer avec certitude le rapport entre testostérone et performance. On nous a aussi appris à l’école qu’il n’y avait que deux sexes, mais la biologiste Anne Fausto-Sterling évoque plutôt un continuum et affirme qu’il y aurait une trentaine de sexes (3). Désormais, on sait que la performance dépend également du mental, de la fréquence des entraînements, de la durée depuis laquelle les personnes sont autorisées à pratiquer. Pour la sociologue du sport Lucie Schoch, « l’idée de justice dans le sport est un mythe » : encore une illusion dont nous avons été bercé·es, comme celle qui voudrait que le sport soit apolitique.
LUDIVINE BRUNES Ce que l’on sait, c’est que la testostérone, dont la découverte ne date que de 1935, a un impact sur les muscles. C’est une hormone faite pour ça. Mais les études font défaut à propos des conséquences des traitements hormonaux, notamment sur les femmes trans. Comme vous le dites, Béatrice, aujourd’hui nous sommes quand même capables de reconnaître qu’il y a d’autres facteurs pour expliquer les performances…
RAPHAËL SZYMANSKI On sait que la testostérone augmente en faisant du sport. Si on pousse les femmes à ne pas pratiquer, elles en produiront naturellement moins. Sur les avantages supposés des femmes trans, il faut noter que les personnes trans subissent énormément de pression dès qu’elles affichent une réussite sportive. En mars 2022, la nageuse états-unienne Lia Thomas a terminé première lors d’une compétition universitaire à Atlanta. On a expliqué son résultat par sa transition, et elle a été soupçonnée de triche. Alors même qu’elle était dans la moyenne des temps réalisés par des femmes cis… Les personnes trans se retirent généralement de la scène sportive durant leur transition. Et pour réussir au plus haut niveau, une pause de plusieurs mois ou années complique tout.
LUDIVINE BRUNES Les détracteurs et détractrices des personnes trans évoquent Lia Thomas mais moins Laurel Hubbard… Cette haltérophile, première femme transgenre à avoir participé aux Jeux olympiques, à Tokyo en 2021, a terminé dernière de sa catégorie, celle des femmes de plus de 87 kilos. J’ajoute que des femmes produisent naturellement beaucoup de testostérone, comme l’athlète sud-africaine Caster Semenya [lire l’encadré page ci-dessous]. Encore une fois, ces dernières années, toutes nos croyances sont remises en cause.
Caster Semenya, trop performante pour être une femme ?
Le parcours de l’athlète sud-africaine Caster Semenya illustre les déboires des athlètes hyperandrogènes, c’est-à-dire dont l’organisme présente une production naturellement élevée de testostérone. Sacrée championne du monde sur 800 mètres en 2009, elle se voit imposer par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) un test de féminité, qui fait apparaître son intersexuation. Depuis, elle doit lutter pour pouvoir pratiquer son sport librement. En avril 2018, l’IAAF tente de réglementer la participation aux épreuves des sportives hyperandrogènes et leur impose la prise d’un traitement. Caster Semenya refuse de s’y soumettre, estimant qu’il s’agit d’une discrimination.
En 2019, le Tribunal arbitral du sport, la plus haute instance du sport mondial, appuie la décision de la l’IAAF : certes, les contraintes imposées à Caster Semenya ont été jugées discriminatoires, mais elles sont un « moyen nécessaire, raisonnable et proportionné […] de préserver l’intégrité de l’athlétisme féminin dans certaines épreuves » selon les mots de Matthieu Reeb, secrétaire général du Tribunal arbitral. Le 11 juillet 2023, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît la discrimination subie par l’athlète. La bataille judiciaire n’est pas finie.
Dans le sport, l’opinion majoritaire est que l’exploit est par essence masculin. Un homme trans est supposé ne pas pouvoir briller dans les catégories masculines, tandis qu’à l’inverse on soupçonne les femmes trans d’exploser tous les records. Comment contrer ces préjugés ?
LUDIVINE BRUNES Pour reprendre les propos de Béatrice, il y a plusieurs sexes : le sexe chromosomique, biologique, hormonal, civil, identitaire, etc., avec du masculin et du féminin qui s’affirment à plus ou moins grande échelle. Caster Semenya a plus de testostérone que la norme féminine, c’est simplement sa biologie. Pourtant, à partir des années 1980, des tests de féminité se sont généralisés pour mesurer à quel point les athlètes étaient des femmes (4). Pour les femmes trans, on considère vite que ce sont des hommes qui trichent, qui veulent la facilité et des podiums.
« Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de concourir ? »
LUDIVINE BRUNES
Aujourd’hui, à quels obstacles les personnes trans sont-elles confrontées dans la pratique en amateur ?
LUDIVINE BRUNES La première barrière, c’est de savoir dans quel vestiaire aller, puisqu’il n’y a souvent que deux choix possibles. De plus, si la personne n’a pas modifié son état civil, sa licence sera enregistrée sous son genre d’assignation à la naissance. Il est souvent nécessaire de faire son coming-out pour pouvoir jouer dans la catégorie de son choix, ce qui représente une charge mentale certaine. Enfin, les vêtements adaptés peuvent être difficiles à trouver : la taille 46 est rarement disponible pour les femmes, de même que des chaussures de sport pointure 36 pour les hommes.
RAPHAËL SZYMANSKI De façon générale, le sujet du vêtement est prégnant. Prenons l’exemple de la natation : les personnes trans aimeraient retourner à la piscine mais veulent pouvoir porter un binder, c’est-à-dire une brassière compressive, si elles ne sont pas opérées. Les revendications sur le port de T‑shirt en lycra, de shorts de bain plus longs ou plus amples, ou de jupettes de bain pour cacher les parties du corps associées au genre reviennent régulièrement. Malheureusement, on oppose aux personnes trans des arguments d’hygiène. On argue que plus de textile dans les piscines impliquerait d’augmenter la quantité de chlore dans l’eau, sans pour autant apporter la preuve que dix T‑shirts en lycra feraient exploser le taux de chlore… Pourtant la modification de ces règles profiterait à d’autres : elles permettraient aussi, par exemple, d’ouvrir les portes des piscines aux personnes brûlées qui n’ont pas envie d’exposer leurs cicatrices.
LUDIVINE BRUNES À Angers, il y a un club de naturistes en piscine, comme quoi tout est envisageable avec de la volonté ! Le problème d’hygiène serait que les personnes pourraient avoir porté leur lycra en dehors des bassins. Ce qui est autorisé pour les enfants… De toute manière, la piscine est globalement un lieu d’incohérence.
Comment permettre aux personnes trans de faire du sport dans un climat serein, par exemple dans l’accès aux vestiaires, que nous avons déjà évoqué plus haut ?
RAPHAËL SZYMANSKI La binarité des vestiaires est complexe pour les personnes trans qui ne rentrent pas dans les normes de genre. Pour l’instant, ni nous, en tant que chercheur·euses et personnes concernées, ni les clubs LGBT+, n’avons encore trouvé la solution. Dans le meilleur des mondes, il faudrait des vestiaires individuels. Aujourd’hui, les personnes trans évitent ces espaces pour fuir les discriminations, les violences. Elles décident par exemple de se rendre à la salle de sport déjà habillées et d’en ressortir sans se laver.
LUDIVINE BRUNES En tant que professeure d’EPS, j’ai des élèves trans et il est certain que je ne vais pas imposer une personne trans dans les vestiaires des garçons ou des filles sans discussion. Quand un·e élève me demande s’il est possible de se changer dans les vestiaires du sexe opposé à celui auquel elle ou il a été assigné·e à sa naissance, je lui explique la nécessité d’en discuter avec les autres adolescent·es : on parle de sa propre nudité et de celle des autres. Il faut faire preuve de pédagogie pour permettre l’acceptation. Plus globalement, ce sujet touche toutes les personnes en difficulté avec leur corps, comme celles victimes de grossophobie.
BÉATRICE BARBUSSE Dans les vestiaires, lorsque j’étais jeune, se déshabiller à une période où les corps se transforment n’avait rien d’agréable. Mais je constate que ces vestiaires collectifs, avec des corps différents et une forme de normalité qui s’installe via la cohabitation, ont participé à me décomplexer. Depuis, je me moque de savoir comment on me juge physiquement. Ça a aussi ces vertus-là, le vestiaire collectif ! Je ne suis pas certaine que des cabines individuelles soient la solution idéale. La présence d’un vestiaire adapté se pose aussi pour les femmes, puisque certaines infrastructures en sont démunies. Ceux qui conçoivent les équipements sportifs, comme ceux qui pensent les règlements, sont généralement peu sensibilisés à ces questions et ont intériorisé des croyances « masculines ».
