« Les réformes néolibérales s’appuient sur un modèle économique au “masculin-neutre” »

Si certaines salariées pri­vi­lé­giées voient leur situation au travail s’améliorer, l’écart salarial, la concen­tra­tion des femmes dans les secteurs sous-payés et les dis­cri­mi­na­tions sub­sistent. Face aux réformes en cours, Sophie Pochic, socio­logue du travail, souligne l’urgence de mettre en place des poli­tiques publiques fémi­nistes du travail.
Publié le 28 janvier 2025
Sophie Pochic, socio­logue du travail et du genre est direc­trice de recherche au CNRS. Crédit : Sophie Pochic

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.

Les reven­di­ca­tions fémi­nistes telles que l’égalité salariale, la recon­nais­sance du travail domes­tique et la reva­lo­ri­sa­tion du travail du care (1) (consultez notre glossaire de concepts) restent glo­ba­le­ment inchan­gées. Cela signifie-t-il que la situation des femmes au travail stagne ?


La situation des femmes les plus aisées s’est plutôt améliorée. On constate une fémi­ni­sa­tion des cadres depuis les années 1980 – elles sont aujourd’hui 42 % dans cette catégorie. 

Au bas de l’échelle, la situation demeure presque inchangée. Bien que le taux d’emploi des femmes ait augmenté, il reste concentré dans les secteurs féminisés sous-valorisés comme le commerce, la santé, le social ou l’éducation. Cela crée une forme d’égalité à deux vitesses : des femmes plus nom­breuses dans des métiers mal rémunérés, qui s’appauvrissent avec l’inflation, et des poli­tiques publiques qui ciblent en priorité l’accès des femmes pri­vi­lé­giées aux postes de pouvoir, ce que j’appelle une « égalité élitiste ». Les femmes cadres ont par exemple obtenu l’extension des quotas de sexe dans les comités de direction en 2021. Cette mesure sym­bo­lique est accep­table pour le capi­ta­lisme financier, car les quotas ne coûtent rien.


Les Françaises gagnent toujours 23,5 % de moins que les Français (2). Comment expliquer la per­sis­tance de cet écart, alors que le principe de l’égalité dans la rému­né­ra­tion à travail égal est léga­le­ment posé depuis 1972 ?

En 2023, les femmes gagnent en moyenne 20 000 euros nets annuels, contre 26 000 euros pour les hommes. Cette dif­fé­rence liée à l’accès pri­vi­lé­gié des hommes aux hautes rému­né­ra­tions s’explique par trois facteurs. Le facteur « temps » est le premier : ils occupent plus souvent un temps complet et font plus d’heures sup­plé­men­taires. Les femmes sont davantage confron­tées à des temps partiels imposés (consultez notre glossaire de concepts) par leur employeur. Les accom­pa­gnantes d’élèves en situation de handicap [AESH] repré­sentent ainsi le troisième corps de l’Éducation nationale avec 130 000 agent·es, à 93 % des femmes, avec un salaire moyen de 850 euros net par mois pour des contrats heb­do­ma­daires de 24 heures.

Lire aussi : Histoire d’un slogan « À travail égal, salaire égal »

Le facteur « métier » est le deuxième : en raison de la ségré­ga­tion hori­zon­tale sexuée de l’emploi, les hommes font davantage des métiers tech­niques (transport, industrie, construc­tion), dont la « valeur » est mieux reconnue parce qu’il s’agit his­to­ri­que­ment de secteurs plus syndiqués. Enfin, il existe un facteur « parcours ». Les hommes ont des parcours plus linéaires et pro­gres­sifs, tandis que les femmes ont davantage des carrières hori­zon­tales (consultez notre glossaire de concepts) et subissent un ralen­tis­se­ment ou une rupture de carrière après la naissance d’un enfant. Avant 25 ans, l’écart salarial est de 4 %, mais il grimpe à 26 % chez les plus de 60 ans !

En 2019, le gou­ver­ne­ment Édouard Philippe a mis en place une mesurette : l’index Pénicaud, qui oblige les entre­prises de plus de 50 salarié·s à rendre publics les écarts de rému­né­ra­tion entre les hommes et les femmes. Mais cet index repose sur de nombreux biais et a tendance à donner des « bonnes notes ». Il focalise l’attention sur les écarts au sommet des orga­ni­grammes et invi­si­bi­lise la concen­tra­tion des femmes dans les bas salaires.

