C’est un jardin dissimulé dans les replis de la Toscane, en Italie. Monumental au milieu des chênes verts et des oliviers, un sphinx à la tête et au buste de femme accueille les visiteuses et les visiteurs. Formes opulentes, entrelacs de lignes et de matières, couleurs explosives… Niki de Saint Phalle a mis vingt ans, de 1978 à 1998, à ériger ce parc sans pareil : le jardin des Tarots et ses 22 sculptures architecturales, réinterprétant les arcanes majeurs du célèbre jeu de cartes dans sa version marseillaise – la Papesse, la Justice, la Tempérance, etc. « Dans la mesure où elle démarre sa carrière quinze ans avant les années 1970 et la deuxième vague du féminisme, elle serait plutôt protoféministe », cadre d’emblée Catherine Dossin, professeure associée en histoire de l’art contemporain à l’université Purdue aux États-Unis, et autrice de plusieurs articles sur Niki de Saint Phalle (1).
En se taillant une place de choix dans un monde de l’art alors dominé par les hommes ; en dynamitant les représentations plastiques traditionnelles des femmes ; en appelant, à la radio et à la télévision, au pouvoir des « nanas » et à l’avènement d’une société matriarcale ; en dressant, dans un espace public très masculin, des fontaines, des aires de jeux pour enfants, des sculptures immersives… elle ouvre la voie et prépare le terrain aux générations suivantes. « Pour moi, c’est une icône féministe. Sa puissance est un exemple ; ses œuvres, ses enseignements. Dans son sillage, j’ai fait de nouveaux pas dans ma vie ces dernières années, dont celui de passer à la réalisation », confie l’actrice et désormais metteuse en scène Céline Sallette. Son premier long métrage, Niki, dont la sortie est prévue en 2024, raconte comment Niki de Saint Phalle « se fait naître en devenant artiste ».
Issue d’une lignée aristocratique française du côté de son père et d’une riche famille états-unienne du côté de sa mère, Catherine-Marie-Agnès de Saint Phalle naît en France en 1930. Elle y passe les trois premières années de sa vie, loin de ses parents, établis aux États-Unis. Elle les retrouve à New York, où elle grandit. C’est alors que sa mère la rebaptise Niki, pour cesser d’avoir à prononcer son prénom composé, choisi par son mari en souvenir d’un premier amour.
L’été des serpents
Dans le premier tome de son autobiographie, récemment réédité par Gallimard (2), Niki de Saint Phalle parle de son enfance comme d’une « prison dorée » : scolarité dans un couvent de bonnes sœurs puis dans une école progressiste pour filles, sorties en voilier à Long Island, fréquentes visites à la section égyptienne du Metropolitan Museum of Art. Son père est souvent décrit comme fantasque et volage ; sa mère, ultra-rigide, lève régulièrement la main sur ses cinq enfants. « Nous étions en 1940, les femmes pouvaient être des reines à la maison, mais rien de plus. […] Très vite, j’ai compris que les hommes avaient le pouvoir, et le pouvoir, je le voulais. Oui, je leur volerai leur feu, je n’accepterai pas les frontières que Maman voulait m’imposer du seul fait que j’étais une femme. »
Nulle mention, dans cet écrit paru pour la première fois en 1999, du viol commis par son père alors qu’elle avait 11 ans. Niki de Saint Phalle le révélait pourtant quelques années plus tôt dans Mon secret (3). Cet ouvrage grand format est entièrement manuscrit et rédigé sous forme de missive à sa fille. Une spontanéité enfantine en émane, contrastant avec un récit cru et lucide à la première personne : « L’été des serpents fut celui où mon père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche. » Plus loin : « Tourmentée pendant des années par ce viol, je consultais de nombreux psychiatres : des hommes, hélas ! Ce qu’ils faisaient ressortir avant tout, à mon profond désarroi, c’était l’ambivalence de la petite fille, qui aurait provoqué la situation. »
« Niki de Saint Phalle a parlé de cet inceste très tard [à 64 ans], car elle avait peur que cette histoire oblitère le reste de son travail », observe Camille Morineau, directrice de l’association Aware et commissaire de l’exposition Niki de Saint Phalle au Grand Palais, en 2014. « Elle a fini par le raconter dans un esprit pré-#MeToo, considérant qu’elle pouvait jouer un rôle symbolique important. »
Une analyse que partage l’historienne et critique d’art Élisabeth Lebovici : « Ses productions imprimées ou ses films expérimentaux comme Daddy (4) sont extraordinaires. Ils sont moins connus que ses sculptures de Nanas, mais c’est la partie de son œuvre qui rejoint sans doute le plus les préoccupations féministes actuelles. La façon dont elle y détend la chronologie dit à quel point un inceste détruit et bouleverse la temporalité. »