Au sein de vos fédérations, comment gérez-vous l’inclusion des personnes trans ?
BÉATRICE BARBUSSE Je crois qu’il y a d’abord un véritable besoin de pédagogie en interne, notamment sur le vocabulaire à employer. Ensuite, au niveau amateur, les choses se font avec de la bonne volonté, au cas par cas. Au handball à quatre et en loisir, on peut jouer en mixité totale, donc les personnes trans peuvent pratiquer sans aucune difficulté. Ce qui risque de questionner, c’est le niveau professionnel. En 2019, la handballeuse suédoise Louise Sand est devenue Loui Sand. Il évolue désormais dans un championnat masculin du pays scandinave. Je ne vois pas pourquoi on ne parviendrait pas à le faire ailleurs.
RAPHAËL SZYMANSKI Je suis chargé de projet inclusion depuis août 2022 à la Fédération française de badminton et on est régulièrement questionné·es sur la gestion des personnes trans. Nous n’avons pas de réponse préétablie, nous tâtonnons. Dans nombre d’instances sportives, ce qui prévaut, ce sont les règles édictées par le CIO dans le cadre du consensus de Stockholm (5). Elles impliquent d’apporter la preuve d’un changement d’état civil. Or, c’est un processus dur et long pour les personnes trans, qui en plus n’est même pas autorisé dans un certain nombre de pays, ce qui empêche les athlètes de concourir dans la catégorie de leur choix.
Y a‑t-il des disciplines qui sont, par nature, plus compliquées à faire évoluer que d’autres ?
RAPHAËL SZYMANSKI Les sports où les normes hégémoniques de la masculinité sont prégnantes, comme le football, et plus globalement les sports collectifs où l’atmosphère virile est cultivée, seront plus difficiles à changer. Dès qu’il y a du contact, l’idée de ne pas opposer les femmes et les hommes reprend le dessus. Le badminton est un sport mixte, ce qui n’empêche pas sa discipline phare, le double mixte, de souffrir des stéréotypes de genre. La femme est au filet, devant, pour réaliser des gestes techniques et l’homme, au fond du court, envoie les coups les plus puissants.
LUDIVINE BRUNES Des disciplines comme le badminton ont en effet une tradition de mixité mais n’iront pas forcément plus loin concernant l’égalité des genres. Au rugby, discipline à l’histoire très masculine, la fédération internationale a émis un avis pour interdire la participation des femmes trans d’un point de vue sécuritaire, estimant qu’il fallait éviter que des femmes assignées hommes à la naissance plaquent des femmes cis, mais a laissé la décision finale à chacune de ses entités nationales.
Qu’a décidé la Fédération française de rugby ?
LUDIVINE BRUNES Elle a choisi de réglementer. Désormais, toutes les femmes trans opérées et étant reconnues à l’état civil en tant que femmes sont automatiquement considérées comme femmes, sans autre procédure. Celles qui sont en cours de transition sont soumises à l’obligation d’être en dessous des 10 nanomoles de testostérone par litre de sang. Cette fédération est la première à permettre clairement aux femmes trans de pratiquer. Au rugby toujours, le club inclusif Rebelyons organise des tournois durant lesquels des collectifs féminins, masculins et mixtes s’affrontent. Au début du match, tout le monde se met d’accord sur l’autorisation, ou pas, de plaquer pendant la rencontre. Si un groupe refuse, ce sera du flag-rugby, c’est-à-dire sans contact. Ce positionnement de la fédération s’est fait sous l’impulsion de sa Commission antidiscriminations et égalité de traitement (Cadet), présidée par l’ancien rugbyman Jean-Bernard Marie Moles. Assigné homme à la naissance, il a fait sa transition de femme, puis a réalisé une détransition, et se définit maintenant comme « gender fluid (6) ».
