Les revendications féministes telles que l’égalité salariale, la reconnaissance du travail domestique et la revalorisation du travail du care (1) (consultez notre glossaire de concepts) restent globalement inchangées. Cela signifie-t-il que la situation des femmes au travail stagne ?
La situation des femmes les plus aisées s’est plutôt améliorée. On constate une féminisation des cadres depuis les années 1980 – elles sont aujourd’hui 42 % dans cette catégorie.
Les Françaises gagnent toujours 23,5 % de moins que les Français (2). Comment expliquer la persistance de cet écart, alors que le principe de l’égalité dans la rémunération à travail égal est légalement posé depuis 1972 ?
En 2023, les femmes gagnent en moyenne 20 000 euros nets annuels, contre 26 000 euros pour les hommes. Cette différence liée à l’accès privilégié des hommes aux hautes rémunérations s’explique par trois facteurs. Le facteur « temps » est le premier : ils occupent plus souvent un temps complet et font plus d’heures supplémentaires. Les femmes sont davantage confrontées à des temps partiels imposés (consultez notre glossaire de concepts) par leur employeur. Les accompagnantes d’élèves en situation de handicap [AESH] représentent ainsi le troisième corps de l’Éducation nationale avec 130 000 agent·es, à 93 % des femmes, avec un salaire moyen de 850 euros net par mois pour des contrats hebdomadaires de 24 heures.
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Le facteur « métier » est le deuxième : en raison de la ségrégation horizontale sexuée de l’emploi, les hommes font davantage des métiers techniques (transport, industrie, construction), dont la « valeur » est mieux reconnue parce qu’il s’agit historiquement de secteurs plus syndiqués. Enfin, il existe un facteur « parcours ». Les hommes ont des parcours plus linéaires et progressifs, tandis que les femmes ont davantage des carrières horizontales (consultez notre glossaire de concepts) et subissent un ralentissement ou une rupture de carrière après la naissance d’un enfant. Avant 25 ans, l’écart salarial est de 4 %, mais il grimpe à 26 % chez les plus de 60 ans !
En 2019, le gouvernement Édouard Philippe a mis en place une mesurette : l’index Pénicaud, qui oblige les entreprises de plus de 50 salarié·s à rendre publics les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes. Mais cet index repose sur de nombreux biais et a tendance à donner des « bonnes notes ». Il focalise l’attention sur les écarts au sommet des organigrammes et invisibilise la concentration des femmes dans les bas salaires.
Retraites, assurance-chômage, RSA… Les réformes du travail appauvrissent les femmes : elles représentent 57,3 % des personnes payées au Smic, plus d’une sur quatre exerce à temps partiel, leur retraite est en moyenne de 40 % inférieure à celle des hommes. La législation devrait tendre vers plus d’égalité, mais n’est-elle pas plutôt un vecteur de précarisation ?
Ces réformes néolibérales que vous citez s’appuient sur un modèle économique au « masculin-neutre ». La réforme des retraites, par exemple, est construite autour d’un modèle théorique de carrière à temps plein, sans interruption, pendant 42 annuités. Or, la majorité des femmes ont des interruptions de carrière, ce qui se traduit par des décotes. La réforme du RSA, avec son objectif de lutter contre le prétendu « assistanat », n’intègre pas non plus le travail reproductif et va obliger les femmes sans emploi à faire 15 heures d’activité par semaine sans tenir compte de l’absence de mode de garde pour leurs enfants (3).
Si on voulait faire des réformes du travail véritablement féministes, il faudrait s’attaquer au nombre massif de femmes qui touchent le salaire minimum et lutter contre les emplois à temps partiel imposé – qui, en théorie, ne peut pas être inférieur à 24 heures hebdomadaires depuis 2014. Un levier serait donc d’augmenter le salaire minimum. L’Espagne l’a fait passer de 850 à 1 200 euros net en moins de deux ans, ce qui a eu un impact immédiat sur l’égalité salariale et la pauvreté. Un autre levier serait de mettre fin au gel de l’indice de la fonction publique qui a très peu bougé depuis 2010, et donc revaloriser les salaires en fonction de l’inflation, car 22 % des femmes sont fonctionnaires contre 10 % des hommes. Les attaques néolibérales répétées contre les fonctionnaires témoignent d’un profond mépris pour les compétences, les responsabilités et l’utilité sociale des métiers à prédominance féminine.
