Pourquoi il faut absolument voir la série « I may destroy you »

Portée par une narration inédite sur les traumas associés à une agression sexuelle et sur la culture du viol, la série bri­tan­nique réalisée par Michaela Coel, diffusée sur HBO, a accédé en très peu de temps au rang d’œuvre culte et marque un tournant dans l’histoire du petit écran
Publié le 12 novembre 2021

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°4 S’aimer (décembre 2021.)

« Je dédie cette histoire à tous·tes les survivant·es d’agressions sexuelles. » C’est avec ces mots que la réa­li­sa­trice Michaela Coel a reçu son Emmy Award le 20 septembre 2021, dans la catégorie de la meilleure mini-série de l’année.

Dans un discours très fort, elle rappelait aux créateur·ices et auteur·ices qu’il était bon de tra­vailler dans le silence, à l’heure du partage de masse sur les réseaux sociaux et de la recherche inces­sante de visi­bi­li­té. Si elle est la première femme noire à remporter un Emmy pour ce format, ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la manière com­plè­te­ment inédite dont elle s’est emparée de la question des violences sexuelles.D’abord immergée dans le monde du théâtre après des études de théologie et de lit­té­ra­ture, Michaela Coel est entrée dans celui de la télé­vi­sion grâce à sa série Chewing Gum, adaptée d’une pièce de théâtre éponyme qu’elle avait écrite et dans laquelle elle jouait. Diffusée sur la chaîne bri­tan­nique E4 à partir de 2015, la série est ensuite popu­la­ri­sée par Netflix. Elle met en scène le per­son­nage de Tracey Gordon, jeune femme de 24 ans élevée dans une famille pieuse, encore vierge, fan de Beyoncé et drôle malgré elle. L’humour, anglais à souhait, et ce rôle à contre-courant pour une femme noire ont contribué à asseoir la notoriété de Michaela Coel.

Une vérité crue, sans concessions qui nous place face à nos démons

Avec I May Destroy You, la narration épouse suc­ces­si­ve­ment le point de vue de plusieurs per­son­nages. La série suit Arabella et ses amis Terry et Kwame dans un Londres très contem­po­rain, où brunchs et soirées dans des quartiers gen­tri­fiés sont de mise. Après un premier succès lit­té­raire pour ses Chroniques d’une mil­lé­niale énervée, influen­ceuse noire aux cheveux roses et à la verve railleuse, Arabella tente de terminer son deuxième manuscrit. Un soir, alors qu’elle n’arrive pas à trouver l’inspiration et la moti­va­tion pour écrire, elle décide de sortir avec un ami. La soirée se termine par un « trou noir ». Le lendemain, des bribes de souvenirs lui reviennent petit à petit, jusqu’à la sordide vérité : elle a été victime d’un viol après avoir été droguée.

Cette oeuvre marque un tournant dans la carrière de Michaela Coel, mais aussi dans l’histoire du petit écran. C’est une auto­fic­tion, l’autrice ayant vécu une histoire similaire pendant l’écriture de la saison 2 de Chewing Gum. Quoique dif­fé­rentes, Arabella et Michaela se confondent parfois, se com­plètent, dans un réalisme qui prend aux tripes. Malgré des moments d’accalmie, d’amour et d’amitié, la série est éprou­vante à regarder tant elle nous présente une vérité crue, sans conces­sions. Une de ces vérités qui nous malmènent, mais qu’on préfère mettre sous le tapis parce qu’elles nous placent face à nos propres démons.

Des séries ou des épisodes qui se penchent sur le sujet des violences sexuelles, il y en a eu, surtout depuis #MeToo (The Morning Show, Unbelievable…). Pourtant, c’est la première fois que je vois l’histoire d’une femme noire contem­po­raine, victime de violences sexuelles dans une grande ville occi­den­tale et dont l’expérience trau­ma­tique et la voie de la guérison sont montrées avec autant de per­ti­nence et de pudeur à la fois. D’aucuns deman­de­ront : « Que vient faire la race dans cette affaire ? » Visibiliser, tout sim­ple­ment, le fait que nous, personnes racisées, existons et subissons aussi ces violences. Car, même sur un sujet aussi universel que celui-ci, nos vécus sont très peu dépeints, comme si nos traumas comp­taient moins.

Écran miroir

Dès la première minute où j’ai commencé à regarder I May Destroy You, j’ai su que je la recom­man­de­rai à outrance, la par­ta­ge­rai, l’enseignerai même. Les séries peuvent nous tendre un miroir et, par là, nous inviter à nous ques­tion­ner en tant qu’individus. Ici, la culture du viol est présente partout. Drogues, alcool et fêtes font partie de l’équation ; femmes et hommes sont concernés par la question, qu’ils ou elles soient victimes, agres­seurs ou les deux à la fois. Une culture du viol qui se loge dans la moindre de leurs actions, souvent de façon anodine car banalisée. Ces scènes trans­forment le ou la téléspectateur.ice en complice et victime d’un système qui le ou la dépasse. Il ou elle se retrouve face à ses propres actes et contra­dic­tions, se rappelant toutes ces fois où il ou elle n’a rien dit, ou qu’il lui a été trop difficile de se départir, de prendre conscience de ce qui lui arrivait.

Michaela Coel est une artiste de l’intime comme on en trouve peu à la télé­vi­sion. Elle réussit à retrans­crire avec justesse les âmes meurtries par les violences sexuelles, et c’est sans doute pour cela que tant de personnes ont été bou­le­ver­sées par la série et que la réa­li­sa­trice a été propulsée au rang d’icône. Dans son livre Misfits, A personal Manifesto, paru en septembre 2021, la scé­na­riste revient sur son amour pour les histoires denses : « Comme toute expé­rience que j’ai trouvée trau­ma­ti­sante, cela a été thé­ra­peu­tique d’écrire sur le sujet et de trans­for­mer, acti­ve­ment, ce récit de douleur en un récit d’espoir, d’humour même. Et de pouvoir le partager avec vous dans le cadre d’un drame fictif télé­vi­suel car je pense que la trans­pa­rence aide. » Je dirais même qu’au-delà d’aider, la trans­pa­rence peut sauver des vies.

Jennifer Padjemi

Journaliste culture et autrice de Féminismes et Pop Culture, paru en mars 2021 aux éditions Stock, elle s’intéresse à tous les phénomènes culturels qui façonnent notre époque et en particulier aux productions télévisées des années 1990 et 2000. Voir tous ses articles

S’aimer : pour une libération des sentiments

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