C’est à la suite d’une hospitalisation que Niki de Saint Phalle décide de consacrer sa vie à l’art. Elle a 23 ans. Mariée depuis quatre ans au poète Harry Mathews, elle est mère d’une fille, Laura, née deux ans plus tôt. La famille a rejoint la France depuis peu. La jeune femme travaille alors comme mannequin et broie du noir. Elle accumule un arsenal d’objets tranchants dans son sac, sous son lit, et réfléchit à la meilleure façon de se suicider. Une infidélité de son mari provoque chez elle une crise aiguë. Pendant six semaines, elle est internée dans une unité psychiatrique à Nice, où elle subit une série d’électrochocs. Pour lui changer les idées, un couple d’ami·es lui offre une boîte de gouaches. Elle qui pratiquait déjà un peu la peinture s’y remet alors « avec acharnement », selon ses mots. Les années qui suivent, elle se forme en autodidacte. Avide de musées, d’architecture, de voyages, de rencontres. Elle peint, colle, imbrique, truffe ses toiles et ses petits autels de jouets en plastique chipés à ses enfants – son fils, Philip, est né en 1955 – ou de ces outils tranchants qu’elle rêvait un temps de retourner contre elle.
Au seuil de son trentième anniversaire, la plasticienne confie la garde de ses deux enfants à leur père. « Dans son esprit, l’art exigeait “des sacrifices”, et même si elle aimait ses enfants, elle voyait le fait de s’en séparer comme un mal nécessaire », pointe sa biographe Catherine Francblin (5). « Contrairement à ce que l’on entend parfois, elle ne les a pas du tout abandonnés, précise Camille Morineau. Son mari avait plus de moyens et plus de temps qu’elle, qui voulait en passer le plus possible dans son atelier. C’était un choix très peu ordinaire dans les années 1960, et elle s’en est sentie coupable toute sa vie. »
L’arme de l’art
Tournant le dos à son nid bourgeois, Niki de Saint Phalle s’installe à Paris, impasse Ronsin : de sommaires ateliers d’artistes plantés sur un terrain vague du XVe arrondissement. Elle y côtoie l’avant-garde artistique de l’époque, dont le sculpteur suisse Jean Tinguely, qui deviendra son second mari. Les conditions de vie sont spartiates, mais l’atmosphère est stimulante. C’est là que Niki de Saint Phalle inaugure ses Tirs : des tableaux peints à l’aide d’une carabine empruntée à une fête foraine. Il lui suffit de viser la surface sous laquelle elle a placé des poches de peinture, des œufs, des bombes de couleur… et la toile « saigne » et « pleure ». « En 1961, j’ai tiré sur : papa, tous les hommes, les petits, les grands, les importants, les gros, les hommes, mon frère, la société, l’Église, le couvent, l’école, ma famille, ma mère, tous les hommes, Papa, moi-même. »
Cette série lui apporte une renommée internationale et lui vaut d’être accueillie au sein du mouvement des nouveaux réalistes (6). « Seule femme au milieu d’un groupe d’hommes, elle s’impose avec une arme, symbole s’il en est de la domination masculine », fait remarquer Catherine Dossin. Dans ses tenues – combinaison blanche et bottes en cuir noir, boas, chapeaux à plumes –, « c’est elle qui décide de s’instrumentaliser, en tant qu’artiste. Ce ne sont pas les autres, comme lorsqu’elle était modèle. Elle reprend le pouvoir avec ce qui, à l’époque, est à sa disposition pour exister. »
Façonnées à partir de tulle, de plâtre, de grillage à poule, de bébés en plastique, d’araignées, de fleurs mortuaires, nombre de ses sculptures représentent des accouchements, des mariées, une sorcière, une prostituée ou des « mères dévorantes ». « Certaines évoquent clairement l’avortement clandestin ou encore les conséquences de l’inceste sur un corps », décode Fabienne Dumont, qui a rédigé la notice de Niki de Saint Phalle pour le Dictionnaire des féministes (7). « Ses œuvres expriment des vérités inaudibles, considère Céline Sallette. Niki expose au grand jour son terrible, son dégoûtant, son sombre, et provoque ainsi des révélations chez tout le monde. »
Hon, la femme publique
En 1966, au Moderna Museet de Stockholm, Niki de Saint Phalle cocrée, avec les sculpteurs Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt, la Hon (« Elle », en suédois). Une femme colosse de vingt-sept mètres de long sur neuf mètres de large et six mètres de haut. « À cette époque, deux artistes masculins qui se plient à la vision artistique d’une femme, c’est du jamais vu ! », s’enthousiasme l’historienne d’art contemporain Catherine Dossin. « Avec cet énorme corps de femme enceinte, elle pousse, de façon colorée et joyeuse, les murs du musée, institution encore foncièrement dominée par les hommes », insiste Eva Kirilof, qui analyse l’histoire de l’art au prisme du féminisme dans une newsletter – intitulée « La superbe » – et dans une bande dessinée*.
Allongée sur le dos, les jambes repliées et écartées, Hon offre son sexe au public : c’est par là qu’il pénètre pour découvrir l’œuvre, déployée sur trois étages. Avec son milk bar, ses machines absurdes signées
Tinguely et Ultvedt, sa galerie de faux tableaux, son toboggan, elle a des allures de parc d’attractions. En trois mois d’exposition, 100 000 personnes explorent la structure. « C’est une sorte d’opposé à L’Origine du monde de Gustave Courbet, où l’on ne peut que regarder, constate Eva Kirilof. Là, spectatrices et spectateurs peuvent s’engager à l’intérieur par le vagin. J’y vois une réflexion sur le corps de la femme qui devient presque un lieu public dans lequel tout le monde entre et sort comme il veut lors des tests gynécologiques de routine ou lorsque l’on est enceinte. »
À la fois putain géante et déesse de la fertilité, Hon était une sorte de grand-mère ancestrale permettant à celles et ceux qui la visitaient de renaître… De la sculpture découpée à la tronçonneuse à la fin de l’exhibition, il ne reste aujourd’hui au musée suédois que la tête.
* Eva Kirilof et Mathilde Lemiesle (dessins), Une place. Réflexion sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art, Les Insolentes, 2022.
Un « féminisme viril »
Déferlent ensuite les Nanas, énormes, pimpantes, libres. « Niki de Saint Phalle fait voler en éclats la représentation de la femme comme une et indivisible, en montrant toutes les possibilités de références féminines qu’une civilisation peut avoir », résume Élisabeth Lebovici. Dès 1966, la sculptrice façonne des Nanas noires. « N’oublions pas qu’elle a fui les États-Unis au début des années 1950, notamment à cause du racisme qui y régnait », rappelle Camille Morineau. Que ce soit en dessin, en ballon gonflable ou en mosaïque – comme le sphinx géant à la peau noire du jardin des Tarots –, elle produira tout au long de sa carrière des femmes aux carnations variées.
