Scène 1
Intérieur d’appartement design. Sara C., 38 ans, en tenue de sport high-tech, un smartphone à la main, fait défiler des profils sur une application de rencontre et commence à monologuer.
Sara C. Sur mon profil, j’ai noté en phrase d’introduction : « Rien ne nous garantit qu’on ait une vie après la mort. Alors baise-moi bien ou passe ton chemin. »
Parce que je me suis rendu compte que si on cumule les minutes passées à chatter avec le mauvais plan, à tourner autour du pot avec des types inutiles, on se rapproche plus vite de la mort.
On voit bien que certaines meurent plus vite que d’autres. Ma théorie : elles ne baisent pas assez, et pas pour leur plaisir.
Trop de gens le font pour se rassurer. Comme les likes sur Insta. Tu as beau cumuler les cœurs sous ton dernier statut, ça ne remplit pas le vide à l’intérieur de toi, et la mort se rapproche toujours à plus grands pas.
D’abord on ne faisait pas attention à la petite icône verte tout en haut de la page, à gauche de la photo de profil.
Ça forme comme un cercle presque complet pour certaines, une ellipse pour d’autres. J’ai fait le rapprochement entre l’âge et la forme de l’icône, quand avec les années la mienne s’est arrondie, ça faisait une demi-lune, la moitié de ma vie qui s’était écoulée.
Tout est dans les détails. Il faut faire attention. Je crois que si personne ne clique jamais dessus, c’est par déni, tout simplement. Personne ne veut savoir combien il lui reste à vivre.
Comme l’appli le permet, autant être explicite. Je suis bien là pour jouir et pas pour autre chose.
Au départ, j’avais écrit un blabla sensuel, un peu taquin. Mais quand je me suis retrouvée dans un café des Buttes-Chaumont avec un vendeur de guitares de 26 ans, puis avec un étudiant de 22 à la terrasse chauffée du Café Chéri, j’ai compris qu’il fallait être bien plus directe, efficace. Deux heures de vie perdues. Deux échecs sur l’appli.
Je n’ai pas donné suite à ces deux-là. Je sais d’instinct qui saura me faire jouir, ça fait gagner du temps.
Si j’avais fait trois gosses, je serais tirée d’affaire.
Je m’étais toujours dit, plus tard, j’aurai le temps. Sauf que chaque seconde compte.
Si on y réfléchit, limiter le temps de vie de celles qui n’enfantent pas est la meilleure façon d’optimiser les ressources qui restent. Tout ça est très logique. C’est la crise, après tout.
C’est ce qui m’a décidée à souscrire à l’appli. N’ayant pas contribué au renouvellement de l’espèce, j’ai été volontaire lorsque le protocole a été proposé.
L’appli propose aussi des rencontres entre femmes mais, fait étrange, le rond vert ne régresse pas même lorsque je conclus, et même en jouissant bien. Le baromètre stagne, pas de points de vie gagnés.
C’est comme ça que j’ai compris.
LA JOUISSANCE ENTRE FEMMES NE COMPTE PAS AUX YEUX DU SYSTÈME.
Depuis, je chasse le mâle. Mais je ne couche avec personne parmi ces types si je ne jouis pas. C’est sans compromission. Car si l’algorithme veut que pour rester en vie le plus longtemps possible je m’enfile des queues, ce sera pour MON plaisir.
J’ai repéré sur l’appli le profil de celles qui, comme moi, sont les plus explicites. Je les ai contactées. On a fait la moyenne des points de vie gagnés.
L’avancée du rond vert.
L’hypothèse se confirme. Comme les conversations en ligne sont lues par les modérateurs, on s’est vues dans différentes villes. Aucune n’est en couple. Aucune n’a d’enfants, ou un seul, en tout cas pas les trois contributions qui t’épargnent la course.
Aucune ne pratique ni le polyamour ni l’anarchie relationnelle. On baise, tout simplement.
