Les idées s’entrechoquent, ce soir d’octobre 2024, dans la grande salle de la Bourse du travail de Paris. Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce temple de la classe ouvrière que des féministes de tous horizons se sont réunies pour élaborer un « code du travail domestique » (consultez notre glossaire de concepts), en miroir du Code du travail. Les militantes qui ont écrit des articles lisent studieusement leur contribution au micro.
Du Collectif des mères isolées à celui de la Justice des familles, en passant par le Collectif enfantiste, les associations Parents et féministes, Féministes révolutionnaires, la section de la CGT Bibliothèque nationale de France, ou encore les Femmes sourdes citoyennes et solidaires, toutes ont répondu à l’appel de La Syndicale, un collectif féministe dont l’objectif serait, à terme, de créer un syndicat féministe du travail non rémunéré, pour défendre les droits de celles qui effectuent gratuitement le travail reproductif (consultez notre glossaire de concepts).
Ce soir-là, sous la grande verrière du bâtiment, les féministes présentes reprennent le fil des pensées – et des débats parfois houleux – léguées par leurs aînées des années 1970. Faut-il exiger une rémunération du travail domestique, ou inventer un système égalitaire dans une perspective révolutionnaire ?
L’inégale répartition des tâches domestiques sous-tend chaque intervention de la soirée autour du salaire ménager. Est-on en train d’assister à la montée en puissance en France d’un débat sur la valorisation, y compris financière, du travail domestique ? Si, jusqu’à présent, cette revendication n’a jamais vraiment pris en France, elle a rencontré plus d’écho, au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Italie.
À partir de 1972, Silvia Federici et Mariarosa Dalla Costa, des féministes italiennes respectivement philosophe et sociologue, développent une idée inédite : les femmes doivent percevoir un salaire pour le travail qu’elles effectuent à la maison. Elles ne le présentent pas comme une doléance de nature syndicale, mais comme une revendication politique, une façon de révolutionner le rapport au travail dans son ensemble. Salarier les femmes pour leur travail domestique permettrait de les faire entrer de plain-pied dans la classe ouvrière et de les rendre actrices – et non plus simples adjuvantes – d’une future révolution prolétarienne. Partie d’Italie, la campagne internationale donne lieu à un manifeste, proposé par Silvia Federici en 1975, « Wages against Housework » (Salaires contre travail ménager). Il débute par un poème qui commence ainsi : « They say it is love. We say it is unwaged work » (Ils disent que c’est de l’amour. Nous disons que c’est du travail non rémunéré). « C’est précisément en demandant un salaire pour notre travail que notre “nature” féminine cessera et que notre lutte pourra commencer », explique plus loin Silvia Federici.
Ces féministes veulent d’une certaine manière compléter l’œuvre de Marx. « Selon elles, si le philosophe a identifié l’existence du travail reproductif, il n’a pas pensé les conditions de l’exploitation de celles qui prenaient en charge ce travail », éclaire Maud Simonet, sociologue du travail. Elles entrent alors dans le débat contre et avec Marx, « en utilisant ses outils, ses concepts, comme l’exploitation et les classes sociales, pour rendre visible le poids du travail domestique ». Elles théorisent le fait que les détenteurs du capital s’approprient ce travail gratuit, condition de l’accroissement démographique de la masse des travailleurs.
« Ils disent que c’est de l’amour. Nous disons que c’est du travail non rémunéré. »
Manifeste de la campagne Wages for Housework, 1975
En France, au Mouvement de libération des femmes (MLF), on a bien conscience que cette inégale répartition du travail ménager pose un problème (son journal ne s’appelle-t-il pas Le torchon brûle ?). Pour autant, les féministes françaises ne s’approprient pas le slogan « Wages for Housework ». Pour la sociologue matérialiste Christine Delphy, c’est le patriarcat – avant le capitalisme – qui est en cause. « Parce que le problème majeur, c’est que les hommes ne font pas leur part », ainsi qu’elle le rappellera encore en 2021 dans la revue Travail, Genre et Sociétés (1). Derrière cette analyse pointe une critique radicale de la famille hétérosexuelle.
