Peut-on dégenrer le sport ?

La pratique sportive s’est construite sur la binarité de genre. Aujourd’hui, la visi­bi­li­té crois­sante des sportifs et sportives trans ques­tionne cet ordre normatif. Peut-on imaginer du sport hors de la tra­di­tion­nelle partition femmes-hommes ?
Publié le 26 juillet 2023
Peut-on dégenrer le sport ?
Sur la photo, l’athlète néo-zélandaise Laurel Hubbard concou­rant aux JO de Tokyo, le 2 août 2021, dans la catégorie des femmes de plus de 87 kilos. © David Mcintyre / Zuma Press Wire / AP / SIPA

Béatrice Barbusse est socio­logue, maîtresse de confé­rences à l’université Paris-Est Créteil. Ex-handballeuse aujourd’hui vice-présidente de la Fédération française de handball, elle a signé l’essai Du sexisme dans le sport (éditions Anamosa, 2016).

Ludivine Brunes est ensei­gnante d’éducation physique et sportive. Elle prépare depuis 2020 une thèse à l’université de Rennes 2 sur « La relation des jeunes adultes trans et la pratique sportive de loisirs ».

Raphaël Szymanski est chargé de projet inclusion à la Fédération française de badminton. En master, il a travaillé sur le rapport au corps des personnes trans dans le sport et sur la trans­for­ma­tion des pratiques sportives tra­di­tion­nelles dans ce contexte. Il est lui-même trans.

En 2021, à Tokyo, l’haltérophile néo-zélandaise Laurel Hubbard et la foot­bal­leuse cana­dienne Quinn ont été les deux premier·es athlètes ouver­te­ment trans­genres (1) à par­ti­ci­per aux Jeux olym­piques. Cette visi­bi­li­té accrue suscite des réactions violentes dans les milieux sportifs : en juin 2022, la Fédération inter­na­tio­nale de natation a exclu les femmes trans des com­pé­ti­tions féminines, tout en indiquant vouloir créer une « catégorie ouverte » aux personnes transgenres.

Le même type d’exclusion vaut depuis mars 2023 pour les com­pé­ti­tions d’athlétisme. En France, où la charte proposée en 2014 par les asso­cia­tions et la Fédération sportive LGBT+ pour faciliter les pratiques sportives des personnes trans n’a jamais été réel­le­ment suivie d’effets, la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra annonçait, le 17 mai dernier, la consti­tu­tion d’un « groupe d’experts » chargé de fournir des recom­man­da­tions sur ces sujets.

L’inclusion des personnes trans dans les pratiques sportives fait l’objet de débats impor­tants aujourd’hui. Quand cette question a‑t-elle émergé ?

LUDIVINE BRUNES Le sujet est apparu offi­ciel­le­ment à partir de 2003 avec le consensus de Stockholm. Adopté par le Comité inter­na­tio­nal olympique (CIO) après pro­po­si­tion de sa com­mis­sion médicale, il autorise les personnes trans à par­ti­ci­per aux com­pé­ti­tions dès lors qu’elles ont suivi un parcours chi­rur­gi­cal complet de réas­si­gna­tion sexuelle. En 2015, ce document a été modifié pour que les hommes trans puissent y prendre part sans aucune condition, sauf celle d’être identifié comme homme à l’état civil. Dans la prise de leur trai­te­ment hormonal de tran­si­tion, ils sont soumis à la même régle­men­ta­tion anti­do­page que les sportifs cisgenres : ils ne doivent pas dépasser un certain taux de tes­to­sté­rone dans le sang. Quant aux femmes trans, pour concourir, elles doivent, en plus d’un état civil féminin, présenter un taux de tes­to­sté­rone inférieur à 10 nanomoles par litre de sang un an avant la première com­pé­ti­tion olympique dans laquelle elles concourent en tant que femmes, en sachant que la norme féminine se situe en moyenne entre 1 et 3 nanomoles.
En ce qui concerne les personnes non binaires, la réflexion est quasiment inexistante.