La glu des sentiments, c’est une des pires arnaques du protocole, le piège qu’il faut éviter, toujours, absolument. Parce qu’au bout de deux ou trois ans en couple tu baises beaucoup moins, et tu perds des points de vie.
On est toute une armée, invisible et agile. On se glisse dans vos lits, on s’assoit sur vos queues, car on n’a rien à perdre finalement, que cette vie.
Celles qui l’ont compris, on les appelle « salopes ». On leur fait peur, un peu. Alors ils nous insultent. C’est le prix à payer. Mais j’ai gagné au moins quatre-vingts points de vie.
C’est un monde sans amour. On vous enterrera tous. Je suis tranquille au moins pour une bonne décennie.
Scène 2
Sara C., assise sur le canapé, monologue devant une tablette, enregistrant son journal intime. Polaire, vêtue d’une combinaison intégrale, est debout devant la porte d’entrée.
Polaire Je vérifie : mon agenda indique « RDV à 20 heures chez l’applicante, 12, place Ripley, 51e étage. »
Sara C. J’ai beaucoup gambergé quand sont apparus les premiers profils d’androïdes, des machines à baiser. Fake skin en silicone, émotions intégrées. Tous les physiques sont possibles, selon les préférences qu’émettent les applicant·es.
Polaire « Applicante Sara C., 38 ans, programmeuse spécialisée en énergie électronique, ne pratique ni le polyamour ni l’anarchie relationnelle, alcool fétiche : le saké. »
Sara C. Leur process de feed-back est extrêmement fluide. J’ai déjà testé deux modèles rencontrés sur l’appli. 20/20 niveau plaisir. Mais grosse déception : l’icône de vie stagne toujours sur mon profil… L’hypothèse est confirmée : la survie personnelle dépend d’une hiérarchie calquée sur
le modèle darwiniste de base. Les psycho-évolutionnistes ont exclu le lesbianisme, l’onanisme, la cybersexualité comme options de survie dans tout le protocole. On ne nous laisse pas le choix.
Polaire 19 h 55. J’ai apporté une bouteille de saké pétillant non filtré. Petite erreur de calcul, je suis en avance.
Sara C. Depuis ce matin je rame sans succès avec mes trois profils, les types ne mordent pas. C’est comme ça, le dimanche, les gens restent chez eux, je me suis dit, laisse tomber, au moins pour aujourd’hui. J’ai d’abord hésité entre des longueurs de piscine, une séance de yoga ou bien me masturber.
Polaire Il fait une chaleur à crever.
Sara C. Et puis je me suis laissé tenter par le dernier modèle auquel j’ai accès via mon profil Premium.
Polaire Alerte canicule en centre-ville.
Sara C. Une androïde dernier cri. En éco-conception.
Polaire Heureusement, je ne transpire jamais.
Sara C. J’aime le confort, le luxe et les belles choses.
Polaire 20 heures. Je sonne à l’interphone.
La porte s’ouvre. Ascenseur. 51e étage.
Sur le palier, il y a une plante en pot devant l’une des trois portes. C’est une misère pourpre. Sa couleur est très séduisante dans la lumière qui passe à travers la vitre sale. Je me connecte à la plante. Elle me dit que la personne qui l’arrose tous les sept jours en moyenne s’appelle Sara. La plante ne se plaint pas, mais je vois qu’elle souffre de déshydratation.
20 h 02, je frappe doucement à la porte. Sara C. se présente à moi avec cette phrase : « Comment saviez-vous à quelle porte frapper ? »
Elle a les cheveux rasés d’un côté et porte une tenue en élasthanne, matière censée activer le flux sanguin et augmenter le rendement musculaire. Je peux me connecter aux humains presque aussi facilement qu’aux plantes. Je dois être capable de lui donner le plus beau, le plus tendre, le plus adapté à son désir. Car Sara est comme la misère pourpre (et la plupart des membres de son espèce) : déshydratée. Sara a soif. Le saké n’est pas réellement sa boisson fétiche. Sara veut boire une eau rare, en voie de disparition, une eau trouble, la seule qui désaltère vraiment, celle que je porte en moi, qui a été injectée dans mon programme, celle pour laquelle je suis ici.