Le manque de résonance de la revendication de salaire ménager s’explique aussi par un contexte national spécifique. « En France, une partie du travail domestique est davantage socialisé, par la multiplication des crèches, par exemple, ou même rémunéré, via les allocations familiales », rappelle Maud Simonet. Mais surtout, cette revendication fait écho au « salaire maternel » promu pendant l’Occupation par le régime de Vichy et, dans son sillage, à la glorification de la mère au foyer, fière reproductrice de petit·es Français·es. À gauche, on pense alors que la clé de l’émancipation passe par l’intégration des femmes sur le marché du travail et leur autonomie. Le salaire ménager est dès lors perçu comme une aliénation à la gestion du foyer et comme un frein à un meilleur partage des tâches.
Au-delà des héritières de Marx, quel que soit le courant dont elles se revendiquent, les féministes des années 1980 ont pour point commun de dévaloriser ce travail domestique qui, de fait, a une faible valeur sur le marché de l’emploi rémunéré. Le salaire très bas des personnes, en majorité des femmes, employées à des tâches domestiques en collectivité (garde d’enfants, ménage dans les entreprises) est symptomatique de cette dévalorisation. « Comment, dès lors, questionner le travail domestique sous un angle féministe sans le déprécier ? », s’interroge Maud Simonet.
Le foyer, lieu d’une révolution politique
C’est contre ce dénigrement que s’élèvent les voix du Black feminism, un mouvement qui se développe à partir des années 1960 aux États-Unis. Elles rappellent que les femmes noires ont été obligées de cumuler travail salarié et travail domestique sans que cela les émancipe d’un pouce. C’est de ce point de vue qu’elles critiquent l’idée portée par les féministes blanches qui font de l’intégration dans le monde du travail l’alpha et l’oméga de la libération des femmes.
Dans De la marge au centre. Théorie féministe (paru en 1984, traduit en 2017 par Noomi B. Grüsig aux éditions Cambourakis), la théoricienne noire états-unienne bell hooks définit le foyer des familles noires comme un lieu sûr, une « safe place », dans le climat raciste ambiant. D’autant que « le travail [à l’extérieur] comporte toujours un risque pour les femmes noires : celui de se voir reprocher les agissements de leurs enfants laissés seuls pendant les heures de travail », explique Agnès Berthelot-Raffard, philosophe et professeure à l’université York, au Canada. Mieux encore, le foyer peut aussi être le lieu d’une révolution politique, interdite aux Noir·es dans l’espace public, poursuit la spécialiste de la pensée féministe noire. « Et pour les féministes noires américaines, la famille, et en particulier la maternité, constitue le moyen de transmission de valeurs afrocentriques. Elle permet la construction d’une contre-hégémonie, donc d’une résistance et d’une transgression des normes. »
S’enlisant dans les controverses, les militantes de Wages for Housework ne sont pas parvenues à imposer leur revendication phare, qui est tombée dans l’oubli. Les questions d’économie domestique et les rapports de domination au sein de la famille sont supplantés, dans le débat intellectuel, par celles de l’égalité femmes-hommes sur le marché du travail et de politiques publiques pour soutenir l’emploi des femmes.
Les années 1980 voient éclore le mythe de la « superwoman » dont le seul souci serait de parvenir à conjuguer vie familiale et vie professionnelle, pour mieux mettre en scène son échec. L’épuisement – sinon la honte d’avoir « échoué » à impliquer les hommes dans les tâches ménagères – menace les plus courageuses qui peineront longtemps à faire de ces « histoires de bonnes femmes » un sujet politique, à une époque où on ne parle pas publiquement de la répartition des tâches dans la sphère intime. C’est finalement en 2017, juste avant que l’affaire #MeToo ne redonne au féminisme une visibilité incontestable, que le sujet des tâches ménagères et domestiques revient sur la table. Sur les réseaux sociaux, l’illustratrice Emma publie une série de strips issue de son livre Un autre regard. Son explication simple et concrète du concept de « charge mentale » (consultez notre glossaire de concepts) devient virale en quelques semaines.
La pandémie mondiale de 2020 remet au cœur de l’actualité la problématique du travail domestique. Le fait que des milliers de femmes se portent volontaires pour coudre gratuitement des masques convainc Maud Simonet, sociologue du travail, et Fanny Gallot, historienne des luttes sociales, de réactiver le débat sur le salaire ménager. Elles coordonnent le dossier « Rémunérer le travail domestique, une stratégie féministe » (revue Travail, Genre et Sociétés, novembre 2021), dans lequel elles invitent Silvia Federici et Christine Delphy, mais aussi des féministes des nouvelles générations, à se positionner sur le sujet.
