Les hommes politiques ont-ils droit à une vie privée ?

« Il est important que les hommes entrés en politique pré­servent leur vie per­son­nelle », disent les uns. Certes, mais « le privé est politique », répondent les fémi­nistes. Héritée de la pensée libérale, la sépa­ra­tion entre sphères politique et privée fait le lit des violences patriar­cales, explique la phi­lo­sophe Manon Garcia.
Publié le 10 janvier 2023
mock-up article La Déferlante 9 - Chronique Manon Garcia « Les politiques ont-ils droit d'avoir une vie privée »

Dans le sillage des affaires Coquerel, Bouhafs, Quatennens et Bayou – quatre figures de la gauche accusées de com­por­te­ments sexistes ou de violences sexuelles (lire aussi notre enquête Violences sexuelles : au cœur des cellules d’enquêtes des partis de gauche ) –, une convic­tion bien française ne cesse de refaire surface : il serait très important que les hommes poli­tiques (parce qu’il s’agit toujours d’hommes) puissent avoir une vie privée.

Beaucoup de gens voient en effet dans la double vie de Mitterrand, dans les infi­dé­li­tés notoires de Chirac ou les heures que Dominique Strauss-Kahn passait chaque jour hors de Bercy lorsqu’il était ministre de Jospin, une source de fierté nationale : nous, au moins, nous ne suc­com­bons pas au supposé puri­ta­nisme américain et à son obsession de la trans­pa­rence. Que François Hollande quitte l’Élysée en scooter la nuit pour voir sa maîtresse ne regarde que lui. Et il est tentant, en effet, de penser que le personnel politique devrait, comme tout le monde, avoir droit à une sphère privée.

Le rai­son­ne­ment, hérité de la pensée libérale, est géné­ra­le­ment le suivant : il faut protéger l’individu des inter­ven­tions liber­ti­cides de l’État et laisser, autant que possible, les gens mener leur vie comme ils l’entendent. Un tel rai­son­ne­ment est loin d’être toujours nuisible : c’est celui-là même qui a permis, par exemple, la dépé­na­li­sa­tion de l’homosexualité aux États-Unis avec l’arrêt Lawrence versus Texas rendu par la Cour suprême en 2003. En recon­nais­sant à tous les individus un droit à la vie privée, on leur reconnaît le droit d’avoir des pratiques homo­sexuelles. Dans l’Union euro­péenne, on a, sur la même base, reconnu théo­ri­que­ment le droit d’avoir toutes les pratiques sexuelles que l’on désire à condition qu’elles soient consen­ties par les deux partenaires.

Des violences intrafamiliales souvent invisibilisées

Alors pourquoi un tel malaise lorsque, le 18 septembre dernier, le député LFI Adrien Quatennens, après avoir admis qu’il avait giflé sa compagne (lire page 33), demandait dans un com­mu­ni­qué de presse que « [son] droit à la vie privée soit respecté » ? Pourquoi, dans ce type d’affaires, les fémi­nistes rappellent-elles inlas­sa­ble­ment que « le privé est politique » et qu’il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment dangereux dans l’idée d’une sphère privée placée à l’abri des regards et de la loi ?

La première objection, majeure, contre la division du monde entre une sphère publique et une sphère privée, c’est qu’elle est dan­ge­reuse pour les femmes et les enfants. C’est au nom de cette dis­tinc­tion et de l’idée que la sphère privée serait organisée par des liens d’amour et de bien­veillance que les violences domes­tiques, l’inceste, la majorité des viols et agres­sions sexuelles ont longtemps échappé à la loi. Une telle concep­tion fait de la cellule familiale une boîte noire dans laquelle la puissance publique ne doit pas entrer. Pourtant, loin de l’image d’Épinal de la paix des ménages, les chiffres* sont formels : 213 000 femmes par an sont victimes de violences de la part de leur conjoint ou ex, 47 % des violences sexuelles sont commises par un compagnon ou ex-compagnon et 18 % des femmes déclarent avoir subi des violences dans leur entourage familial avant l’âge de 18 ans.