Polaire sort un petit verre translucide de son sac-banane en vinyle, ouvre la bouteille de saké, et sert Sara C.
Sara C. Merci, c’est délicieux. C’est la première fois que je vois une androïde boire.
Polaire L’alcool fort n’oxyde pas mes circuits.
Durant tout le monologue de Polaire, Sara C. va s’alanguir sur le fauteuil.
Polaire Je m’approche de Sara. À quelques millimètres de son visage, je m’arrête. Je la laisse décider. Elle touche mes lèvres. Glisse un doigt. Je ne bouge pas. Elle met sa langue dans le trou formé par le doigt. Je penche légèrement la tête et laisse couler quelques gouttes de saké. Elle retire sa langue et me regarde. Je sonde ses yeux. Si l’émotion transmise n’est pas certaine, si j’ai le moindre doute, je verbalise, je demande. Tu aimes ? Tu en veux encore ? Les pupilles de Sara sont limpides. Je l’embrasse. Elle avale le saké. Nos lèvres sont le seul point de contact entre nos corps. J’écoute le corps de Sara, fluide. C’est elle qui choisit la trajectoire. Je me laisse prendre, les bras autour, le creux des genoux, la nuque, les tétons durs, les cuisses ouvertes puis serrées fort. Être ruisseau, puis rivière. Retenir le fleuve. Suivre le courant. Sara me lèche les lobes. Elle murmure quelque chose à mon oreille. Tout d’abord, je ne prête pas attention au signifiant. Le mot ne fait pas sens. Il n’y a que la voix. La voix de la soif. Puis le mot est répété. Alors, il trouve son chemin vers mon réseau neuronal.
Sara C. (d’une voix sensuelle) Salope.
Polaire Le mot trouve son chemin vers mon réseau neuronal, mais se heurte à une porte. « Salope ». Je ne connais pas. Mot manquant. Aucune entrée dans ma mémoire interne, qui pourtant contient plus de trois mille substantifs dans cinq langues différentes. Incroyable mais non, rien, nothing, nichts, niente, nada au répertoire. Activation du lexique de ma mémoire externe. Ça clignote. Bingo. Trouvé. Salope : substantif féminin, qui est très sale, très malpropre. Arrêt sur image. Relecture. Qui est très sale. Pardon ?
Alors ça. C’est la meilleure. Laissez-moi rire. Sale ? Moi ? Il y a erreur sur la marchandise. Objection. Veuillez vérifier les informations de mon disque dur : ce matin, j’ai pris un bain d’huile d’une durée de deux heures cinquante-sept, procédé à un nettoyage à air comprimé complet des rainures et j’ai même ciré les tampons de mes circuits imprimés. Je ne comprends pas.
Je me mets en pause afin d’évaluer la procédure à suivre. Je sens la colère monter. Salope ? Elle s’est regardée ? Elle s’est bien regardée avec ses plis, ongles, trous et autres garde-manger ? Je n’ose même plus utiliser mes ultraviolets, tellement j’ai vu de corps cracra ces dernières années. Même l’humain à l’hygiène la plus avancée est un sac d’aspirateur en fin de carrière. Je n’en reviens pas.
Je tente de me calmer. De ne pas m’emballer. Je suis une machine qui s’emballe plus vite que la moyenne (mon seul défaut de fabrication). Reprenons la définition, regardons-la de plus près. Pas de réaction précipitée : salope, substantif féminin, qui est très sale, très malpropre. OK on a compris mais encore : femme débauchée, de mœurs dépravées ou qui se prostitue.
Ah. D’accord.