Jusqu’où s’étend le travail domestique et reproductif ? Embrasser son enfant quand il se couche, lui faire prendre sa douche, faire l’amour, est-ce du travail ? Comment calculer la valeur monétaire de ce temps de travail ? En se fondant sur le coût du recours à un·e professionnel·le externalisé·e ? Ou en partant du taux horaire habituel de celle qui réalise cette tâche ? Mais alors, une heure de soutien de maths ou de ménage coûterait un prix différent selon qu’un·e cadre ou un·e employé·e le réalise ? Enfin, si on postule qu’il faut rémunérer le travail domestique, cela ne fait-il pas entrer dans l’ordre de la marchandise des gestes que l’on perçoit comme relevant de l’amour ou de l’altruisme, alors que l’horizon est de sortir du système capitaliste ? Les critiques du salaire ménager n’ont pas trouvé de solution au problème. Ni l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, ni les politiques de conciliation entre travail professionnel et ménager n’ont changé la donne. « Cinquante ans plus tard, le travail domestique reste le problème des femmes », constate Maud Simonet.
Les personnes minorisées toujours en première ligne
Pourtant, les féministes d’aujourd’hui ne repartent pas exactement de la case départ. Huit ans seulement séparent les écrits pamphlétaires du Torchon brûle et le lancement par l’Insee d’enquêtes « emploi du temps » qui permettent de documenter précisément le temps consacré aux tâches domestiques par les femmes et les hommes dans les foyers hétérosexuels. Entre 1985 et 2010, l’écart de temps consacré au travail domestique par les femmes et par les hommes s’est réduit d’une heure (138 minutes contre 78), soit une réduction de 20 à 25 %. Non parce que les hommes se sont davantage mis à la tâche, mais parce que les femmes en font moins.
En revanche, les écarts se sont accrus au sein même de la population féminine, entre celles issues des catégories socioprofessionnelles les plus élevées et les autres. Les femmes CSP+ qui entrent sur le marché du travail délèguent les tâches domestiques à des femmes racisées et précarisées. « Il s’est opéré un déplacement, sur une ligne de classe et de race, pointe la philosophe Agnès Berthelot-Raffard. Des femmes, souvent des classes supérieures, des pays du Sud, ou de l’est de l’Europe, viennent en Europe et en Amérique du Nord pour effectuer les tâches domestiques dans ces pays. Et elles font elles-mêmes travailler d’autres femmes, d’une classe sociale plus défavorisée, originaires de régions rurales, pour tenir leur propre foyer, dans les pays du Sud. »
Crédit : Lucile Gautier pour La Déferlante.
Les familles homoparentales ne font pas la démonstration de modèles beaucoup plus égalitaires. Différentes enquêtes montrent par ailleurs que chez les couples lesbiens, la classe se substitue au genre comme critère de prise en charge du travail domestique. C’est la femme la moins bien payée qui renoncera à sa carrière et assumera le travail domestique, pendant que l’autre endossera le « rôle masculin » du travail à l’extérieur, pointe Maud Simonet, qui complète : « Les couples homosexuels d’hommes sont plus égalitaires, mais ils délèguent plus largement ces tâches… à des femmes racisées. »
Dans sa contribution au dossier de la revue Travail, Genre et Sociétés cité plus haut, Silvia Federici admet que son ancien combat pour le salaire ménager est dépassé. Pour alléger les femmes du poids du travail domestique, elle promeut désormais des exemples de socialisation de ce travail, comme dans les comedores populares en Amérique latine, « des cuisines collectives, lieux où femmes et hommes cuisinent ensemble des centaines de repas à tour de rôle », souligne-t-elle. Dans le fil de cette « politique des communs », le revenu universel, cette allocation distribuée à toutes et tous sans condition, pourrait servir de substitut au salaire ménager.
« Peut-être pourrait-on reprendre l’idée de prestation compensatoire du Code civil pour corriger l’appauvrissement des femmes dans la conjugalité, et reconnaître ainsi la valeur du travail domestique au moment du divorce ? », avance pour sa part Céline Bessière, coautrice, avec Sibylle Gollac du Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). C’est en s’intéressant aux inégalités de patrimoine que les deux chercheuses ont mis en lumière les effets cumulés dans le temps des inégalités salariales entre hommes et femmes. Quand elles divorcent, les femmes gagnent en moyenne 40 % de moins que leurs ex-maris. Elles ne travaillent pas moins, mais travaillent plus gratuitement. Les justices espagnoles, argentines et même chinoises ont déjà condamné des maris à indemniser le travail domestique de leurs femmes par des amendes très salées (2). Céline Bessière pointe cependant les limites de cette vieille disposition de la prestation compensatoire : elle ne fonctionne que pour les couples mariés au sein desquels l’homme a des revenus importants. « Il faudrait penser une articulation entre solidarité privée et solidarité publique », complète-t-elle.