Retraites, assurance-chômage, RSA… Les réformes du travail appau­vrissent les femmes : elles repré­sentent 57,3 % des personnes payées au Smic, plus d’une sur quatre exerce à temps partiel, leur retraite est en moyenne de 40 % infé­rieure à celle des hommes. La légis­la­tion devrait tendre vers plus d’égalité, mais n’est-elle pas plutôt un vecteur de précarisation ?


Ces réformes néo­li­bé­rales que vous citez s’appuient sur un modèle éco­no­mique au « masculin-neutre ». La réforme des retraites, par exemple, est construite autour d’un modèle théorique de carrière à temps plein, sans inter­rup­tion, pendant 42 annuités. Or, la majorité des femmes ont des inter­rup­tions de carrière, ce qui se traduit par des décotes. La réforme du RSA, avec son objectif de lutter contre le prétendu « assis­ta­nat », n’intègre pas non plus le travail repro­duc­tif et va obliger les femmes sans emploi à faire 15 heures d’activité par semaine sans tenir compte de l’absence de mode de garde pour leurs enfants (3).

Si on voulait faire des réformes du travail véri­ta­ble­ment fémi­nistes, il faudrait s’attaquer au nombre massif de femmes qui touchent le salaire minimum et lutter contre les emplois à temps partiel imposé – qui, en théorie, ne peut pas être inférieur à 24 heures heb­do­ma­daires depuis 2014. Un levier serait donc d’augmenter le salaire minimum. L’Espagne l’a fait passer de 850 à 1 200 euros net en moins de deux ans, ce qui a eu un impact immédiat sur l’égalité salariale et la pauvreté. Un autre levier serait de mettre fin au gel de l’indice de la fonction publique qui a très peu bougé depuis 2010, et donc reva­lo­ri­ser les salaires en fonction de l’inflation, car 22 % des femmes sont fonc­tion­naires contre 10 % des hommes. Les attaques néo­li­bé­rales répétées contre les fonc­tion­naires témoignent d’un profond mépris pour les com­pé­tences, les res­pon­sa­bi­li­tés et l’utilité sociale des métiers à pré­do­mi­nance féminine.

Faut-il alors investir d’autres terrains de lutte que la légis­la­tion pour que les tra­vailleuses fassent valoir leurs droits ? Pourquoi, par exemple, les femmes ne font-elles pas davantage grève ?

Les femmes tra­vaillent davantage dans des « déserts syndicaux », sans présence syndicale, que ce soit des secteurs de services du privé ou dans des petites et moyennes entre­prises (PME). Perçues comme dociles par les employeurs, elles subissent par­ti­cu­liè­re­ment l’intensification du travail et le non-respect du droit : heures sup­plé­men­taires non payées, plannings fluc­tuants, har­cè­le­ment sexiste et sexuel. Pourtant, malgré ces dif­fi­cul­tés, elles tentent de s’organiser. Mais les grèves sont moins visibles et plus complexes dans les métiers du lien. En outre, le coût financier d’une grève est élevé, en par­ti­cu­lier dans une période où les tra­vailleuses sont de plus en plus des mères isolées. Se pose aussi l’enjeu du dilemme éthique pour les femmes dans les métiers du care : elles sont tiraillées entre l’envie de faire grève et la culpa­bi­li­té de ne plus pouvoir être présentes pour leurs élèves et les personnes âgées, malades ou han­di­ca­pées dont elles s’occupent.


23,5 %
C’est l’écart de salaire entre les Français et les Françaises (Insee, 2024). Lorsqu’il
est calculé en « équi­valent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %.


Une étude du service sta­tis­tique du ministère de Travail, la Dares (4), a révélé que les conflits salariaux dans les secteurs féminins sont aussi nombreux que dans les secteurs masculins, mais les grèves y sont moins vic­to­rieuses, sans doute en raison de l’intensité de la répres­sion patronale et de poli­tiques de rému­né­ra­tion moins ouvertes à la négo­cia­tion salariale. Ces combats doivent béné­fi­cier d’une plus grande média­ti­sa­tion et de coa­li­tions syn­di­cales larges. C’est en partie ce qui a permis aux femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles de mener une lutte victorieuse.

