En mars 20233, le chanteur Chris Brown, condamné en 2009 pour violences sur son ex-compagne Rihanna, donnait son troisième concert de l’année à Paris : selon Live Nation, producteur de sa tournée, il s’agissait de « satisfaire la demande phénoménale » du public.
Quelques semaines plus tôt, le Hellfest, festival français de heavy metal, avait été épinglé par le média StreetPress pour avoir, entre autres, invité Tommy Lee et Tim Lambesis : le premier a été condamné pour violences conjugales, le second pour tentative d’assassinat sur sa conjointe. Le directeur de l’événement invoquait alors le principe de « réinsertion pour les personnes ayant purgé leur peine ». Au mois d’avril, ce sont plusieurs artistes programmé·es au festival anglais Be Reyt qui annulaient leur venue en apprenant la participation de Tom Meighan, l’ex-chanteur du groupe de rock Kasabian, condamné pour l’agression de sa fiancée en 2020. L’organisation défendait son choix en invoquant « le droit à une seconde chance ».
En France, l’emblème des violences faites aux femmes se nomme Bertrand Cantat : il a annoncé, pour sortir un nouvel album en 2024, vouloir lancer une campagne de financement participatif. Il y a vingt ans, à Vilnius (Lituanie), l’ex-chanteur de Noir Désir avait été condamné à huit ans de prison, pour « meurtre commis en cas d’intention indirecte indéterminée », sur sa compagne, Marie Trintignant. Depuis, ses apparitions publiques ne cessent de faire débat.
Juger l’homme ou l’artiste ?
En 2010, son contrôle judiciaire ayant pris fin, il était brièvement remonté sur scène à Bègles (Gironde). Le chroniqueur Guy Carlier avait alors déclaré sur Europe 1: « Le droit à l’oubli existe pour Bertrand Cantat, mais en montant sur scène, il dénie ce droit à l’oubli pour Nadine Trintignant. Et s’il a purgé sa peine, à chacun de ses concerts, Nadine Trintignant subira à nouveau la sienne. » Un ressenti confirmé par la mère de Marie qui, dans une interview donnée en 2018 à l’émission de France 2 « Stupéfiant ! », jugeait «honteux, indécent, dégueulasse» de voir le responsable de la mort de sa fille « se faire applaudir après avoir tué ».
À cette époque, en raison de la pression des associations féministes, Cantat avait fini par interrompre sa tournée et n’a plus donné de concerts depuis. « J’ai purgé ma peine, écrivait-il alors sur Facebook. Je n’ai pas bénéficié de privilèges. Je souhaite aujourd’hui, au même titre que n’importe quel citoyen, le droit à la réinsertion. Le droit d’exercer mon métier. »
Oui mais voilà, les artistes ne sont pas « n’importe quel citoyen », et les violences sexistes et sexuelles ne sont pas des violences comme les autres : scandaleusement banalisées la plupart du temps, elles semblent prendre un caractère exceptionnel lorsque leurs auteurs sont des célébrités. Par un traitement médiatique favorable, la mise en scène d’une impunité, le dénigrement des victimes ou la minimisation de leurs actes – le fameux « il faut séparer l’homme de l’artiste » –, public et médias excusent plus volontiers les violences de cette caste à part que constituent les artistes et les personnalités publiques. Mais, contrairement au cinéaste Roman Polanski, qui a fui la justice, ou au chanteur Marilyn Manson, qui a passé des accords financiers avec les femmes qui l’accusent de violences, Bertrand Cantat, lui, a été condamné. L’émotion que suscitent ses apparitions publiques n’est pas liée à la durée de sa peine de prison: même s’il avait passé trente ans derrière les barreaux, cela serait toujours jugé insuffisant par celles et ceux qui ne veulent pas le voir revenir sur scène. Au fond, ce que l’on reproche à Cantat, c’est d’être toujours vivant, lui. Et de pouvoir continuer à créer.
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Insolubles dilemmes
À la fin de 2021, le metteur en scène Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline à Paris, a annoncé la tenue d’un spectacle dont les musiques ont été composées par Bertrand Cantat. Apostrophé par de nombreuses militantes féministes, dont certaines tentent d’empêcher l’une des représentations, l’artiste répond dans un long communiqué, indigné par le fait que les auteurs de violences sexistes et sexuelles soient « pour toujours » redevables d’une « dette infinie ». Il fustige un « mouvement qui punit au-delà de la justice et du droit » : « Toute personne libre au regard de la loi a le droit d’aller et venir, d’être invitée comme spectateur ou comme artiste. »
Ce à quoi l’écrivaine féministe Valérie Rey-Robert, sur son blog Crêpe Georgette, a répondu en insistant sur un autre symbole très fort : celui « d’être applaudi […], d’être un personnage public avec ce que cela véhicule d’admiration ». Elle met en parallèle le statut du politique et celui de l’artiste, considérant que l’un comme l’autre devraient se retirer de la sphère publique dès lors qu’ils ont été condamnés : « On attendrait d’un politique pris dans des malversations financières qu’il renonce à toute représentation publique, on peut attendre d’un Cantat qu’il fasse de même. »
Alors, faut-il empêcher Cantat, Brown, Meighan et les autres de créer ? S’il est choquant que des hommes ayant agressé, violé ou tué, continuent de monter sur scène, cela n’empêche pas de poser la question de leur réinsertion: faut-il souhaiter le bannissement à vie de ces artistes ? Ne faut-il pas faire la différence entre un homme accusé et un homme condamné ? La réinsertion de Cantat semble impossible, parce qu’insupportable. Qu’il purge sa peine n’efface pas son crime, mais refuser à un artiste le droit d’exercer son métier, n’est-ce pas à nouveau considérer qu’il est soumis à un régime d’exceptionnalité ?
Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est journaliste, spécialisée en culture et alimentation. Elle est également traductrice et autrice. Son prochain livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, paraîtra en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu. Cette chronique est la troisième d’une série de quatre sur la pop culture.