BÉATRICE BARBUSSE La remise en cause des caté­go­ries de genre se pose désormais avec insis­tance. La mise à l’agenda politico-sportif de la tran­si­den­ti­té et du statut des personnes inter­sexuées (2) nécessite des réponses. Que fait-on ? On sent poindre l’idée de créer des caté­go­ries en dehors de celles réservées aux femmes et aux hommes. La socio-historienne du sport Anaïs Bohuon propose par exemple d’élaborer des épreuves classées par avantage physique – par exemple la dif­fé­rence de taille – ou bien par taux de tes­to­sté­rone. Il va falloir inventer d’autres caté­go­ries, sur la base d’autres critères que ceux retenus depuis plus d’un siècle. C’est la direction que l’on prend. Aujourd’hui, dans tous les cas, j’ai le sentiment que le sport doit tout revoir.


« Le sport est sim­ple­ment un outil, tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens éducatif ? Ou bien uni­que­ment compétitif ? »

BÉATRICE BARBUSSE


Pourquoi y a‑t-il, dans le sport, un tel blocage autour des caté­go­ries « hommes » et « femmes » ?

LUDIVINE BRUNES Il n’est pas uni­que­ment le fait des ins­ti­tu­tions, mais également des athlètes qui craignent la remise en cause de l’équité si la par­ti­ci­pa­tion des trans n’est pas régle­men­tée. Malgré tout, certain·es d’entre elles et eux – hommes, femmes, cis, trans, non binaires – défendent cette idée de débi­na­ri­ser le sport. L’instauration aux Jeux olym­piques 2021 du relais mixte en natation et en ath­lé­tisme est, par exemple, un signe d’ouverture des fron­tières du genre. De plus, de nouvelles activités comme l’ultimate, un jeu de frisbee collectif, ont été pensées autour de la mixité. On peut aussi citer la Scottish Athletic Association, qui gère toutes les com­pé­ti­tions natio­nales d’athlétisme en Écosse, et qui, depuis 2017, a ouvert des caté­go­ries non genrées.

Ce qui est en jeu ici, c’est le sens qu’on donne à la pratique sportive et la place qu’on accorde à la notion de per­for­mance et de compétitivité. 

BÉATRICE BARBUSSE Le sport n’est qu’un outil : tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens éducatif ? Ou bien uni­que­ment com­pé­ti­tif ? On doit tout reprendre et ça ne peut être des hommes blancs cis qui décident pour tout le monde.

LUDIVINE BRUNES Au saut à la perche, on ne râle pas parce qu’un athlète est plus grand que l’autre et qu’il a donc plus de facilité. La taille, la vitesse n’entrent pas en ligne de compte pour juger de la catégorie. La clas­si­fi­ca­tion se base uni­que­ment sur le taux de tes­to­sté­rone. Certes, cette hormone a un effet sur la per­for­mance. On constate effec­ti­ve­ment les écarts entre les temps masculins et féminins, mais il y a d’autres éléments à consi­dé­rer. Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de concourir ? Forcément, puisque les femmes s’entraînent entre elles, comment penser qu’elles battront des hommes, alors qu’on leur rabâche depuis toujours que les hommes sont meilleurs ?

BÉATRICE BARBUSSE On manque d’études scien­ti­fiques pour étayer avec certitude le rapport entre tes­to­sté­rone et per­for­mance. On nous a aussi appris à l’école qu’il n’y avait que deux sexes, mais la bio­lo­giste Anne Fausto-Sterling évoque plutôt un continuum et affirme qu’il y aurait une trentaine de sexes (3). Désormais, on sait que la per­for­mance dépend également du mental, de la fréquence des entraî­ne­ments, de la durée depuis laquelle les personnes sont auto­ri­sées à pratiquer. Pour la socio­logue du sport Lucie Schoch, « l’idée de justice dans le sport est un mythe » : encore une illusion dont nous avons été bercé·es, comme celle qui voudrait que le sport soit apolitique.

