Violences sexuelles : « Les organisations politiques ne comprennent que le rapport de force »

Publié le 10/06/2022

Modifié le 16/01/2025

Alors que s’achève une campagne des légis­la­tives secouée par des accu­sa­tions de violences sexuelles et de viols à l’encontre de per­son­na­li­tés poli­tiques, nous donnons la parole à Mathilde Viot. Collaboratrice politique au sein de La France insoumise (LFI), cofon­da­trice du mouvement #MeTooPolitique et de l’Observatoire des violences sexuelles et sexistes en politique, elle détaille ici les méca­nismes d’impunité à l’œuvre dans la classe politique et les moyens de les combattre. Un entretien réalisé par Nora Bouazzouni, jour­na­liste et membre du comité éditorial de La Déferlante. 

Sur le terrain, comment se traduit votre travail contre les violences sexuelles et sexistes ?

L’Observatoire des violences sexuelles et sexistes en politique est l’aboutissement d’une lutte politique amorcée avec le collectif Chair col­la­bo­ra­trice en 2016, dans la foulée de l’affaire Baupin, puis avec la tribune signée en novembre dernier par presque 300 femmes du monde politique demandant à ce que les partis s’engagent à ne pas faire tra­vailler ni pro­mou­voir ni investir d’hommes mis en cause pour des violences sexistes ou sexuelles. Il nous fallait maintenir la pression sur les partis poli­tiques et faire la démons­tra­tion, à travers un relais média­tique, qu’ils n’en avaient rien à faire, de ces violences. Nous avons donc créé l’Observatoire en février dernier, en vue des élections pré­si­den­tielle et légis­la­tives, pour signaler aux partis qu’on allait les surveiller.

Nous relayons les articles de presse qui relatent des accu­sa­tions contre des hommes poli­tiques et nous pointons du doigt les partis qui n’agissent pas. Nous avons par exemple obtenu le retrait de la can­di­da­ture de

Jérôme Peyrat [candidat aux légis­la­tives investi par la majorité pré­si­den­tielle, il a été condamné en septembre 2020 pour violences conju­gales] malgré la résis­tance de La République en marche (LREM) et les propos de son délégué général, Stanislas Guerini, affirmant qu’il était un « honnête homme ». Nous sommes en train de faire la démons­tra­tion de notre analyse : en forçant le pouvoir politique à nous répondre, on montre bien qu’il se fiche des violences.

 

« Il EXISTE UNE “JURISPRUDENCE DARMANIN” QUI REND IMPOSSIBLE D’ÉCARTER DAMIEN ABAD MAINTENANT QU’IL EST NOMMÉ » 

 

Vous sentez que les lignes com­mencent à bouger ?

C’est une période assez sur­pre­nante, parce qu’on a des allié·es inattendu·es : Rachida Dati, par exemple ou Aurélien Pradié, député et secré­taire général Les Républicains, assez avant-gardiste pour son parti sur ces questions-là. Notre objectif, c’est de forcer tout le monde à se posi­tion­ner et c’est ce qui se produit. Et puis quelques partis et ins­ti­tu­tions (LFI, Europe Écologie-Les Verts, LREM, et l’Assemblée nationale) se sont dotées d’outils, notamment de cellules de veille, pour pouvoir prendre leurs res­pon­sa­bi­li­tés… tout en évitant que ces outils marchent trop bien.

C’est-à-dire ?

Les orga­ni­sa­tions n’écartent pas les mis en cause ! Ce qui les préoccupe, ce n’est pas que les femmes soient cor­rec­te­ment traitées dans leurs orga­ni­sa­tions, c’est de se retrouver écla­bous­sées par un procès ou par des accu­sa­tions mettant en cause des res­pon­sa­bi­li­tés personnelles.

Damien Abad, tout juste nommé ministre des Solidarités, et Taha Bouhafs, investi par LFI pour les légis­la­tives, sont tous les deux visés par des accu­sa­tions de violences sexuelles. La dif­fé­rence de trai­te­ment de ces affaires dans leurs for­ma­tions res­pec­tives vous a‑t-elle surprise ?