Peut-on pour autant la qualifier de féministe intersectionnelle ? « Il ne faut pas exagérer ni tomber dans l’anachronisme ! s’amuse Élisabeth Lebovici. C’est une femme un peu aristocratique, blanche, hétérosexuelle, qui n’évolue pas du tout dans le monde de la revendication politique. » D’autant que son insistance à glorifier le corps des femmes, leur intuition, leur importance comme source de vie semble parfois friser l’essentialisme. Non sans ironie d’ailleurs, quand elle déclare : « Les machos ont été mes muses », les remerciant de lui avoir causé les blessures qui ont nourri son art. « Reposant sur une féminité triomphante, son féminisme est héroïque et viril », écrit Catherine Francblin, qui voit en elle « une individualiste farouche »
Bien qu’elle ait dit avoir avorté clandestinement (8), elle ne signe pas le « Manifeste des 343 », en 1971. Invitée dans ces mêmes années à rejoindre le mouvement féministe, que ce soit par l’écrivaine féministe états-unienne Kate Millett, la réalisatrice Agnès Varda ou encore l’actrice Jane Fonda, elle hésite longuement, avant de refuser. « Je me suis dit : “Pourquoi maintenant ?” Je sens à ma manière que toutes les choses monumentales que j’ai faites sont aussi pour prouver qu’une femme peut travailler à cette dimension (9). »
Le jardin des Tarots est le symbole de ce féminisme à l’œuvre. Jouant de ses contacts, Niki de Saint Phalle acquiert un terrain isolé, en Italie – pays dont elle ne parle pas la langue et où elle ne connaît personne. Elle y fait installer l’eau et l’électricité. Sans mécène, elle autofinance pendant vingt ans ce projet titanesque. Cédant ses œuvres au prix fort à ses anciens amours, lançant un parfum à son nom, créant et vendant des objets en série – dont elle dessine tous les motifs. « Elle a été très en avance au sujet du marketing mis au service d’un projet artistique », souligne Céline Sallette. Pour donner corps aux sculptures colossales de son « jardin de joie », elle collabore avec Jean Tinguely, dont elle continue d’être proche après leur séparation. Elle s’entoure de spécialistes de la soudure, de céramistes, d’artisan·es du verre, de technicien·nes maniant des pulvérisateurs de béton… Femmes et hommes, tout le monde est payé à salaire égal.
Vivant sur place pour mieux superviser les travaux, elle choisit le corps d’une femme pour maison. Une femme qu’elle a inventée, modelée, édifiée. La mère idéale qu’elle n’a pas eue ? La déesse-nature en laquelle elle croyait ? Entièrement recouvert de miroirs, cet espace mi-utérin, mi-grotte, finira par l’étouffer, elle qui, sa vie durant, a souffert de graves problèmes aux poumons et à la thyroïde. Elle s’éteint en Californie à 72 ans, non sans avoir légué son droit moral à sa petite-fille, préparée à cette mission quasi spirituelle depuis son adolescence. Le pouvoir aux « nanas », jusqu’au bout. •
Cet article a été édité par Élise Thiébaut.
Niki de Saint Phalle en 5 dates
1930
Naissance de Niki de Saint Phalle à Neuilly-sur-Seine.
1953
Hospitalisée pour une grave dépression, elle décide de consacrer sa vie à l’art.
1961
Début des Tirs, des œuvres happening qui signent son entrée dans le monde artistique.
1994
L’artiste révèle avoir été violée par son père à l’âge de 11 ans, dans Mon Secret.
2002
Mort de Niki de Saint Phalle à La Jolla, en Californie.
(1) « Niki de Saint Phalle and the Mascarade of Hyperfeminity », Women’s Art Journal, 2010, et « Les longs métrages de Niki », dans le catalogue Niki de Saint Phalle, publié à l’occasion de l’exposition consacrée à l’artiste au Grand Palais en 2014.
(2) Traces. Une autobiographie, 1930–1949, Gallimard, 2023. La suite, Harry and Me, 1950–1960, paraîtra en 2025.
(3) Publié une première fois en 1994, épuisé depuis, il a été réédité en mai 2023 par Les éditions des femmes-Antoinette Fouque.
(4) Ce long métrage de 1972 est qualifié par l’artiste de « psychodrame collectif et à moitié autobiographique », dirigé « contre la religion, la soumission de la femme au mâle et surtout contre l’image du père ».
(5) Catherine Francblin, Niki de Saint Phalle. La révolte à l’œuvre, Hazan, 2013. C’est la première biographie de l’artiste en français. Sauf mention contraire, toutes les citations de Niki de Saint Phalle en sont issues.
(6) Ce mouvement artistique né en 1960 s’attache à opérer « un recyclage poétique du réel urbain, industriel ou publicitaire », selon les termes de Pierre Restany, et réunit des personnalités comme Yves Klein, Arman ou Jean Tinguely.
(7) Christine Bard (dir.) avec la collaboration de Sylvie Chaperon, Dictionnaire des féministes : France, xviiie — xxie siècle, PUF, 2017.
(8) Elle évoque cet avortement dans un article publié le 19 juillet 1980 par The International Herald Tribune, « Niki de Saint Phalle Meets “The New Man” ».
(9) Niki de Saint Phalle, artiste solaire et engagée, cinq podcasts d’« À voix nue », France Culture, mai 2002.