Faut-il alors investir d’autres terrains de lutte que la législation pour que les travailleuses fassent valoir leurs droits ? Pourquoi, par exemple, les femmes ne font-elles pas davantage grève ?
Les femmes travaillent davantage dans des « déserts syndicaux », sans présence syndicale, que ce soit des secteurs de services du privé ou dans des petites et moyennes entreprises (PME). Perçues comme dociles par les employeurs, elles subissent particulièrement l’intensification du travail et le non-respect du droit : heures supplémentaires non payées, plannings fluctuants, harcèlement sexiste et sexuel. Pourtant, malgré ces difficultés, elles tentent de s’organiser. Mais les grèves sont moins visibles et plus complexes dans les métiers du lien. En outre, le coût financier d’une grève est élevé, en particulier dans une période où les travailleuses sont de plus en plus des mères isolées. Se pose aussi l’enjeu du dilemme éthique pour les femmes dans les métiers du care : elles sont tiraillées entre l’envie de faire grève et la culpabilité de ne plus pouvoir être présentes pour leurs élèves et les personnes âgées, malades ou handicapées dont elles s’occupent.
23,5 %
C’est l’écart de salaire entre les Français et les Françaises (Insee, 2024). Lorsqu’il
est calculé en « équivalent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %.
Une étude du service statistique du ministère de Travail, la Dares (4), a révélé que les conflits salariaux dans les secteurs féminins sont aussi nombreux que dans les secteurs masculins, mais les grèves y sont moins victorieuses, sans doute en raison de l’intensité de la répression patronale et de politiques de rémunération moins ouvertes à la négociation salariale. Ces combats doivent bénéficier d’une plus grande médiatisation et de coalitions syndicales larges. C’est en partie ce qui a permis aux femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles de mener une lutte victorieuse.
Dans le secteur du nettoyage, 65 % des salarié·es sont des femmes et 24 % sont de nationalité étrangère (5). Pourquoi les femmes racisées et/ou issues des classes populaires continuent-elles d’être surreprésentées dans les métiers de ce secteur ?
Selon la Défenseure des droits, en 2023, près de la moitié des réclamations pour discriminations liées à l’origine ont concerné le domaine professionnel. Cette situation découle d’une gestion discriminatoire de la main‑d’œuvre. Les métiers du nettoyage, du lien, du soin sont socialement considérés comme des « sales boulots (6) ». Les femmes qui occupent ces postes sont celles qui n’arrivent pas à être recrutées ailleurs. Elles ont des parcours variés : femmes étrangères sans diplôme, diplômées extraeuropéennes dont les qualifications ne sont pas reconnues en France, Françaises racisées diplômées se heurtant à la discrimination à l’embauche… Un dernier facteur est la barrière linguistique. L’accès aux emplois qualifiés est limité aux femmes maîtrisant parfaitement le français, tant à l’oral qu’à l’écrit. Mais contrairement au sexisme au travail, désormais dicible et objet de négociation sur le terrain de l’égalité professionnelle, le racisme au travail reste un non-sujet en France.
Ces femmes, souvent mères de famille, parfois mères isolées ou seules actives dans le couple, sont obligées d’accepter des conditions de travail dégradées faute de choix. Elles sont prises dans un cercle vicieux de précarité : rester sans emploi (15 % de taux de chômage pour les personnes immigrées extraeuropéennes, contre 8 % pour l’ensemble de la population active) ou accepter des emplois dégradés qui abîment à terme leur santé.
La pandémie de Covid-19 a mis en lumière les conditions d’exercice difficiles des travailleuses du care. À quels types de risques sont-elles spécifiquement soumises ?
Les femmes sont exposées à des formes de pénibilité différenciée, principalement dans les secteurs de services peu qualifiés : douleurs chroniques ou troubles musculo-squelettiques liés à des efforts physiques répétitifs, postures pénibles, port de charge cumulé avec la manutention des personnes, mais aussi une charge émotionnelle face à la souffrance ou à la mort, une exposition à des agents chimiques non reconnus comme toxiques…
« Contrairement au sexisme au travail, le racisme au travail reste un “non-sujet” en France. »
Sophie Pochic, sociologue
Bien que les accidents de travail mortels concernent à 90 % les hommes, les accidents des femmes ont augmenté de 40 % entre 2000 et 2019. Et les maladies professionnelles affectent désormais autant les femmes que les hommes. En raison du cadrage ouvriériste du droit du travail (7), les femmes sont moins protégées en matière de santé, car les risques qui les concernent sont sous-estimés, et la prévention est limitée. Un ouvrage (8) montre que les ouvrières ou employées ont moins de chances de gagner devant les tribunaux de la Sécurité sociale dans les affaires liées aux accidents du travail ou aux maladies professionnelles. Elles manquent de jurisprudence, de témoignages et de soutien syndical, ce qui les désavantage par rapport aux hommes.