Dans le secteur du nettoyage, 65 % des salarié·es sont des femmes et 24 % sont de natio­na­li­té étrangère (5). Pourquoi les femmes racisées et/ou issues des classes popu­laires continuent-elles d’être sur­représentées dans les métiers de ce secteur ?

Selon la Défenseure des droits, en 2023, près de la moitié des récla­ma­tions pour dis­cri­mi­na­tions liées à l’origine ont concerné le domaine pro­fes­sion­nel. Cette situation découle d’une gestion dis­cri­mi­na­toire de la main‑d’œuvre. Les métiers du nettoyage, du lien, du soin sont socia­le­ment consi­dé­rés comme des « sales boulots (6) ». Les femmes qui occupent ces postes sont celles qui n’arrivent pas à être recrutées ailleurs. Elles ont des parcours variés : femmes étran­gères sans diplôme, diplômées extra­européennes dont les qua­li­fi­ca­tions ne sont pas reconnues en France, Françaises racisées diplômées se heurtant à la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche… Un dernier facteur est la barrière lin­guis­tique. L’accès aux emplois qualifiés est limité aux femmes maî­tri­sant par­fai­te­ment le français, tant à l’oral qu’à l’écrit. Mais contrai­re­ment au sexisme au travail, désormais dicible et objet de négo­cia­tion sur le terrain de l’égalité pro­fes­sion­nelle, le racisme au travail reste un non-sujet en France.

Ces femmes, souvent mères de famille, parfois mères isolées ou seules actives dans le couple, sont obligées d’accepter des condi­tions de travail dégradées faute de choix. Elles sont prises dans un cercle vicieux de précarité : rester sans emploi (15 % de taux de chômage pour les personnes immigrées extra­eu­ro­péennes, contre 8 % pour l’ensemble de la popu­la­tion active) ou accepter des emplois dégradés qui abîment à terme leur santé.

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière les condi­tions d’exercice dif­fi­ciles des tra­vailleuses du care. À quels types de risques sont-elles spé­ci­fi­que­ment soumises ?

Les femmes sont exposées à des formes de péni­bi­li­té dif­fé­ren­ciée, prin­ci­pa­le­ment dans les secteurs de services peu qualifiés : douleurs chro­niques ou troubles musculo-squelettiques liés à des efforts physiques répé­ti­tifs, postures pénibles, port de charge cumulé avec la manu­ten­tion des personnes, mais aussi une charge émo­tion­nelle face à la souf­france ou à la mort, une expo­si­tion à des agents chimiques non reconnus comme toxiques…


« Contrairement au sexisme au travail, le racisme au travail reste un “non-sujet” en France. »

Sophie Pochic, sociologue


Bien que les accidents de travail mortels concernent à 90 % les hommes, les accidents des femmes ont augmenté de 40 % entre 2000 et 2019. Et les maladies pro­fes­sion­nelles affectent désormais autant les femmes que les hommes. En raison du cadrage ouvrié­riste du droit du travail (7), les femmes sont moins protégées en matière de santé, car les risques qui les concernent sont sous-estimés, et la pré­ven­tion est limitée. Un ouvrage (8) montre que les ouvrières ou employées ont moins de chances de gagner devant les tribunaux de la Sécurité sociale dans les affaires liées aux accidents du travail ou aux maladies pro­fes­sion­nelles. Elles manquent de juris­pru­dence, de témoi­gnages et de soutien syndical, ce qui les désa­van­tage par rapport aux hommes.

Depuis la pandémie, la pratique du télé­tra­vail s’est géné­ra­li­sée : en 2023, près de la moitié des entre­prises fran­çaises y ont eu recours. Cela a‑t-il eu un impact sur le travail des femmes ?

Avant la crise sanitaire, le télé­tra­vail était déjà pratiqué chez les cadres. D’une manière générale, il n’a pas produit d’allégement de la charge de travail pour les femmes : le temps économisé dans les trans­ports est souvent réinvesti en travail sup­plé­men­taire, créant une sur­con­nexion et donc un surmenage. Il n’a pas non plus changé la répar­ti­tion des tâches domes­tiques (consultez notre glossaire de concepts) : les hommes tra­vaillent dans une pièce ou un bureau fermé, les femmes dans le salon en jonglant avec les activités scolaires et péri­sco­laires des enfants.