Le manque de cohérence des hommes de gauche

La seconde objection, plus phi­lo­so­phique, porte sur la dimension fon­da­men­ta­le­ment sexiste de cette sépa­ra­tion. Car cette dis­tinc­tion va de pair avec une exclusion : comme le montre la phi­lo­sophe Carole Pateman dans Le Contrat sexuel (La Découverte, 2010), cette sépa­ra­tion entre le public et le privé a his­to­ri­que­ment été pensée pour cantonner les femmes à la sphère privée. Chez le phi­lo­sophe anglais du xviie siècle, John Locke, c’est parce que le pouvoir de l’homme sur la femme est considéré comme naturel et néces­saire qu’il faut faire une dif­fé­rence entre la sphère privée, lieu de ce pouvoir, et la sphère publique, où des hommes libres et égaux contri­buent à l’organisation de la vie publique.

Les fémi­nistes ont remis en question, en par­ti­cu­lier depuis les années 1970, l’idée que les relations de la sphère privée ne seraient pas poli­tiques. Au sein des groupes de parole non mixtes mis en place pour que les femmes partagent leurs expé­riences quo­ti­diennes émerge une évidence : les violences, les humi­lia­tions, le non-partage des tâches n’ont rien d’individuel. Ce sont des mani­fes­ta­tions, au niveau de la famille, d’un système de domi­na­tion qui structure la société dans son ensemble.

Le com­mu­ni­qué de presse livré par Quatennens en septembre est, malgré lui, une démons­tra­tion de cette thèse. Il croit raconter l’histoire banale d’un couple qui se déchire, mais on y retrouve des régu­la­ri­tés maintes fois mises en évidence par les études socio­lo­giques sur les violences dans le couple. L’élu dit avoir du mal à accepter le divorce à l’initiative de son épouse, or on sait que la sépa­ra­tion est le moment où les femmes courent les plus grands dangers de violences dans le couple. Il parle d’une simple gifle, or on sait que la mini­mi­sa­tion de la violence exercée est un des ressorts pri­mor­diaux de ces violences (et de fait, l’ex-compagne du député, Céline Quatennens, a déclaré un mois plus tard avoir subi « depuis plusieurs années […] des violences physiques et morales »). Il mentionne en passant les centaines de SMS qu’il lui a adressées, or on sait que le har­cè­le­ment est une des formes les plus clas­siques de cette domi­na­tion de la sphère privée. Lorsque l’on objective le récit de ce que Jean-Luc Mélenchon a voulu voir comme un simple « divorce conflic­tuel », on y retrouve la violence du patriar­cat dans ce qu’elle a à la fois de banal et d’éminemment politique.

Exiger que les res­pon­sables poli­tiques de gauche, qui disent incarner des idéaux d’émancipation de toutes et tous, quittent leur fonction lorsqu’ils sont accusés de violences sexistes dans leur vie privée ne relève donc pas d’un prétendu sta­li­nisme ou wokisme, ou encore d’un quel­conque mépris de la pré­somp­tion d’innocence, mais d’une simple exigence de cohérence. Personne ne s’offusquerait de l’idée que l’on ne puisse pas être député vert ou insoumis tout en étant marchand de sommeil ou patron voyou. Cessons, col­lec­ti­ve­ment, d’avoir suf­fi­sam­ment peu de consi­dé­ra­tion pour les femmes pour penser que leur oppres­sion est un détail que l’on peut balayer d’un revers de la main (ou d’un tweet). •

Cette chronique de Manon Garcia est la première d’une série de quatre.

* Le rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2019 est consul­table sur le site du ministère de l’Intérieur, et « Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes » 2020 sur celui d’Arrêtons les violences

Baiser : pour une sexualité qui libère

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°9 Baiser (février 2023)

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