LUDIVINE BRUNES Ce que l’on sait, c’est que la tes­to­sté­rone, dont la décou­verte ne date que de 1935, a un impact sur les muscles. C’est une hormone faite pour ça. Mais les études font défaut à propos des consé­quences des trai­te­ments hormonaux, notamment sur les femmes trans. Comme vous le dites, Béatrice, aujourd’hui nous sommes quand même capables de recon­naître qu’il y a d’autres facteurs pour expliquer les performances…

RAPHAËL SZYMANSKI On sait que la tes­to­sté­rone augmente en faisant du sport. Si on pousse les femmes à ne pas pratiquer, elles en pro­dui­ront natu­rel­le­ment moins. Sur les avantages supposés des femmes trans, il faut noter que les personnes trans subissent énor­mé­ment de pression dès qu’elles affichent une réussite sportive. En mars 2022, la nageuse états-unienne Lia Thomas a terminé première lors d’une com­pé­ti­tion uni­ver­si­taire à Atlanta. On a expliqué son résultat par sa tran­si­tion, et elle a été soup­çon­née de triche. Alors même qu’elle était dans la moyenne des temps réalisés par des femmes cis… Les personnes trans se retirent géné­ra­le­ment de la scène sportive durant leur tran­si­tion. Et pour réussir au plus haut niveau, une pause de plusieurs mois ou années complique tout.

LUDIVINE BRUNES Les détrac­teurs et détrac­trices des personnes trans évoquent Lia Thomas mais moins Laurel Hubbard… Cette hal­té­ro­phile, première femme trans­genre à avoir participé aux Jeux olym­piques, à Tokyo en 2021, a terminé dernière de sa catégorie, celle des femmes de plus de 87 kilos. J’ajoute que des femmes pro­duisent natu­rel­le­ment beaucoup de tes­to­sté­rone, comme l’athlète sud-africaine Caster Semenya [lire l’encadré page ci-dessous]. Encore une fois, ces dernières années, toutes nos croyances sont remises en cause.

Caster Semenya, trop performante pour être une femme ?

Le parcours de l’athlète sud-africaine Caster Semenya illustre les déboires des athlètes hyper­an­dro­gènes, c’est-à-dire dont l’organisme présente une pro­duc­tion natu­rel­le­ment élevée de tes­to­sté­rone. Sacrée cham­pionne du monde sur 800 mètres en 2009, elle se voit imposer par la Fédération inter­na­tio­nale d’athlétisme (IAAF) un test de féminité, qui fait appa­raître son inter­sexua­tion. Depuis, elle doit lutter pour pouvoir pratiquer son sport librement. En avril 2018, l’IAAF tente de régle­men­ter la par­ti­ci­pa­tion aux épreuves des sportives hyper­an­dro­gènes et leur impose la prise d’un trai­te­ment. Caster Semenya refuse de s’y soumettre, estimant qu’il s’agit d’une discrimination.
En 2019, le Tribunal arbitral du sport, la plus haute instance du sport mondial, appuie la décision de la l’IAAF : certes, les contraintes imposées à Caster Semenya ont été jugées dis­cri­mi­na­toires, mais elles sont un « moyen néces­saire, rai­son­nable et pro­por­tion­né […] de préserver l’intégrité de l’athlétisme féminin dans certaines épreuves » selon les mots de Matthieu Reeb, secré­taire général du Tribunal arbitral. Le 11 juillet 2023, la Cour euro­péenne des droits de l’homme reconnaît la dis­cri­mi­na­tion subie par l’athlète. La bataille judi­ciaire n’est pas finie.

Dans le sport, l’opinion majo­ri­taire est que l’exploit est par essence masculin. Un homme trans est supposé ne pas pouvoir briller dans les caté­go­ries mas­cu­lines, tandis qu’à l’inverse on soupçonne les femmes trans d’exploser tous les records. Comment contrer ces préjugés ?