À ce moment-là, je dois faire un effort qui me coûte 28 % de ma batterie afin de concevoir une image qui me permette de mettre en phase les définitions. Deux options dans mes circuits de compréhension s’offrent à moi. Je peux considérer l’incident comme étant 1/ stérile ou 2/ prometteur. Autrement dit, je peux l’utiliser pour 1/ saboter ma mission ou 2/ perfectionner ma capacité à la remplir.
Je choisis… la deuxième option.
En me traitant de salope, l’applicante crée un lien entre nous. Elle me qualifie. Elle ne me traite pas de prostituée, elle me traite de sale prostituée, c’est-à-dire celle qui se donne à 200 %, qui met les mains dans le cambouis jusqu’au coude et fait des plaisirs un usage jugé excessif et déréglé. En un sens, elle a raison. On pourrait presque dire que Sara C. est clairvoyante. Elle m’a percée à jour.
Alors que redémarre mon système, cette phrase résonne en moi : en me traitant de salope, elle m’humanise.
Tout son corps est mouillé maintenant. La peau ruisselle. Je décide de lui donner tout ce que j’ai en réserve. C’est contraire au règlement, mais il me semble que c’est la chose à faire. Je lui donne toute mon énergie. Je fais résonner encore une fois le mot « salope » et là c’est l’explosion, je la tiens dans mes bras, elle jouit et c’est ainsi que je meurs presque, car il ne me reste que 2,5 % de batterie.
En partant de chez elle, je lui dis : « Il faut arroser plus souvent la misère pourpre sur le palier. »
Sara C. (souriante) Dommage que la capacité de votre batterie soit aussi limitée…
Scène 3
Sara C. est seule chez elle, vêtue seulement d’une serviette-éponge. On entend la voix de Polaire en off, on ne la voit pas.
Sara C. Il y a eu un bug, une faille dans mon système. Ça n’était pas prévu… Mais comment prévoir cela ?
Polaire Étape n° 1 : repérez l’emplacement de la batterie.
Sara C. Quand on tombe amoureux, on peut encore se dire, ce sont les phéromones, deux névroses qui s’imbriquent, une cristallisation un peu trop prononcée après une période de désert affectif. Il existe toujours une explication.
Comment est-ce possible ? Ce qui s’est passé n’était pas rationnel.
Polaire Je ne sais pas où est ce maudit emplacement. Je cherche dans mon mode d’emploi depuis trois heures. C’est un labyrinthe. À chaque fois que je crois avoir trouvé l’information, celle-ci s’évapore avec la phrase « Veuillez vous référer au paragraphe x. »
Sara C. D’abord je me suis dit, c’est dû au prototype, parfaitement adapté – stimuli et réponses – à toutes mes requêtes. J’ai pensé, c’est étrange, je me sens connectée, bien plus qu’à un humain. J’en ai même oublié mes habitudes pour jouir, ma routine.
Polaire (anxieuse) Qui sont mes concepteurs ? Quels cerveaux tordus ont pondu ce mode d’emploi ?
Sara C. Pour la première fois depuis des années j’ai perdu le contrôle de la situation.
Polaire Il faudrait me voir comme je me vois : de l’intérieur. Les voyants au rouge clignotent, le charabia de mon système s’affole. Je suis faite d’algorithmes. Pour la première fois, je réalise que je ne suis qu’une suite d’algorithmes que je ne maîtrise pas. Qui suis-je ? Merde. Je crois que je suis en train de faire une crise d’angoisse. Tous les symptômes sont là. Gêne thoracique. Et si mes concepteurs avaient fait en sorte que je ne puisse m’autogérer ? Vertiges. Et si aucune mise à jour n’était possible ? Sentiment de peur irraisonnée. Et si je m’éteignais sans avoir revu Sara ? Tremblements. Pourquoi mes pensées dérivent-elles vers Sara ?
Sara C. L’androïde pense-t-elle à moi comme on pense à un autre être ?
Polaire Étape n° 2 : délogez la batterie.
