Jeux vidéo : les féministes crèvent l’écran

Sexualisation à outrance des héroïnes, violences sexuelles envers des salariées des studios, attaques et menaces en ligne : alors que les femmes repré­sentent près de la moitié des adeptes de jeux vidéo, l’univers des « gamers » leur demeure hostile. Depuis une dizaine d’années, des joueuses et des déve­lop­peuses de la nouvelle géné­ra­tion montent au front pour défendre leur place.
Publié le 05/10/2022

Modifié le 24/02/2025

Jeux vidéos : les féministes crèvent l'écran La Déferlante 8

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

Ce n’est pas tous les jours qu’une militante féministe peut savourer sa victoire. Anita Sarkeesian s’est accordé ce plaisir en mars 2022, à la Game Developers Conference (GDC), un évènement dédié aux professionnel·les du jeu vidéo à San Francisco. 

« J’ai longtemps été le cauchemar de certains gamers : je repré­sen­tais un nouveau monde, celui où les déve­lop­peurs n’étaient plus libres, c’est-à-dire qu’on leur demandait de raconter des histoires où les femmes étaient des personnes humaines », a affirmé non sans ironie la blogueuse américano-canadienne, qui s’est fait connaître en dénonçant la misogynie dans la pop culture. Dix ans plus tôt, en 2012, Anita Sarkeesian lançait un appel aux dons pour financer une série de vidéos : Tropes vs Women in Video Games (lit­té­ra­le­ment : « les clichés contre les femmes dans les jeux vidéo »). Son but était d’analyser les sté­réo­types sexistes qui collent à la peau des héroïnes vir­tuelles, souvent réduites à des objets de désir pour les joueurs hétérosexuels. 

Très vite, Anita Sarkeesian reçoit des insultes sur les réseaux sociaux ; elle est même menacée d’un attentat à la bombe. Cette violence participe à la média­ti­sa­tion de la campagne de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif, qui finit par récolter près de 160 000 dollars, soit 26 fois le montant ini­tia­le­ment visé. Anita Sarkeesian réalisera vingt vidéos au total, diffusées sur YouTube entre 2013 et 2017. Elle a contribué à visi­bi­li­ser la question des repré­sen­ta­tions des femmes dans les jeux vidéo et elle est devenue l’une des figures de proue de la révo­lu­tion féministe qui secoue ce milieu depuis dix ans. « Finalement, leurs craintes se sont réalisées. Nous avons gagné », c’est avec ces mots que la vidéaste concluait son discours.

En 2014, le tournant du Gamergate

Plus de la moitié de la popu­la­tion française joue au moins une fois par semaine aux jeux vidéo. 47 % sont des femmes1« Les Français et le jeu vidéo », étude réalisée par SELL/ Mediamétrie auprès d’un échan­tillon de 4 016 inter­nautes âgé·es de 10 ans et plus, novembre 2021.. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, les jeux vidéo ont longtemps été la chasse gardée des hommes. La France a connu une affaire similaire à celle d’Anita Sarkeesian. Après la publi­ca­tion, entre 2012 et 2013, sur le blog Genre ! créé par Anne-Charlotte Husson de deux articles traitant de l’apologie du viol et du sexisme dans la presse vidéo­lu­dique et les milieux geek, la déve­lop­peuse française Mar Lard a été harcelée, subissant pendant de longs mois un torrent d’insultes, des menaces de mort et de viol.

C’est en 2014 que ce type de violence misogyne a atteint son apogée, avec l’affaire dite du « Gamergate ». Une déve­lop­peuse indé­pen­dante amé­ri­caine, Zoë Quinn, se retrouve au cœur d’un ouragan de haine. En cause, un ex-petit ami qui l’accuse via un article de blog d’avoir eu une relation avec un jour­na­liste spé­cia­li­sé dans les jeux vidéo. Des gamers orchestrent alors une campagne de har­cè­le­ment contre Zoë Quinn et de nom­breuses per­son­na­li­tés féminines du milieu – parmi les­quelles Anita Sarkeesian et la militante féministe et créatrice de jeux vidéo Brianna Wu –, sous couvert de dénoncer de supposées conni­vences entre la presse vidéo­lu­dique et l’industrie. Il s’agit évi­dem­ment d’un prétexte : ce qui déclenche l’affaire, c’est bien que Zoë Quinn est une femme et qu’elle utilise le jeu vidéo pour mettre en scène des per­son­nages et des expé­riences dif­fé­rentes de celles géné­ra­le­ment proposées.