LUDIVINE BRUNES Pour reprendre les propos de Béatrice, il y a plusieurs sexes : le sexe chro­mo­so­mique, bio­lo­gique, hormonal, civil, iden­ti­taire, etc., avec du masculin et du féminin qui s’affirment à plus ou moins grande échelle. Caster Semenya a plus de tes­to­sté­rone que la norme féminine, c’est sim­ple­ment sa biologie. Pourtant, à partir des années 1980, des tests de féminité se sont géné­ra­li­sés pour mesurer à quel point les athlètes étaient des femmes (4). Pour les femmes trans, on considère vite que ce sont des hommes qui trichent, qui veulent la facilité et des podiums.


« Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de concourir ? »

LUDIVINE BRUNES


Aujourd’hui, à quels obstacles les personnes trans sont-elles confron­tées dans la pratique en amateur ?

LUDIVINE BRUNES La première barrière, c’est de savoir dans quel vestiaire aller, puisqu’il n’y a souvent que deux choix possibles. De plus, si la personne n’a pas modifié son état civil, sa licence sera enre­gis­trée sous son genre d’assignation à la naissance. Il est souvent néces­saire de faire son coming-out pour pouvoir jouer dans la catégorie de son choix, ce qui repré­sente une charge mentale certaine. Enfin, les vêtements adaptés peuvent être dif­fi­ciles à trouver : la taille 46 est rarement dis­po­nible pour les femmes, de même que des chaus­sures de sport pointure 36 pour les hommes.

RAPHAËL SZYMANSKI De façon générale, le sujet du vêtement est prégnant. Prenons l’exemple de la natation : les personnes trans aime­raient retourner à la piscine mais veulent pouvoir porter un binder, c’est-à-dire une brassière com­pres­sive, si elles ne sont pas opérées. Les reven­di­ca­tions sur le port de T‑shirt en lycra, de shorts de bain plus longs ou plus amples, ou de jupettes de bain pour cacher les parties du corps associées au genre reviennent régu­liè­re­ment. Malheureusement, on oppose aux personnes trans des arguments d’hygiène. On argue que plus de textile dans les piscines impli­que­rait d’augmenter la quantité de chlore dans l’eau, sans pour autant apporter la preuve que dix T‑shirts en lycra feraient exploser le taux de chlore… Pourtant la modi­fi­ca­tion de ces règles pro­fi­te­rait à d’autres : elles per­met­traient aussi, par exemple, d’ouvrir les portes des piscines aux personnes brûlées qui n’ont pas envie d’exposer leurs cicatrices.

LUDIVINE BRUNES À Angers, il y a un club de natu­ristes en piscine, comme quoi tout est envi­sa­geable avec de la volonté ! Le problème d’hygiène serait que les personnes pour­raient avoir porté leur lycra en dehors des bassins. Ce qui est autorisé pour les enfants… De toute manière, la piscine est glo­ba­le­ment un lieu d’incohérence.

Comment permettre aux personnes trans de faire du sport dans un climat serein, par exemple dans l’accès aux ves­tiaires, que nous avons déjà évoqué plus haut ?

RAPHAËL SZYMANSKI La binarité des ves­tiaires est complexe pour les personnes trans qui ne rentrent pas dans les normes de genre. Pour l’instant, ni nous, en tant que chercheur·euses et personnes concer­nées, ni les clubs LGBT+, n’avons encore trouvé la solution. Dans le meilleur des mondes, il faudrait des ves­tiaires indi­vi­duels. Aujourd’hui, les personnes trans évitent ces espaces pour fuir les dis­cri­mi­na­tions, les violences. Elles décident par exemple de se rendre à la salle de sport déjà habillées et d’en ressortir sans se laver.

LUDIVINE BRUNES En tant que pro­fes­seure d’EPS, j’ai des élèves trans et il est certain que je ne vais pas imposer une personne trans dans les ves­tiaires des garçons ou des filles sans dis­cus­sion. Quand un·e élève me demande s’il est possible de se changer dans les ves­tiaires du sexe opposé à celui auquel elle ou il a été assigné·e à sa naissance, je lui explique la nécessité d’en discuter avec les autres adolescent·es : on parle de sa propre nudité et de celle des autres. Il faut faire preuve de pédagogie pour permettre l’acceptation. Plus glo­ba­le­ment, ce sujet touche toutes les personnes en dif­fi­cul­té avec leur corps, comme celles victimes de grossophobie.