Depuis la pandémie, la pratique du télétravail s’est généralisée : en 2023, près de la moitié des entreprises françaises y ont eu recours. Cela a‑t-il eu un impact sur le travail des femmes ?
Avant la crise sanitaire, le télétravail était déjà pratiqué chez les cadres. D’une manière générale, il n’a pas produit d’allégement de la charge de travail pour les femmes : le temps économisé dans les transports est souvent réinvesti en travail supplémentaire, créant une surconnexion et donc un surmenage. Il n’a pas non plus changé la répartition des tâches domestiques (consultez notre glossaire de concepts) : les hommes travaillent dans une pièce ou un bureau fermé, les femmes dans le salon en jonglant avec les activités scolaires et périscolaires des enfants.
Par ailleurs, les secteurs les plus féminisés sont souvent exclus du télétravail. L’argument avancé est que ces métiers seraient « non télétravaillables », pourtant certaines tâches, telles que le travail administratif, pourraient être réalisées à distance. Même quand le télétravail est autorisé aux employées ou professions intermédiaires, il est accompagné de restrictions, comme l’interdiction de télétravailler le mercredi, pour contrôler leur productivité. Dans ces mêmes secteurs, les femmes sont souvent confrontées à un conflit entre travail professionnel et tâches familiales. Les horaires atypiques, le travail le soir ou les week-ends rendent difficile la gestion de la vie familiale, surtout pour les femmes qui n’ont pas de solutions de garde ou de soutien familial.
Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement élevé, avec près de 520 000 départs volontaires par trimestre. On parle souvent d’un phénomène générationnel. Mais est-ce aussi un phénomène genré ?
L’idée selon laquelle les jeunes générations seraient plus exigeantes vis-à-vis du sens du travail est couramment relayée par la presse économique. Certes les jeunes, notamment les femmes, sont plus exigeant·es en matière d’équilibre vie professionnelle-vie privée. Mais ce narratif ignore la question du pouvoir d’achat et l’intensification du travail qui expliquent aussi ces démissions dans des secteurs peu qualifiés, comme dans l’hôtellerie et la restauration. Il n’y a pas de renversement du pouvoir entre capital et travail !
Plutôt que de s’affoler d’une supposée vague de démissions, on devrait plutôt se préoccuper des plans sociaux à venir, plans d’austérité dans le public ou restructurations de compétitivité dans le privé pour protéger une redistribution favorable aux grandes fortunes et aux actionnaires. Dans ce contexte d’attaques néolibérales et réactionnaires, les droits des femmes au travail peuvent aussi reculer. La question de la division sexuée du travail, tant productif que reproductif, doit rester au cœur de l’agenda féministe. •
Entretien réalisé le 14 novembre 2024 au téléphone par Tal Madesta, journaliste indépendant.
Deux ouvrages récents coécrits par Sophie Pochic : Le Genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes (Syllepse, 2021) et Quantifier l’égalité au travail (Presses universitaires de Rennes, 2021).
- Care, mot anglais qui signifie « soin ». Le travail du care désigne les activités essentiellement prises en charge par des femmes, dans lesquelles le souci des autres est central. Il désigne aussi l’ensemble des activités domestiques réalisées au sein de la famille et leur éventuelle délégation à des personnes rémunérées pour cela.
- D’après l’Insee en 2024. Calculé en « équivalent temps plein », cet écart se réduit à 14,9 %. Lire aussi l’histoire du slogan : « À travail égal, salaire égal ! ».
- Des exemptions pourraient être négociées pour les parents isolé·es sans solution de garde de leurs enfants de moins de 12 ans, ou encore pour les personnes en situation de handicap ou ayant des problèmes de santé.
- Maxime Lescurieux, « Conflits du travail et rémunérations. Quelles relations dans les établissements ? », Dares, 2024.
- D’après un rapport de la Fédération des entreprises de propreté publié en 2023.
- Dossier « Sales boulots », revue Travail, genre et sociétés, 2023.
- La législation sur les risques professionnels a été historiquement construite en référence à des postes occupés par des hommes ouvriers dans l’industrie.
- Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, éditions Raisons d’agir, 2024.