L’une de ses premières œuvres, Depression Quest (2013), qui met le joueur ou la joueuse dans la peau d’une personne dépres­sive, avait d’ailleurs attiré les foudres de certains gamers quelques mois plus tôt. Développeuses, jour­na­listes ou simples joueuses, toutes deviennent des cibles poten­tielles, surtout si elles expriment des opinions fémi­nistes en ligne. Certaines victimes perdent leur emploi, d’autres doivent déménager face à l’intensité des menaces. 

Si l’affaire démarre pendant l’été 2014 – d’abord sur des forums spé­cia­li­sés, comme Reddit ou 4chan, puis un peu partout sur le web –, elle aura fina­le­ment des réper­cus­sions pendant plusieurs années. Le Gamergate fera même office de labo­ra­toire pour des tech­niques de mani­pu­la­tion et de har­cè­le­ment en ligne utilisées par l’extrême droite amé­ri­caine, notamment par des partisan·es de Donald Trump, élu président des États-Unis deux ans plus tard, en 2016. 

« On savait déjà que la com­mu­nau­té des gamers était réac et misogyne. Avec le Gamergate, on a réalisé qu’elle était aussi dan­ge­reuse », se souvient Erwan Cario, jour­na­liste à Libération, spé­cia­liste des jeux vidéo. Zoë Quinn portera d’abord plainte contre son ex-compagnon pour har­cè­le­ment, avant de la retirer en 2016, fatiguée des attaques inces­santes et de la mauvaise gestion de cette affaire par la police et la justice.

Les jeux vidéo, un marqueur de virilité

Aux racines de cette violence, on retrouve un phénomène bien par­ti­cu­lier : le gate­kee­ping, soit le contrôle de l’entrée de nouvelles et nouveaux venu·es dans une com­mu­nau­té. Dans le cas des jeux vidéo, il s’exprime notamment au travers de pratiques comme le har­cè­le­ment des joueuses sur les réseaux sociaux, ou les remarques sexistes qui pullulent dans les chats écrits et vocaux de jeux en ligne. 

« Les jeux vidéo sont une industrie cultu­relle très jeune, par rapport au cinéma par exemple. Son évolution doit être replacée dans l’histoire de l’informatique, d’où les femmes ont été exclues », explique Esteban Giner, doctorant au Centre de recherche sur les média­tions (Crem) de l’université de Lorraine. Au début de leur com­mer­cia­li­sa­tion, dans les années 1970, les jeux vidéo étaient consi­dé­rés comme une pratique non genrée. Assez vite, le marketing a associé leur usage aux garçons, avec des réfé­rences à des intérêts dits « masculins » : les aventures, la guerre, le sport, etc. « Contrairement à d’autres milieux culturels, les jeux vidéo ont fait l’objet d’une forte construc­tion iden­ti­taire. Notamment parce que les gamers étaient la cible d’attaques de la part des milieux conser­va­teurs, religieux… Les jeux vidéo sont alors devenus un marqueur d’appartenance très fort pour certains hommes. »


« Les jeux vidéo sont consi­dé­rés comme un loisir impro­duc­tif. Or, on attend plutôt des femmes qu’elles se consacrent à des choses utiles. »

Esteban Giner


Dans ce contexte, toute personne perçue comme dif­fé­rente est traitée avec méfiance, voire violence. Les joueuses sont forcément des intruses. On remet en doute leur passion, on moque leurs talents, on méprise les types de jeux consi­dé­rés comme « féminins » : ceux pour mobile, les jeux de romance, de simu­la­tion dela vie, etc.

« Quand on dit à quelqu’un qu’il joue comme une fille, c’est une insulte. On l’accuse d’être mauvais et de ne pas être marrant », résumait Shira Chess, cher­cheuse états-unienne à l’université de Géorgie, dans un essai au titre évocateur : Play Like a Feminist2Shira Chess, Play Like a Feminist, The Mit Press, 2020 (non traduit en français).. Logique, donc, que beaucoup de femmes ne se consi­dèrent pas comme gameuses, alors qu’elles jouent régu­liè­re­ment aux jeux vidéo. « Les jeux vidéo sont géné­ra­le­ment consi­dé­rés comme un loisir impro­duc­tif. Or, on attend plutôt des femmes qu’elles se consacrent à des choses utiles », ajoute Esteban Giner.