BÉATRICE BARBUSSE Dans les ves­tiaires, lorsque j’étais jeune, se désha­biller à une période où les corps se trans­forment n’avait rien d’agréable. Mais je constate que ces ves­tiaires col­lec­tifs, avec des corps dif­fé­rents et une forme de normalité qui s’installe via la coha­bi­ta­tion, ont participé à me décom­plexer. Depuis, je me moque de savoir comment on me juge phy­si­que­ment. Ça a aussi ces vertus-là, le vestiaire collectif ! Je ne suis pas certaine que des cabines indi­vi­duelles soient la solution idéale. La présence d’un vestiaire adapté se pose aussi pour les femmes, puisque certaines infra­struc­tures en sont démunies. Ceux qui conçoivent les équi­pe­ments sportifs, comme ceux qui pensent les règle­ments, sont géné­ra­le­ment peu sen­si­bi­li­sés à ces questions et ont inté­rio­ri­sé des croyances « masculines ».

Au sein de vos fédé­ra­tions, comment gérez-vous l’inclusion des personnes trans ?

BÉATRICE BARBUSSE Je crois qu’il y a d’abord un véritable besoin de pédagogie en interne, notamment sur le voca­bu­laire à employer. Ensuite, au niveau amateur, les choses se font avec de la bonne volonté, au cas par cas. Au handball à quatre et en loisir, on peut jouer en mixité totale, donc les personnes trans peuvent pratiquer sans aucune dif­fi­cul­té. Ce qui risque de ques­tion­ner, c’est le niveau pro­fes­sion­nel. En 2019, la hand­bal­leuse suédoise Louise Sand est devenue Loui Sand. Il évolue désormais dans un cham­pion­nat masculin du pays scan­di­nave. Je ne vois pas pourquoi on ne par­vien­drait pas à le faire ailleurs.

RAPHAËL SZYMANSKI Je suis chargé de projet inclusion depuis août 2022 à la Fédération française de badminton et on est régu­liè­re­ment questionné·es sur la gestion des personnes trans. Nous n’avons pas de réponse pré­éta­blie, nous tâtonnons. Dans nombre d’instances sportives, ce qui prévaut, ce sont les règles édictées par le CIO dans le cadre du consensus de Stockholm (5). Elles impliquent d’apporter la preuve d’un chan­ge­ment d’état civil. Or, c’est un processus dur et long pour les personnes trans, qui en plus n’est même pas autorisé dans un certain nombre de pays, ce qui empêche les athlètes de concourir dans la catégorie de leur choix.

Y a‑t-il des dis­ci­plines qui sont, par nature, plus com­pli­quées à faire évoluer que d’autres ?

RAPHAËL SZYMANSKI Les sports où les normes hégé­mo­niques de la mas­cu­li­ni­té sont pré­gnantes, comme le football, et plus glo­ba­le­ment les sports col­lec­tifs où l’atmosphère virile est cultivée, seront plus dif­fi­ciles à changer. Dès qu’il y a du contact, l’idée de ne pas opposer les femmes et les hommes reprend le dessus. Le badminton est un sport mixte, ce qui n’empêche pas sa dis­ci­pline phare, le double mixte, de souffrir des sté­réo­types de genre. La femme est au filet, devant, pour réaliser des gestes tech­niques et l’homme, au fond du court, envoie les coups les plus puissants.

LUDIVINE BRUNES Des dis­ci­plines comme le badminton ont en effet une tradition de mixité mais n’iront pas forcément plus loin concer­nant l’égalité des genres. Au rugby, dis­ci­pline à l’histoire très masculine, la fédé­ra­tion inter­na­tio­nale a émis un avis pour interdire la par­ti­ci­pa­tion des femmes trans d’un point de vue sécu­ri­taire, estimant qu’il fallait éviter que des femmes assignées hommes à la naissance plaquent des femmes cis, mais a laissé la décision finale à chacune de ses entités nationales.