Le travail vu au prisme du masculin-neutre
Le principal legs des féministes des années 1970 consiste finalement en un questionnement radical du concept même de travail. « Les sociologues du travail comme les acteurs politiques de gauche ont tendance à considérer le travail du point de vue du masculin-neutre. Il se limite à l’activité menée par les hommes dans un endroit et à des horaires circonscrits et ignore, outre le travail domestique, le travail des services civiques dans les services publics, des bénévoles, ou encore celui, invisible, des chômeur·euses, des retraité·es, des sans-papiers », remarque Maud Simonet.
Il faut, suggère-t-elle, « désandrocentrer » la vision du travail (3), – c’est-à-dire ne plus la définir à l’aune de l’expérience masculine uniquement – pour élargir le périmètre de sa contestation. Pendant la grève de 2023 contre la réforme des retraites, les syndicats ont ainsi dénoncé fortement le risque d’aggravation des inégalités des pensions, celles des femmes étant déjà inférieures de 40 % à celles des hommes du fait que les femmes effectuent beaucoup de travail reproductif gratuit, travaillent davantage à temps partiel et se concentrent dans les secteurs mal rémunérés du care (consultez notre glossaire de concepts).
Mais le 7 mars 2023, alors même que se tient le lendemain la grande mobilisation féministe du 8 mars, les syndicats décrètent que les leviers d’élargissement de la grève restent du côté des raffineurs et des transports, des secteurs très masculins. Pourtant, si l’ensemble du travail reproductif s’arrêtait, dans les crèches, l’éducation, les hôpitaux, les Ehpad, les services à la personne… que se passerait-il ? « La société ne serait-elle pas totalement paralysée ? », écrit en substance Fanny Gallot en conclusion de son ouvrage Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires (Seuil, 2024). En 2024, l’idée est reprise par le Collectif pour une grève féministe, auquel ont adhéré toutes les organisations de gauche, et surtout, la CGT, la FSU, et Solidaires. Est-ce là le signe que le mouvement social accepte de prendre enfin au sérieux la question du travail domestique et reproductif, que cela se traduise par la revendication d’un salaire ménager, par la bataille pour un meilleur partage des tâches ménagères entre femmes et hommes, ou – qui sait –, par une idée inédite issue des rangs de La Syndicale ? •
Domestique ou reproductif, un travail dévalorisé
Le travail domestique est l’ensemble des tâches nécessaires à l’entretien d’un foyer : préparer à manger, faire les courses et le ménage, s’occuper des enfants, etc. Majoritairement effectué par les femmes, il n’est souvent pas reconnu comme tel malgré sa pénibilité : répétitivité des gestes, dureté des tâches, disponibilité et interruptions permanentes.
Concept plus large, forgé dans les années 1970 par la sociologue Silvia Federici, le travail reproductif désigne l’ensemble des processus qui contribuent à maintenir les êtres humains en vie, tel que le soin aux personnes, la cuisine, l’éducation, etc.
Il s’oppose au travail productif, qui produit des biens et services ayant une valeur monétaire dans le système capitaliste.
Le travail domestique et le travail reproductif sont souvent effectués gratuitement, mais ils peuvent aussi faire l’objet d’une rémunération, comme pour les infirmières, ou d’une délégation – en général par des femmes blanches de classes moyennes ou élevées à des femmes racisées de classes populaires. On assiste alors à une reproduction des inégalités de classe et de race.
→ Retrouvez notre glossaire de concepts ici.
Cet article a été édité par Elise Thiébaut.
(1) « Faire payer les hommes ? Rémunérer le travail domestique n’est pas la solution », par Christine Delphy, Travail, Genre et sociétés, no 46, 2022.
(2) Le 14 mars 2023, en Espagne, un homme a par exemple été condamné à verser 205 000 euros à sa femme à qui il avait interdit d’avoir une activité salariée et qu’il avait cantonnée aux tâches ménagères.
(3) Maud Simonet, L’imposture du travail. Désandrocentrer le travail pour l’émanciper, 10/18, 2024.