Sur l’affaire Damien Abad, il existe la « juris­pru­dence Darmanin » qui rend impos­sible le fait de l’écarter une fois qu’il est ministre – s’ils limogent l’un, ils doivent limoger l’autre. Concernant Taha Bouhafs, j’ai été assez surprise par la rapidité de la réaction du côté de La France insoumise. La cellule a été saisie, elle a pu conduire des auditions et prendre une décision. Mais ces démarches auraient dû être effec­tuées avec plus de trans­pa­rence, sans laisser le choix à Taha Bouhafs de retirer ou non sa candidature.

Quelles sont les recom­man­da­tions de votre Observatoire ?

L’article 40 du Code de procédure pénale impose l’obligation pour toute autorité consti­tuée, tout officier public, toute officière publique, tout ou toute fonc­tion­naire, de signaler des crimes ou délits portés à sa connais­sance. Mais rien de tout cela n’est assorti de sanctions, donc personne ne signale. Il faut former les élu·es, les collaborateur·ices, les bénévoles… bref, toutes les personnes qui tra­vaillent en politique. Nous pourrions aussi étendre les missions de la Haute Autorité pour la trans­pa­rence de la vie publique au recen­se­ment et à la prise en compte des violences sexistes et sexuelles, qui doivent devenir incom­pa­tibles avec la charge d’un ministère ou d’une fonction élective. Actuellement, cet organe ne se préoccupe que des conflits d’intérêts liés aux emplois familiaux ou à la décla­ra­tion des patri­moines des élu·es, par exemple.

Il nous faut enfin mettre des choses en place pour soutenir les victimes. Les attaques sys­té­ma­tiques en dif­fa­ma­tion concernent beaucoup de mili­tantes ; on les appelle « pro­cé­dures bâillon » : elles sont le plus souvent passées sous silence et coûtent très cher en frais de justice. On pourrait imaginer des mani­fes­ta­tions de soutien devant les tribunaux, pour attirer la presse, les pouvoirs publics, et entrer dans un rapport de force – parce que les orga­ni­sa­tions poli­tiques ne com­prennent que ça.

Que répondre à Élisabeth Borne et aux membres de la classe politique qui, en nombre, bran­dissent la pré­somp­tion d’innocence comme un totem d’immunité ?

Il n’est pas question de jeter Damien Abad en prison sans procès ! Il est question de savoir s’il va pouvoir serei­ne­ment effectuer sa mission d’intérêt public et s’il incarne quelque chose de com­pa­tible avec l’intérêt général. En France, les entre­prises privées sont censées mettre à pied toute personne mise en cause pour har­cè­le­ment ou violences, puis effectuer une enquête interne et éven­tuel­le­ment licencier la personne mise en cause. La Cour de cassation a d’ailleurs confirmé que, même si un jugement judi­ciaire inter­ve­nait pour classer l’affaire sans suite, le licen­cie­ment restait valable. On demande que les ministres se voient appliquer une loi aussi sévère que l’ensemble des citoyen·nes. On peut se situer dans un registre moral sans forcément de recours juridique à la clef.

Pourtant, les représentant·es poli­tiques renvoient sys­té­ma­ti­que­ment les victimes dans les cordes de la justice…

Parce qu’elles et ils savent pré­ci­sé­ment que c’est un organe dys­fonc­tion­nel et que, par consé­quent, c’est extrê­me­ment précieux de pouvoir l’utiliser comme un outil de « lavage ». Certaines décisions, comme le clas­se­ment sans suite, évoquent pour tout le monde la dis­cul­pa­tion, alors qu’il s’agit sim­ple­ment d’un abandon de procédure faute d’éléments de preuve suf­fi­sants. Pour protéger les victimes, il faut rénover ce mécanisme judi­ciaire et éduquer les gens et les médias sur les mots de la justice.

À deux jours des légis­la­tives, continuez-vous de recevoir des témoi­gnages concer­nant des candidat·es ?

Oui, tous les jours. Mais aucun, pour le moment, qui nécessite un signa­le­ment au procureur de la République.
📖 ⟶ Mathilde Viot a publié le 25 mai son premier essai : L’homme politique, moi j’en fais du compost, aux éditions Stock.

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Nora Bouazzouni

Journaliste traductrice et autrice. Son dernier livre, Mangez les riches !  La lutte des classes passe par l’assiette est paru en octobre 3023 (éditions Nourriturfu). Voir tous ses articles