Qu’a décidé la Fédération française de rugby ?

LUDIVINE BRUNES Elle a choisi de régle­men­ter. Désormais, toutes les femmes trans opérées et étant reconnues à l’état civil en tant que femmes sont auto­ma­ti­que­ment consi­dé­rées comme femmes, sans autre procédure. Celles qui sont en cours de tran­si­tion sont soumises à l’obligation d’être en dessous des 10 nanomoles de tes­to­sté­rone par litre de sang. Cette fédé­ra­tion est la première à permettre clai­re­ment aux femmes trans de pratiquer. Au rugby toujours, le club inclusif Rebelyons organise des tournois durant lesquels des col­lec­tifs féminins, masculins et mixtes s’affrontent. Au début du match, tout le monde se met d’accord sur l’autorisation, ou pas, de plaquer pendant la rencontre. Si un groupe refuse, ce sera du flag-rugby, c’est-à-dire sans contact. Ce posi­tion­ne­ment de la fédé­ra­tion s’est fait sous l’impulsion de sa Commission anti­discriminations et égalité de trai­te­ment (Cadet), présidée par l’ancien rugbyman Jean-Bernard Marie Moles. Assigné homme à la naissance, il a fait sa tran­si­tion de femme, puis a réalisé une détran­si­tion, et se définit main­te­nant comme « gender fluid (6) ».

BÉATRICE BARBUSSE L’ancien président de la Fédération française de rugby Bernard Laporte a estimé que Jean-Bernard Marie Moles, docteur en sciences des sports, mais aussi l’un de ses amis proches et personne concernée par le sujet de la tran­si­den­ti­té, était le mieux placé pour le traiter. Nous en sommes là : ce sont les dirigeant·es à la tête de ces orga­ni­sa­tions sportives qui vont pousser au chan­ge­ment, ou pas. En discutant avec Jean-Bernard Marie Moles et Sandra Forgues (7), également membre de la Cadet, j’ai eu la sensation, sans être tota­le­ment arrêtée sur le sujet, que nous n’avions pas besoin d’un énième règlement. On souffre déjà d’une mul­ti­pli­ca­tion des règles, entre le code du sport, les règle­ments internes aux clubs, les règle­ments fédéraux. C’est l’enfer.


« Il faut réussir à décharger les personnes trans d’un travail de pédagogie qui, sinon, est sans fin. »

RAPHAËL SZYMANSKI


Mais la mise en place d’une légis­la­tion, notamment au niveau fédéral, pro­té­ge­rait les personnes trans de l’arbitraire de dirigeant·es borné·es…

BÉATRICE BARBUSSE Oui, bien sûr. Comme nous avons un cas tous les deux ou trois ans, il ne me paraît pas pertinent d’écrire une nouvelle règle, mais j’entends que cela repré­sen­te­rait un enga­ge­ment fort sur le sujet. Si d’un point de vue prag­ma­tique et citoyen il faut le faire, notamment pour être à l’écoute des personnes concer­nées, alors nous le ferons. Vous êtes en train de me convaincre !

RAPHAËL SZYMANSKI Sans volonté des fédé­ra­tions, les personnes trans ne s’engageront pro­ba­ble­ment pas seules. À travers mes travaux, j’ai constaté qu’elles crai­gnaient fortement de subir des violences et des dis­cri­mi­na­tions dans leur pratique sportive après leur tran­si­tion. En ce qui me concerne, je n’ai pas encore effectué mon chan­ge­ment d’état civil. Je n’irai pas m’inscrire dans n’importe quel club sans savoir ce qui m’attend.