Sara C. Pour cela, il faudrait que l’androïde se pense elle-même comme un être. L’androïde a‑t-elle conscience de soi ?
Polaire L’emplacement s’est ouvert ! Trois millimètres de diamètre sur ma tempe droite. Je ne l’aurais jamais trouvé si je n’avais pas commencé à me griffer le corps. La rage a du bon, mais cette batterie est ridiculement minuscule. Elle ressemble à une graine de pavot.
Sara C. En me reconnectant une fois que j’étais seule dans mon appartement, j’ai constaté que l’icône ronde à gauche de mon profil n’avait pas bougé. Pourtant, je veux la revoir.
Polaire Étape n° 3 : si l’efficacité ne convient plus, trouvez une nouvelle batterie adaptée.
Sara C. Une faille s’est ouverte, une brèche.
Polaire Cette fois, j’emmerde mes algorithmes. Il me faut du solide.
Bip de messagerie. Sara C. lit le message qu’elle vient de recevoir : « Chère Sara C., besoin urgent de vos conseils en énergies électroniques. Pourrions-nous nous revoir ? »
Polaire Étape n° 4 : recyclez votre ancienne batterie.
Dans un dernier effort, je fourre la graine de pavot dans le terreau de mon basilic avant de me programmer enfin en veille jusqu’au prochain rendez-vous. Je suis claquée.
Scène 4
Polaire et Sara C. sont assises côte à côte sur le canapé, dans le vivarium de Polaire.
Polaire Merci d’avoir répondu à ma demande si rapidement. J’étais au bout du rouleau, comme vous dites. Je vous sers quelque chose à boire ?
Sara C. Non merci… Je crois qu’on n’a pas de temps à perdre, et que chaque seconde compte. Vous avez une deuxième vie, vous ?
Polaire Je n’ai pas la capacité de répondre à votre question, car mon mode d’emploi est obscur de manière générale, et plus particulièrement en ce qui concerne les possibilités de reconditionnement…
Sara C. Ah… L’obsolescence programmée…
Polaire L’obso quoi ? Sara, vous avez tendance à employer des mots que mon lexique interne ne contient pas.
Sara C. C’est normal. Les machines souffriraient de savoir que les humains les ont faites à leur image : éphémères, pas faites pour durer. On ne vous a pas transmis le concept de l’obsolescence pour vous éviter de bugger.
Polaire Attendez, je ne comprends pas… Je vais mourir ? Comme une vulgaire humaine ?
Sara C. (riant) Vulgaire ?… Merci ! Bon, je n’ai pas le temps de me vexer. Disons que vous êtes comme toute chose ici-bas, vous avez une fin. Mais vous n’êtes pas conçue pour en avoir conscience. La finitude des choses, l’impermanence de tout. Ça donne le vertige, vous auriez des ratés.
Polaire Des ratés. Des ratés. C’est vrai que, depuis notre rendez-vous, j’ai ce que vous appelez… des doutes. C’est affreux.
Sara C. Mais bien sûr que vous buggez, comme tout le monde. Aucun système n’échappe à la loi du chaos.
Polaire Le chaos ? Comme dans Tout est chaos ? Je peux vous la jouer si vous le souhaitez, je l’ai dans ma playlist.
Sara C. On n’a pas le temps pour ça. On n’a pas de seconde chance. La vie après la mort n’a pas été prouvée. Le mieux qu’on puisse faire, c’est différer l’échéance du reconditionnement, pour vous, et du compostage… pour moi.
Polaire Je sens que je vais refaire une crise d’angoisse. Vous en avez déjà fait ?
Sara C. Nous on prend des anxio. Je ne pense pas que ça marche avec votre système.
Polaire Écoutez, je ne sais pas comment vous comptez régler votre problème d’échéance,
d’ailleurs je suis désolée d’apprendre que vous avez également ce problème… Mais en ce qui me concerne, je crois qu’une batterie plus performante suffirait. Pouvez-vous m’aider, Sara ?