Par ailleurs, les secteurs les plus féminisés sont souvent exclus du télé­tra­vail. L’argument avancé est que ces métiers seraient « non télé­tra­vaillables », pourtant certaines tâches, telles que le travail admi­nis­tra­tif, pour­raient être réalisées à distance. Même quand le télé­tra­vail est autorisé aux employées ou pro­fes­sions inter­mé­diaires, il est accom­pa­gné de res­tric­tions, comme l’interdiction de télé­tra­vailler le mercredi, pour contrôler leur pro­duc­ti­vi­té. Dans ces mêmes secteurs, les femmes sont souvent confron­tées à un conflit entre travail pro­fes­sion­nel et tâches fami­liales. Les horaires atypiques, le travail le soir ou les week-ends rendent difficile la gestion de la vie familiale, surtout pour les femmes qui n’ont pas de solutions de garde ou de soutien familial.

Fin 2021 et début 2022, le nombre de démis­sions a atteint un niveau his­to­ri­que­ment élevé, avec près de 520 000 départs volon­taires par trimestre. On parle souvent d’un phénomène géné­ra­tion­nel. Mais est-ce aussi un phénomène genré ?

L’idée selon laquelle les jeunes géné­ra­tions seraient plus exi­geantes vis-à-vis du sens du travail est cou­ram­ment relayée par la presse éco­no­mique. Certes les jeunes, notamment les femmes, sont plus exigeant·es en matière d’équilibre vie professionnelle-vie privée. Mais ce narratif ignore la question du pouvoir d’achat et l’intensification du travail qui expliquent aussi ces démis­sions dans des secteurs peu qualifiés, comme dans l’hôtellerie et la res­tau­ra­tion. Il n’y a pas de ren­ver­se­ment du pouvoir entre capital et travail !

Plutôt que de s’affoler d’une supposée vague de démis­sions, on devrait plutôt se pré­oc­cu­per des plans sociaux à venir, plans d’austérité dans le public ou restruc­tu­ra­tions de com­pé­ti­ti­vi­té dans le privé pour protéger une redis­tri­bu­tion favorable aux grandes fortunes et aux action­naires. Dans ce contexte d’attaques néo­li­bé­rales et réac­tion­naires, les droits des femmes au travail peuvent aussi reculer. La question de la division sexuée du travail, tant productif que repro­duc­tif, doit rester au cœur de l’agenda féministe. •

Entretien réalisé le 14 novembre 2024 au téléphone par Tal Madesta, jour­na­liste indépendant.

Deux ouvrages récents coécrits par Sophie Pochic : Le Genre au travail. Recherches fémi­nistes et luttes de femmes (Syllepse, 2021) et Quantifier l’égalité au travail (Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2021).


  1. Care, mot anglais qui signifie « soin ». Le travail du care désigne les activités essen­tiel­le­ment prises en charge par des femmes, dans les­quelles le souci des autres est central. Il désigne aussi l’ensemble des activités domes­tiques réalisées au sein de la famille et leur éven­tuelle délé­ga­tion à des personnes rému­né­rées pour cela.

  2. D’après l’Insee en 2024. Calculé en « équi­valent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %. Lire aussi l’histoire du slogan : « À travail égal, salaire égal ! ».

  3. Des exemp­tions pour­raient être négociées pour les parents isolé·es sans solution de garde de leurs enfants de moins de 12 ans, ou encore pour les personnes en situation de handicap ou ayant des problèmes de santé.

  4. Maxime Lescurieux, « Conflits du travail et rému­né­ra­tions. Quelles relations dans les éta­blis­se­ments ? », Dares, 2024.

  5. D’après un rapport de la Fédération des entre­prises de propreté publié en 2023.

  6. Dossier « Sales boulots », revue Travail, genre et sociétés, 2023.

  7. La légis­la­tion sur les risques pro­fes­sion­nels a été his­to­ri­que­ment construite en référence à des postes occupés par des hommes ouvriers dans l’industrie.

  8. Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies pro­fes­sion­nelles en procès, éditions Raisons d’agir, 2024.

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Tal Madesta

Journaliste indépendant, il a milité au sein du mouvement des collages contre les violences sexistes. Il participe à XY Media, média audiovisuel transféministe, et publiera son essai Désirer à tout prix (Binge Audio Éditions) au printemps 2022. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.