À peine 22 % de femmes dans Les studios de jeux vidéo

Malgré la pratique encore vivace du gate­kee­ping, qui continue à influen­cer la com­mu­nau­té du gaming aujourd’hui, le Gamergate a agi comme un élec­tro­choc. Plusieurs géants du secteur – mais aussi des entre­prises plus petites – ont vu leurs dys­fonc­tion­ne­ments internes s’étaler dans la presse. 

En 2020, Libération et Numerama révèlent plusieurs cas de har­cè­le­ment et d’agressions sexuelles au sein d’Ubisoft, fleuron français du jeu vidéo. En 2021, c’est le studio cali­for­nien Activision Blizzard, créateur du block­bus­ter Call of Duty, qui est accusé d’avoir ins­ti­tu­tion­na­li­sé une « culture de fra­ter­ni­té masculine » au détriment de ses employées, de ne pas avoir sanc­tion­né des faits de har­cè­le­ment sexuel et d’avoir eu des pratiques dis­cri­mi­na­toires, en par­ti­cu­lier à l’égard des employées enceintes ou non blanches.

Les ini­tia­tives pour plus de diversité dans les jeux comme chez les professionnel·les du secteur se sont mul­ti­pliées partout dans le monde. C’est ainsi que l’association Women in Games France, un réseau de pro­fes­sion­nelles lancé en 2017, ou les col­lec­tifs Afrogameuses et Stream’Her militent res­pec­ti­ve­ment pour une meilleure visi­bi­li­té des femmes afro­des­cen­dantes et des strea­meuses dans le jeu vidéo. « Pour moi, le gros chan­ge­ment, c’est que notre asso­cia­tion bénéficie d’une très bonne image dans l’industrie », note Morgane Falaize, pré­si­dente de Women in Games France. Les progrès sont par­ti­cu­liè­re­ment visibles sur le sujet des repré­sen­ta­tions dans les jeux vidéo. On retrouve désormais des héroïnes à la tête des intrigues à gros budget, comme dans The Last Of Us II (2020) qui met en scène une jeune femme lesbienne, ou Horizon : Zero Dawn (2017) dont le per­son­nage principal est une guerrière dans un monde pos­ta­po­ca­lyp­tique. « On est passés d’une industrie qui refusait de mettre des femmes dans ses jeux, sauf à les sexua­li­ser, à des titres grand public portés par des per­son­nages féminins, explique Erwan Cario. Si l’industrie ose enfin mettre des femmes en avant, c’est aussi parce qu’elle considère que la popu­la­tion des gamers s’est diver­si­fiée, et que davantage de femmes sont impli­quées dans la création des jeux. »

Néanmoins, cette révo­lu­tion inclusive a un revers : le marketing de la diversité. Les studios ont compris que s’engager publi­que­ment pour l’égalité des sexes ou mettre un per­son­nage féminin sur la jaquette d’un jeu vidéo pouvait attirer l’attention des médias. Cela crée parfois une sorte de dis­so­nance avec la réalité des pro­fes­sion­nelles et des joueuses, dont la situation ne s’est pas forcément améliorée entretemps. 

« “Notre équipe de cinq cents mecs blancs hétéros a embauché tem­po­rai­re­ment deux consultant·es en diversité pour produire un jeu sur une héroïne noire et lesbienne”, voilà le genre de trucs qu’on applaudit dans notre industrie », tweetait en 2021 Maddy Myers, jour­na­liste pour le site américain de jeux vidéo Polygon, alors que le scandale Activision Blizzard battait son plein. En France, les studios de jeux vidéo comptent en moyenne 22 % de femmes dans leurs effectifs. Un chiffre en hausse, mais qui reste loin de la parité. « Nous ne voulons pas nous associer à des projets que l’on estime être du pink­wa­shing3Mot-valise, formé sur le modèle de green­wa­shing (« éco­blan­chi­ment »), qui désigne le fait, pour une ins­ti­tu­tion, un parti politique ou une entre­prise, de se donner une image pro­gres­siste, engagée pour l’égalité femmes-hommes ou les droits LGBT+.. Et à ce niveau, il y en a qu’on voit venir de très loin », détaille Morgane Falaize, de Women in Games France. « Certaines entre­prises consi­dèrent encore que parler féminisme ou har­cè­le­ment sexuel, c’est de l’ingérence. »