BÉATRICE BARBUSSE L’ancien président de la Fédération française de rugby Bernard Laporte a estimé que Jean-Bernard Marie Moles, docteur en sciences des sports, mais aussi l’un de ses amis proches et personne concernée par le sujet de la transidentité, était le mieux placé pour le traiter. Nous en sommes là : ce sont les dirigeant·es à la tête de ces organisations sportives qui vont pousser au changement, ou pas. En discutant avec Jean-Bernard Marie Moles et Sandra Forgues (7), également membre de la Cadet, j’ai eu la sensation, sans être totalement arrêtée sur le sujet, que nous n’avions pas besoin d’un énième règlement. On souffre déjà d’une multiplication des règles, entre le code du sport, les règlements internes aux clubs, les règlements fédéraux. C’est l’enfer.
« Il faut réussir à décharger les personnes trans d’un travail de pédagogie qui, sinon, est sans fin. »
RAPHAËL SZYMANSKI
Mais la mise en place d’une législation, notamment au niveau fédéral, protégerait les personnes trans de l’arbitraire de dirigeant·es borné·es…
BÉATRICE BARBUSSE Oui, bien sûr. Comme nous avons un cas tous les deux ou trois ans, il ne me paraît pas pertinent d’écrire une nouvelle règle, mais j’entends que cela représenterait un engagement fort sur le sujet. Si d’un point de vue pragmatique et citoyen il faut le faire, notamment pour être à l’écoute des personnes concernées, alors nous le ferons. Vous êtes en train de me convaincre !
RAPHAËL SZYMANSKI Sans volonté des fédérations, les personnes trans ne s’engageront probablement pas seules. À travers mes travaux, j’ai constaté qu’elles craignaient fortement de subir des violences et des discriminations dans leur pratique sportive après leur transition. En ce qui me concerne, je n’ai pas encore effectué mon changement d’état civil. Je n’irai pas m’inscrire dans n’importe quel club sans savoir ce qui m’attend.
LUDIVINE BRUNES Actuellement, la plupart des clubs adoptent la législation sportive des fédérations nationales et internationales, qui se base uniquement sur le sport de haut niveau – qui ne concerne que 4 % des Français·es. Dans ces textes, il y a un vide béant concernant les personnes trans. Il faut légiférer pour éviter que les situations ne se résolvent « à la tête du client », et que les personnes trans aient constamment à justifier de leur existence.
BÉATRICE BARBUSSE Je comprends, mais il faut aussi entendre qu’un règlement ne résout pas tout. Au handball, c’est inscrit dans nos règles que le port du hijab est autorisé en compétition. Pour autant, certains clubs n’en ont que faire… En ce qui concerne les transidentités, nous avons eu deux dossiers de personnes transgenres à traiter ces derniers mois : pour que leur charge mentale soit réduite au maximum, elles ne défendent pas elles-mêmes leur dossier. Nous échangeons au téléphone avec le ou la président·e du club, qui rédige une note, laquelle est ensuite présentée aux membres du bureau directeur de la fédération.
Existe-t-il des sports ou des pratiques « trans-friendly » ?
LUDIVINE BRUNES Rebelyon en est un exemple : en début de saison, l’association envoie à ses futur·es adversaires son règlement intérieur, indiquant être un club inclusif comprenant des gays, des lesbiennes, des trans, etc. C’est basique, mais chaque club s’engage à respecter l’autre, d’autant qu’il y a des repas partagés à la fin des matchs. Plusieurs des personnes trans avec qui j’ai échangé pour ma thèse recherchent d’abord un club sportif LGBT+ : même quand celui-ci ne compte pas de personnes trans, il s’agit d’un milieu connaisseur de la transidentité. Le fait que des clubs affichent, comme Rebelyons, le label Fier (8), même sans être rattachés à la Fédération sportive LGBT+, pourrait être intéressant.
RAPHAËL SZYMANSKI Sauf que dans ces clubs gay, ce sont majoritairement des hommes cisgenres qui reproduisent une ambiance entre hommes, excluant les femmes… Au badminton, on fait beaucoup de sensibilisation aux stéréotypes de genre, au sexisme dans le sport. Les personnes transmasculines, c’est-à-dire qui ont transitionné dans le genre masculin, développent également des pratiques alternatives, car elles ont conscience de se situer désormais du côté des discriminants. Comme le dit Ludivine, elles se tournent vers des clubs LGBT+, comme Les Dégommeuses ou Les Débuteuses [deux équipes de foot situées l’une à Paris et l’autre à Lyon] pour ne pas avoir à côtoyer des hommes cis.
LUDIVINE BRUNES Il est nécessaire d’informer simplement sur le fait que les personnes trans existent et qu’elles font du sport. Quand j’ai dit à la faculté que je voulais faire une thèse sur la transidentité dans le sport, des scientifiques reconnu·es m’ont dit que cela n’existait pas. Je me suis entendu dire que mon sujet était inutile. On m’a aussi reproché d’être trop proche des milieux LGBT+ pour pouvoir étudier la transidentité. Heureusement qu’on n’interdit pas aux femmes de travailler sur le sexisme…
RAPHAËL SZYMANSKI Globalement, il faut réussir à décharger les personnes trans d’un travail de pédagogie qui, sinon, est sans fin. Or plus les personnes trans font cette pédagogie, en répondant parfois à des questions intimes, gênantes, puis elles se rendent visibles et s’exposent. Des personnes cis doivent assurer un relais pour éviter d’exposer les personnes trans. •
Des surfeuses au talent XXL
« Et si le surfeur des plus grosses vagues au monde était une surfeuse ? » C’est l’hypothèse qu’ont testée les sociologues du sport Anaïs Bohuon et Anne Schmidt en analysant les effets de catégorisation sexuée dans le surf XXL, un sport dont les adeptes surfent des vagues de plus de vingt mètres. À l’hiver 2020, la Brésilienne Maya Gabeira et la Française Justine Dupont, qui concouraient en catégorie femmes, avaient établi de meilleures performances que leurs homologues masculins. En scrutant les conditions dans lesquelles les femmes pratiquent cette discipline, les deux chercheuses ont mis en lumière les injonctions diverses auxquelles elles étaient soumises : pour s’attacher les soutiens des sponsors, source principale de revenus dans ce sport, les surfeuses sont poussées depuis toujours à soigner leur plastique. Mais pour atteindre leurs objectifs sportifs, il leur faut en même temps développer leur musculature… En quittant les épreuves de surf classiques, et en rejoignant les épreuves XXL, les sportives sont parvenues à dépasser les injonctions à la féminité en ne visant que la performance : elles sont ainsi devenues les meilleures de leur discipline, toutes catégories confondues. Les scientifiques en concluent que « les différences supposées “naturelles” sont érigées comme preuve et justification d’une bi-catégorisation sexuée qui est, en définitive, construite et réifiée ». Elles en viennent ainsi à questionner la non-mixité dans le sport, toujours présentée comme une évidence naturelle.
Journaliste sportive, Mejdaline Mhiri est rédactrice en chef du magazine Les Sportives et collabore avec différents médias. En 2021, elle a cofondé l’association des Femmes journalistes.
(1) À l’inverse d’une personne dite cis (pour « cisgenre »), une personne trans (pour « transgenre ») ne se reconnaît pas dans le genre qui lui a été assigné à la naissance. Dans ce débat, il est surtout question de personnes ayant transitionné avec un suivi médical et un changement d’état civil.
(2) Les personnes intersexuées sont nées avec des caractères sexuels ou reproductifs ne correspondant pas aux définitions sociales et médicales caractéristiques du « féminin » et du « masculin ».
(3) Dans Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science (La Découverte, 2012), Anne Fausto-Sterling réfléchit à la façon dont les savoirs scientifiques et médicaux ont construit les catégories liées au sexe et à la sexualité.
(4) Introduits à partir de 1966 dans le monde de l’athlétisme, les tests de féminité sont censés déterminer qui est apte à concourir dans les catégories féminines. Leurs critères ont varié au fil des décennies : apparence des appareils génitaux externes, prise en compte du sexe chromosomique, mesure du taux hormonal…
(5) En novembre 2021, le CIO a chargé les différentes fédérations internationales d’établir leurs propres critères d’accès aux compétitions de haut niveau pour les personnes trans et intersexes.
(6) Personne dont l’identité de genre est flexible et fluctuante.
(7) Médaille d’or olympique en canoë biplace dans une catégorie masculine en 1996, Sandra Forgues a transitionné en 2016. Même si elle ne pratique pas le rugby, elle participe à la Cadet en tant que personne concernée et engagée pour les droits des personnes trans dans le sport.
(8) Ce label distingue toutes les organisations (fédérations, ligues, événements, clubs, collectivités territoriales, équipementiers…) qui suivent les recommandations portées par la Fondation inclusion pour un environnement respectueux (Fier), laquelle milite pour le respect des droits LGBT+ dans le sport et la culture.