LUDIVINE BRUNES Actuellement, la plupart des clubs adoptent la légis­la­tion sportive des fédé­ra­tions natio­nales et inter­na­tio­nales, qui se base uni­que­ment sur le sport de haut niveau – qui ne concerne que 4 % des Français·es. Dans ces textes, il y a un vide béant concer­nant les personnes trans. Il faut légiférer pour éviter que les situa­tions ne se résolvent « à la tête du client », et que les personnes trans aient constam­ment à justifier de leur existence.

BÉATRICE BARBUSSE Je comprends, mais il faut aussi entendre qu’un règlement ne résout pas tout. Au handball, c’est inscrit dans nos règles que le port du hijab est autorisé en com­pé­ti­tion. Pour autant, certains clubs n’en ont que faire… En ce qui concerne les tran­si­den­ti­tés, nous avons eu deux dossiers de personnes trans­genres à traiter ces derniers mois : pour que leur charge mentale soit réduite au maximum, elles ne défendent pas elles-mêmes leur dossier. Nous échan­geons au téléphone avec le ou la président·e du club, qui rédige une note, laquelle est ensuite présentée aux membres du bureau directeur de la fédération.

Existe-t-il des sports ou des pratiques « trans-friendly » ?

LUDIVINE BRUNES Rebelyon en est un exemple : en début de saison, l’association envoie à ses futur·es adver­saires son règlement intérieur, indiquant être un club inclusif com­pre­nant des gays, des les­biennes, des trans, etc. C’est basique, mais chaque club s’engage à respecter l’autre, d’autant qu’il y a des repas partagés à la fin des matchs. Plusieurs des personnes trans avec qui j’ai échangé pour ma thèse recherchent d’abord un club sportif LGBT+ : même quand celui-ci ne compte pas de personnes trans, il s’agit d’un milieu connais­seur de la tran­si­den­ti­té. Le fait que des clubs affichent, comme Rebelyons, le label Fier (8), même sans être rattachés à la Fédération sportive LGBT+, pourrait être intéressant.

RAPHAËL SZYMANSKI Sauf que dans ces clubs gay, ce sont majo­ri­tai­re­ment des hommes cisgenres qui repro­duisent une ambiance entre hommes, excluant les femmes… Au badminton, on fait beaucoup de sen­si­bi­li­sa­tion aux sté­réo­types de genre, au sexisme dans le sport. Les personnes trans­mas­cu­lines, c’est-à-dire qui ont tran­si­tion­né dans le genre masculin, déve­loppent également des pratiques alter­na­tives, car elles ont conscience de se situer désormais du côté des dis­cri­mi­nants. Comme le dit Ludivine, elles se tournent vers des clubs LGBT+, comme Les Dégommeuses ou Les Débuteuses [deux équipes de foot situées l’une à Paris et l’autre à Lyon] pour ne pas avoir à côtoyer des hommes cis.

LUDIVINE BRUNES Il est néces­saire d’informer sim­ple­ment sur le fait que les personnes trans existent et qu’elles font du sport. Quand j’ai dit à la faculté que je voulais faire une thèse sur la tran­si­den­ti­té dans le sport, des scien­ti­fiques reconnu·es m’ont dit que cela n’existait pas. Je me suis entendu dire que mon sujet était inutile. On m’a aussi reproché d’être trop proche des milieux LGBT+ pour pouvoir étudier la trans­identité. Heureusement qu’on n’interdit pas aux femmes de tra­vailler sur le sexisme…

RAPHAËL SZYMANSKI Globalement, il faut réussir à décharger les personnes trans d’un travail de pédagogie qui, sinon, est sans fin. Or plus les personnes trans font cette pédagogie, en répondant parfois à des questions intimes, gênantes, puis elles se rendent visibles et s’exposent. Des personnes cis doivent assurer un relais pour éviter d’exposer les personnes trans. •

