Dans le sillage des affaires Coquerel, Bouhafs, Quatennens et Bayou – quatre figures de la gauche accusées de comportements sexistes ou de violences sexuelles (lire aussi notre enquête Violences sexuelles : au cœur des cellules d’enquêtes des partis de gauche ) –, une conviction bien française ne cesse de refaire surface : il serait très important que les hommes politiques (parce qu’il s’agit toujours d’hommes) puissent avoir une vie privée.
Beaucoup de gens voient en effet dans la double vie de Mitterrand, dans les infidélités notoires de Chirac ou les heures que Dominique Strauss-Kahn passait chaque jour hors de Bercy lorsqu’il était ministre de Jospin, une source de fierté nationale : nous, au moins, nous ne succombons pas au supposé puritanisme américain et à son obsession de la transparence. Que François Hollande quitte l’Élysée en scooter la nuit pour voir sa maîtresse ne regarde que lui. Et il est tentant, en effet, de penser que le personnel politique devrait, comme tout le monde, avoir droit à une sphère privée.
Le raisonnement, hérité de la pensée libérale, est généralement le suivant : il faut protéger l’individu des interventions liberticides de l’État et laisser, autant que possible, les gens mener leur vie comme ils l’entendent. Un tel raisonnement est loin d’être toujours nuisible : c’est celui-là même qui a permis, par exemple, la dépénalisation de l’homosexualité aux États-Unis avec l’arrêt Lawrence versus Texas rendu par la Cour suprême en 2003. En reconnaissant à tous les individus un droit à la vie privée, on leur reconnaît le droit d’avoir des pratiques homosexuelles. Dans l’Union européenne, on a, sur la même base, reconnu théoriquement le droit d’avoir toutes les pratiques sexuelles que l’on désire à condition qu’elles soient consenties par les deux partenaires.
Des violences intrafamiliales souvent invisibilisées
Alors pourquoi un tel malaise lorsque, le 18 septembre dernier, le député LFI Adrien Quatennens, après avoir admis qu’il avait giflé sa compagne (lire page 33), demandait dans un communiqué de presse que « [son] droit à la vie privée soit respecté » ? Pourquoi, dans ce type d’affaires, les féministes rappellent-elles inlassablement que « le privé est politique » et qu’il y a quelque chose de profondément dangereux dans l’idée d’une sphère privée placée à l’abri des regards et de la loi ?
La première objection, majeure, contre la division du monde entre une sphère publique et une sphère privée, c’est qu’elle est dangereuse pour les femmes et les enfants. C’est au nom de cette distinction et de l’idée que la sphère privée serait organisée par des liens d’amour et de bienveillance que les violences domestiques, l’inceste, la majorité des viols et agressions sexuelles ont longtemps échappé à la loi. Une telle conception fait de la cellule familiale une boîte noire dans laquelle la puissance publique ne doit pas entrer. Pourtant, loin de l’image d’Épinal de la paix des ménages, les chiffres* sont formels : 213 000 femmes par an sont victimes de violences de la part de leur conjoint ou ex, 47 % des violences sexuelles sont commises par un compagnon ou ex-compagnon et 18 % des femmes déclarent avoir subi des violences dans leur entourage familial avant l’âge de 18 ans.
Le manque de cohérence des hommes de gauche
La seconde objection, plus philosophique, porte sur la dimension fondamentalement sexiste de cette séparation. Car cette distinction va de pair avec une exclusion : comme le montre la philosophe Carole Pateman dans Le Contrat sexuel (La Découverte, 2010), cette séparation entre le public et le privé a historiquement été pensée pour cantonner les femmes à la sphère privée. Chez le philosophe anglais du xviie siècle, John Locke, c’est parce que le pouvoir de l’homme sur la femme est considéré comme naturel et nécessaire qu’il faut faire une différence entre la sphère privée, lieu de ce pouvoir, et la sphère publique, où des hommes libres et égaux contribuent à l’organisation de la vie publique.
Les féministes ont remis en question, en particulier depuis les années 1970, l’idée que les relations de la sphère privée ne seraient pas politiques. Au sein des groupes de parole non mixtes mis en place pour que les femmes partagent leurs expériences quotidiennes émerge une évidence : les violences, les humiliations, le non-partage des tâches n’ont rien d’individuel. Ce sont des manifestations, au niveau de la famille, d’un système de domination qui structure la société dans son ensemble.
Le communiqué de presse livré par Quatennens en septembre est, malgré lui, une démonstration de cette thèse. Il croit raconter l’histoire banale d’un couple qui se déchire, mais on y retrouve des régularités maintes fois mises en évidence par les études sociologiques sur les violences dans le couple. L’élu dit avoir du mal à accepter le divorce à l’initiative de son épouse, or on sait que la séparation est le moment où les femmes courent les plus grands dangers de violences dans le couple. Il parle d’une simple gifle, or on sait que la minimisation de la violence exercée est un des ressorts primordiaux de ces violences (et de fait, l’ex-compagne du député, Céline Quatennens, a déclaré un mois plus tard avoir subi « depuis plusieurs années […] des violences physiques et morales »). Il mentionne en passant les centaines de SMS qu’il lui a adressées, or on sait que le harcèlement est une des formes les plus classiques de cette domination de la sphère privée. Lorsque l’on objective le récit de ce que Jean-Luc Mélenchon a voulu voir comme un simple « divorce conflictuel », on y retrouve la violence du patriarcat dans ce qu’elle a à la fois de banal et d’éminemment politique.
Exiger que les responsables politiques de gauche, qui disent incarner des idéaux d’émancipation de toutes et tous, quittent leur fonction lorsqu’ils sont accusés de violences sexistes dans leur vie privée ne relève donc pas d’un prétendu stalinisme ou wokisme, ou encore d’un quelconque mépris de la présomption d’innocence, mais d’une simple exigence de cohérence. Personne ne s’offusquerait de l’idée que l’on ne puisse pas être député vert ou insoumis tout en étant marchand de sommeil ou patron voyou. Cessons, collectivement, d’avoir suffisamment peu de considération pour les femmes pour penser que leur oppression est un détail que l’on peut balayer d’un revers de la main (ou d’un tweet). •
Cette chronique de Manon Garcia est la première d’une série de quatre.
* Le rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2019 est consultable sur le site du ministère de l’Intérieur, et « Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes » 2020 sur celui d’Arrêtons les violences