En Italie, tous les 25 avril, nous commémorons la fin du régime fasciste (1). En 2024, ce jour-là, une parole a été censurée à la télévision publique italienne : celle de l’intellectuel Antonio Scurati, auteur d’une biographie de Mussolini.
Dans un texte qui devait être lu lors d’une émission de RAI 3, l’écrivain reprochait au gouvernement italien d’extrême droite de ne pas honorer son devoir de mémoire et de ne jamais prononcer le mot « antifascisme ». Son intervention a été déprogrammée. D’aucuns y ont vu la mainmise de la présidente du Conseil Giorgia Meloni. En Italie, les épisodes de censure et de licenciements de journalistes se succèdent. Alors que le pays sera l’invité d’honneur de la Foire internationale du livre de Francfort [en octobre 2024], le gouvernement Meloni est accusé d’avoir censuré la participation du journaliste Roberto Saviano, auteur de Gomorra et figure des luttes antimafia ouvertement opposée à Fratelli d’Italia (2). Les atteintes portées aux droits des personnes minorisées se multiplient. Et des groupes d’ultradroite manifestent dans les rues le bras levé, sans craindre de représailles. Même si, en manifestation, on entend encore souvent le slogan « Siamo tutti antifascisti! (3) », l’antifascisme peine à mobiliser. C’est pourquoi il est urgent de nous réapproprier ce slogan et de créer un front antifasciste queer et féministe.
Selon la thèse de certain·es historien·nes, comme Emilio Gentile et Mimmo Franzinelli, depuis la mort de Mussolini et la fin du régime totalitaire, l’Italie n’a jamais vraiment rompu avec le fascisme, qui était au cœur de toutes les institutions et fonctions étatiques. Ce continuum a permis au parti Fratelli d’Italia d’accéder au pouvoir. Le slogan italien est donc l’expression d’une utopie, celle d’un Occident qui en aurait fini avec son macabre héritage. Il nomme ce qui est innommable, le « fascisme », qui, à l’instar du mot « génocide », renvoie l’Europe à ses crimes et à son déni. Comme le souligne Lorenzo Zamponi, professeur de sociologie à la Scuola Normale Superiore de Pise, « affirmer que nous sommes tous·tes antifascistes en manif, suggère que notre société ne l’est plus. En réalité, en Italie, nous n’avons jamais été tous·tes antifascistes ». Si ce combat fait peur au pouvoir en place, au point de censurer le discours d’un écrivain, c’est parce qu’il oblige une partie des Italien·nes à se prononcer ouvertement sur une idéologie qui, en réalité, fascine encore bon nombre d’entre elles et eux.
L’héritage communiste
Quelle est l’histoire de ce slogan qui embarrasse Giorgia Meloni ? Les premières occurrences du mot « antifascisme » remontent à 1922, lorsque le régime fasciste s’installe dans la Péninsule. Cette année-là, pour la première fois, le quotidien L’Humanité dénonce la police française qui livre les « antifascistes » italien·nes aux milices de Mussolini. Quelques mois plus tard, « l’Internationale communiste fait de l’antifascisme une catégorie politique à part entière. Il s’agit de lutter contre le fascisme qui s’élève en Europe », écrit la journaliste Pauline Petit (4). Certain·es antifascistes prennent ouvertement position contre le régime, avant d’être condamné·es à l’exil, à la prison ou à la mort. Le philosophe italien Benedetto Croce, qui dans un premier temps fut fasciné par le Duce, choisit son camp et rédige en 1925 un manifeste antifasciste, connu sous le nom d’Antimanifesto. Il répond au Manifeste des intellectuels fascistes publié quelques jours plus tôt par le philosophe Giovanni Gentile. Comme Croce, au-delà des frontières italiennes, d’autres intellectuel·les publient des tribunes qui plantent les graines d’un antifascisme européen.
C’est en y intégrant nos émotions qu’il sera possible de donner à notre lutte un nouveau souffle.
En 1926, Antonio Gramsci, philosophe et secrétaire du Parti communiste italien, est arrêté pour conspirationnisme par les fascistes, malgré son immunité parlementaire. Depuis sa prison, il conçoit une Italie où le prolétariat prendrait le pouvoir et inclut la « question méridionale (5) » dans la lutte marxiste. En dénonçant les crimes du Nord capitaliste, ayant annexé le Sud avec l’aide militaire des pays coloniaux européens pour en faire des terres d’exploitation, il décrit le fascisme comme une idée bourgeoise aux velléités coloniales. La Ligue du Nord, parti néofasciste dirigé par Matteo Salvini, vice-président du Conseil des ministres, s’est d’ailleurs construite sur la discrimination et la haine envers les Italien·nes du Sud ; l’intuition gramscienne reste donc particulièrement actuelle. « Dans un contexte où l’antifascisme devient un objet du présent, le slogan reprend de la force », estime le sociologue Lorenzo Zamponi.
Déclinaisons inclusives
Dans un article intitulé « Siamo tutte antifasciste! » [au féminin pluriel], publié dans L’Anticapitaliste, la militante révolutionnaire Manon Boltansky souligne que l’élection de Giorgia Meloni en septembre 2022 est survenue la même semaine que la Journée internationale pour le droit à l’avortement. Dans les manifestations féministes qui se déroulent pendant cette semaine de tensions, le slogan antifasciste apparaît décliné au féminin, ce qui montre la détermination des militant·es italien·nes à s’emparer du sujet pour se démarquer du fémonationalisme de la nouvelle présidente du Conseil.
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Depuis, en France, il est devenu fréquent de voir la devise féminisée pour marquer le lien entre la lutte contre l’extrême droite et la lutte pour les droits des femmes. L’élection de Giorgia Meloni doit « sonner comme une mise en garde funeste. Partout les femmes doivent continuer à se battre pour leur droit à disposer de leur corps. Elles ont raison de crier : “Siamo tutte antifasciste!” », écrit Manon Boltansky.
De la même façon, les luttes queers s’organisent contre les offensives antitrans portées par des personnalités d’extrême droite. Nous l’avons constaté sur les murs des villes de France : la devise se décline aussi en dehors de tout marqueur de genre, se transformant en « Siamo tuttx antifascistx! ». Comme le souligne la militante transféministe Farrah Youssef, les luttes transféministes et queers sont largement absentes des milieux dits « antifa » traditionnels, d’où l’importance de créer un front antifasciste plus ancré dans l’actualité. Lorsque l’antifascisme devient une affaire d’hommes cis blancs, il a tendance à être réduit à leur unique expérience sociale et politique. Or, il est essentiel de penser le fascisme en y apportant la perspective des personnes concernées par ses politiques mortifères. L’antifascisme est avant tout une stratégie pour s’opposer à ce que Farrah Youssef définit comme un « complexe industrialisé de mort », mettant en danger la vie de certaines populations.
L’antiracisme décolonial au cœur de l’antifascisme
Depuis les années 2020, avec la visibilisation du mouvement Black Lives Matter, les catastrophes migratoires et maintenant le génocide du peuple palestinien, le slogan invite à en finir avec le continuum colonial et à dénoncer les politiques antimigratoires de la droite européenne. Selon Lorenzo Zamponi, « comme tous les éléments de mémoire collective, l’antifascisme d’aujourd’hui raconte son époque et se structure avec force autour de l’antiracisme ». C’est précisément ce que Farrah Youssef, originaire de Rabat au Maroc, a vécu : « En arrivant en France en 2015, dit-elle, j’ai compris ce qu’était le continuum colonial et fasciste. Les deux sont rarement pensés conjointement. Y compris par les personnes concernées, qui ne réalisent parfois pas que ce lien existe alors qu’elles sont les premières victimes des nécropolitiques (6). » Nous ne devons jamais oublier que le racisme colonialiste est un point commun à de nombreux projets fascistes.
En 2021, Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur, a été accusé par le tribunal de Palerme, en Sicile, de séquestration et d’abus de pouvoir pour avoir bloqué en mer 147 migrant·es en 2019. Il avait refusé l’accès aux ports de l’île à plusieurs bateaux. Les Sicilien·nes, cibles des violences de l’extrême droite depuis des décennies, s’opposent à sa politique migratoire. « Siamo tutti antirazzisti! » [Nous sommes tous antiracistes], entend-on crier dans les rues de Catane, en solidarité avec les migrant·es.
L’antifascisme semble avoir du mal à s’organiser. Comme Farrah Youssef et bon nombre d’autres militant·es queers, j’estime que seules les luttes transféministes et antiracistes pourront donner un nouvel élan à l’antifascisme. Aujourd’hui, notre camp souffre d’un manque de connaissances réelles de son ennemi, parfois défini de façon grossière. Farrah Youssef craint que le slogan devienne un simple décorum militant. Selon sa perspective, pour créer un nouveau front antifasciste, il est important de « continuer à investir nos mots d’émotions », car c’est notamment par l’émotion qu’il sera peut-être possible de donner à notre lutte un nouveau souffle. Antonio Scurati, dans son discours censuré, insiste quant à lui sur l’importance de définir les termes : « Tant que ce mot, “antifascisme”, ne sera pas prononcé par ceux qui nous gouvernent, le fantôme du fascisme continuera d’infester la maison de la démocratie. » •
Costanza Spina Journaliste et auteur·ice, iel a publié en 2023 son premier essai, Manifeste pour une démocratie déviante. Amours queers face au fascisme (éditions Trouble).
Hélène Aldeguer Autrice de bande dessinée et illustratrice, elle s’intéresse aux luttes d’émancipation et aux mouvements antiracistes et anti-
impérialistes. Elle travaille actuellement à l’adaptation en BD des mémoires d’Emma Goldman, à paraître en 2025 aux éditions Futuropolis.
(1) Le 25 avril est la date choisie en Italie pour célébrer la fin de l’occupation nazie du pays et du régime fasciste instauré par Mussolini en 1945. Ce jour de la Libération est un jour férié.
(2) Frères d’Italie est un parti d’extrême droite dirigé par Giorgia Meloni depuis 2014. Il est arrivé en tête des élections législatives de 2022 et des européennes de 2024.
(3) Traduction : « Nous sommes tous antifascistes ! » C’est ici la formulation originale du slogan, énoncée au masculin dit « générique » – en italien, le i final est la marque du masculin pluriel, tandis que le e est la marque du féminin pluriel.
(4) Pauline Petit, « Croce contre Gentile, l’antifascisme à coups de manifestes », France Culture, 20 juillet 2023.
(5) Étude des causes des différences économiques et sociales en Italie, entre le Nord, industrialisé, et le Sud, paupérisé.
(6) Concept du philosophe Achille Mbembe, la nécropolitique est une stratégie politique qui impose la mort physique ou sociale de certaines populations.