Des surfeuses au talent XXL

« Et si le surfeur des plus grosses vagues au monde était une surfeuse ? » C’est l’hypothèse qu’ont testée les socio­logues du sport Anaïs Bohuon et Anne Schmidt en analysant les effets de caté­go­ri­sa­tion sexuée dans le surf XXL, un sport dont les adeptes surfent des vagues de plus de vingt mètres. À l’hiver 2020, la Brésilienne Maya Gabeira et la Française Justine Dupont, qui concou­raient en catégorie femmes, avaient établi de meilleures per­for­mances que leurs homo­logues masculins. En scrutant les condi­tions dans les­quelles les femmes pra­tiquent cette dis­ci­pline, les deux cher­cheuses ont mis en lumière les injonc­tions diverses aux­quelles elles étaient soumises : pour s’attacher les soutiens des sponsors, source prin­ci­pale de revenus dans ce sport, les surfeuses sont poussées depuis toujours à soigner leur plastique. Mais pour atteindre leurs objectifs sportifs, il leur faut en même temps déve­lop­per leur mus­cu­la­ture… En quittant les épreuves de surf clas­siques, et en rejoi­gnant les épreuves XXL, les sportives sont parvenues à dépasser les injonc­tions à la féminité en ne visant que la per­for­mance : elles sont ainsi devenues les meilleures de leur dis­ci­pline, toutes caté­go­ries confon­dues. Les scien­ti­fiques en concluent que « les dif­fé­rences supposées “natu­relles” sont érigées comme preuve et jus­ti­fi­ca­tion d’une bi-catégorisation sexuée qui est, en défi­ni­tive, construite et réifiée ». Elles en viennent ainsi à ques­tion­ner la non-mixité dans le sport, toujours présentée comme une évidence naturelle.

 

Mejdaline Mhiri

Journaliste sportive, Mejdaline Mhiri est rédac­trice en chef du magazine Les Sportives et collabore avec dif­fé­rents médias. En 2021, elle a cofondé l’association des Femmes journalistes.


(1) À l’inverse d’une personne dite cis (pour « cisgenre »), une personne trans (pour « trans­genre ») ne se reconnaît pas dans le genre qui lui a été assigné à la naissance. Dans ce débat, il est surtout question de personnes ayant tran­si­tion­né avec un suivi médical et un chan­ge­ment d’état civil.

(2) Les personnes inter­sexuées sont nées avec des carac­tères sexuels ou repro­duc­tifs ne cor­res­pon­dant pas aux défi­ni­tions sociales et médicales carac­té­ris­tiques du « féminin » et du « masculin ».

(3) Dans Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science (La Découverte, 2012), Anne Fausto-Sterling réfléchit à la façon dont les savoirs scien­ti­fiques et médicaux ont construit les caté­go­ries liées au sexe et à la sexualité.

(4) Introduits à partir de 1966 dans le monde de l’athlétisme, les tests de féminité sont censés déter­mi­ner qui est apte à concourir dans les caté­go­ries féminines. Leurs critères ont varié au fil des décennies : apparence des appareils génitaux externes, prise en compte du sexe chro­mo­so­mique, mesure du taux hormonal…

(5) En novembre 2021, le CIO a chargé les dif­fé­rentes fédé­ra­tions inter­na­tio­nales d’établir leurs propres critères d’accès aux com­pé­ti­tions de haut niveau pour les personnes trans et intersexes.

(6) Personne dont l’identité de genre est flexible et fluctuante.

(7) Médaille d’or olympique en canoë biplace dans une catégorie masculine en 1996, Sandra Forgues a tran­si­tion­né en 2016. Même si elle ne pratique pas le rugby, elle participe à la Cadet en tant que personne concernée et engagée pour les droits des personnes trans dans le sport.

(8) Ce label distingue toutes les orga­ni­sa­tions (fédé­ra­tions, ligues, évé­ne­ments, clubs, col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, équi­pe­men­tiers…) qui suivent les recom­man­da­tions portées par la Fondation inclusion pour un envi­ron­ne­ment res­pec­tueux (Fier), laquelle milite pour le respect des droits LGBT+ dans le sport et la culture.

Habiter : brisons les murs

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, parue en août 2023. Consultez le sommaire.

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