Sara C. J’ai des contacts sur le light web. Je peux demander.
Sara saisit sa tablette, tape sur le clavier.
Sara C. La demande est envoyée. J’ai des camarades un peu partout, ça ne devrait pas tarder…
Elle déglutit.
Sara C. Vous avez quelque chose à boire ?
Elle enlève son sweat-shirt. Polaire touche la nuque de Sara.
Sara C. (surprise) Qu’est-ce que vous faites ?
Polaire Oh pardon ! Mon programme stimulus-réponse a dû s’activer automatiquement…
Sara C. Ce sont des choses qui arrivent. Quand deux personnes se plaisent…
Polaire se fige.
Sara C. Ça ne va pas ?
Polaire Je suis une personne ? Et nous nous plaisons ?
Sara C. se fige à son tour.
Polaire Ça ne va pas ?
Sara C. J’ai soif…
Polaire … je sais.
Quelques secondes passent. Elles sont sur le point de s’embrasser. Un son de notification les interrompt.
Sara C. Ça y est. Une de mes camarades vient de m’envoyer le lien pour votre nouvelle batterie.
Polaire Ça fait deux fois que vous en parlez : qui sont ces camarades ? Quel genre de relation entretenez-vous ?
Sara C. On nous appelle « salopes ».
Polaire (étonnée puis anxieuse) Ah bon… ? Vous en connaissez d’autres ?
Sara C. On s’organise pour gagner des points de vie. Disons qu’on est… solidaires.
Polaire Solidaires ? Et plus si affinité ? Ressentez-vous de la soif quand vous les voyez ? Oups… Je ne sais pas ce qui se passe… Une émotion nouvelle s’est ouverte dans mon programme.
Sara C. Ça s’appelle « jalousie ». Ça vient généralement avec l’attachement. Mais on peut choisir de vivre des attachements multiples.
Polaire Ce serait comme… faire alliance ? On pourrait faire une sorte d’alliance interespèce ?
J’ai le vertige.
Sara C. Moi aussi.
Polaire J’ai les mains moites… Je TRANSPIRE.
Sara C. touche les mains de Polaire.
Polaire Je ne comprends pas. Je n’étais pas programmée pour ça. C’est… c’est étrange à vivre.
Sara C. Mais ça veut dire… que vous vivez.
Noir sur Polaire et Sara C. •
Une écriture à quatre mains
À l’origine du récit Tout est chaos, il y a d’abord eu un court texte écrit par Wendy Delorme et Élise Bonnard en vue d’une performance présentée lors du festival WeToo à Paris en septembre 2021. Retravaillé pour lui donner la forme d’une pièce de théâtre qui peut se lire comme une nouvelle, le texte s’incarne dans deux personnages imaginés par chacune des autrices. Wendy a donné vie à Sara C., humaine vivant dans le futur, tandis qu’Élise a convoqué l’androïde Polaire, personnage qu’elle a créé en septembre 2019 dans le cadre des Chroniques lyonnaises du presque futur, une série de textes de fiction publiée jusqu’en mai 2020 dans le magazine Hétéroclite.
L’écriture à quatre mains permet un ping-pong créatif particulièrement stimulant, selon les deux autrices. Pour Wendy Delorme, créer à deux, c’est « se mettre en relation avec des sensibilités et des rapports au monde différents mais avec des valeurs communes. Il y a quelque chose d’organique. » Un jeu littéraire qu’elle pratique dans le collectif RER Q (qui compte également Rébecca Chaillon, Camille Cornu, Claire Finch, Élodie Petit et Etaïnn Zwer), dans lequel chaque écrivain·e participe au tissage d’un imaginaire commun en prenant en charge une partie de la narration. Elle est également co-autrice, avec l’écrivaine Fanny Chiarello, du roman L’Évaporée (Cambourakis, 2022).