Une plus grande liberté de ton chez les indépendant·es

S’ajoute à cela le har­cè­le­ment que subissent encore aujourd’hui les joueuses, comme des échos tenaces au Gamergate. Twitch, une pla­te­forme appar­te­nant à Amazon sur laquelle on se filme en direct en train de jouer aux jeux vidéo, est un bon exemple. Les femmes y sont en ultra-minorité et subissent des attaques constantes sur leur physique et sur les contenus qu’elles diffusent. Début 2022, dans une enquête sur le cybe­rhar­cè­le­ment «4 Cyberviolence et cybe­rhar­cè­le­ment : état des lieux d’un phénomène répandu ». Cette étude, réalisée du 2 au 4 novembre 2021 auprès de 1 008 Français·es, avait été commandée par l’association Féministes contre le cybe­rhar­cè­le­ment., l’institut de sondage Ipsos pointait du doigt les trois pires pla­te­formes du web en termes d’actes de violence : Twitch, Discord et Steam, trois sites très popu­laires dans le milieu du gaming.

Certaines pro­fes­sion­nelles du jeu vidéo expriment enfin leur frus­tra­tion d’être sans cesse réduites à leur genre, même lorsqu’il s’agit d’être valo­ri­sées. « On me demande souvent ce que ça fait d’être une femme dans les jeux vidéo, et j’ai envie de leur dire : ça fait quoi d’être une femme dans la société ? On devrait avoir passé ce stade », analyse Miryam Houali, cofon­da­trice du studio indé­pen­dant Accidental Queens. 

L’entreprise lilloise est connue pour sa série A Normal Lost Phone, dans laquelle le joueur ou la joueuse se retrouve en pos­ses­sion d’un téléphone perdu, qu’il ou elle doit explorer pour com­prendre le destin de son ex-propriétaire, abordant avec justesse des sujets comme la tran­si­den­ti­té ou les relations abusives. Le secteur des jeux vidéo indé­pen­dants, où les développeur·euses disposent tra­di­tion­nel­le­ment d’une plus grande liberté de ton par rapport aux studios mains­tream, propose depuis longtemps des scénarios diversifiés. 

Parmi les œuvres mar­quantes de ces dernières années, on trouve Life is Strange (2015), sur la relation tumul­tueuse de deux anciennes amies, Celeste (2018), avec l’ascension d’une montagne comme métaphore de la santé mentale et de l’acceptation de soi, ou Hades (2020), une réin­ter­pré­ta­tion de la mytho­lo­gie grecque sur fond de drague – toutes sexua­li­tés confon­dues – et de traumas familiaux. « C’est frustrant de ne parler que des choses dif­fi­ciles, alors qu’il y a aussi des progrès qui méritent d’être célébrés. On n’en est plus au stade où l’on veut mettre un pied dans la porte. On est dans ton salon, et on est bien ins­tal­lées ! », s’amuse Diane Landais, une autre cofon­da­trice d’Accidental Queens. « Je ne pense pas que les jeux vidéo vont changer toute la société, car certains obstacles que l’on rencontre sont sys­té­miques. Mais ils peuvent ouvrir la marche, si on leur laisse le temps. »

  • 1
    « Les Français et le jeu vidéo », étude réalisée par SELL/ Mediamétrie auprès d’un échan­tillon de 4 016 inter­nautes âgé·es de 10 ans et plus, novembre 2021.
  • 2
    Shira Chess, Play Like a Feminist, The Mit Press, 2020 (non traduit en français).
  • 3
    Mot-valise, formé sur le modèle de green­wa­shing (« éco­blan­chi­ment »), qui désigne le fait, pour une ins­ti­tu­tion, un parti politique ou une entre­prise, de se donner une image pro­gres­siste, engagée pour l’égalité femmes-hommes ou les droits LGBT+.
  • 4
     Cyberviolence et cybe­rhar­cè­le­ment : état des lieux d’un phénomène répandu ». Cette étude, réalisée du 2 au 4 novembre 2021 auprès de 1 008 Français·es, avait été commandée par l’association Féministes contre le cyberharcèlement.
Lucie Ronfaut

Journaliste indépendante, spécialisée dans les nouvelles technologies et la culture web. Elle est l’autrice de la newsletter hebdomadaire #Règle30 qui traite du numérique avec un point de vue inclusif et féministe. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante