On doit le mot « utopie » à l’écrivain britannique Thomas More qui, en 1516, publie un livre éponyme décrivant le peuple pacifique des Utopiens. Mais il n’est pas le premier à avoir décrit de telles sociétés rêvées : la philosophe et poétesse italienne Christine de Pizan a publié sa Cité des dames en 1405, et la République de Platon (IVe siècle avant J.-C.) peut être considérée comme l’une des premières utopies littéraires.
Dans les utopies, la notion de clôture qui isole la société idéale est centrale : il s’agit de protéger celle-ci d’un monde extérieur violent, dysfonctionnel et inégalitaire. Les utopies se déroulent généralement dans des lieux imaginaires ou très lointains, mais décrits avec une très grande précision : il s’agit de montrer comment une société est organisée de façon à permettre le bonheur collectif des individus. Si elle n’a pas forcément vocation à quitter l’espace du rêve pour être réalisée, l’utopie peut servir de base pour des projets politiques et sociaux plus humains et égalitaires.
Elle coexiste avec un autre grand champ littéraire, la dystopie, qui décrit des sociétés tyranniques, totalitaires, des sociétés cauchemardesques, en miroir à l’imaginaire onirique qui caractérise l’utopie. De nombreuses œuvres se situent à la croisée entre ces deux genres : les écrits féministes en particulier, comme l’explique Aurore Turbiau, spécialiste des littératures féministes franco-québécoises des années 1969–1985. Familière des rêves et utopies féministes et lesbiennes, elle est co-autrice, entre autres, de l’ouvrage collectif Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie (Le Cavalier Bleu, 2022), qui revisite la notion d’utopie à l’aune de textes militants.
L’utopie est-elle un champ investi par les écrivaines ?
Selon la chercheuse états-unienne en littérature comparée Angelika Bammer, les femmes sont historiquement plutôt conviées à écrire dans le registre de l’intime (correspondances, journaux…). L’utopie comme genre littéraire est très genrée au masculin et tournée vers un registre public et politique, avec une description des modes d’organisation du pouvoir dont les femmes, dans l’histoire réelle, ont été écartées durant des siècles.
Les utopies féminines sont donc rares jusqu’à la fin des années 1960, à quelques exceptions près, comme La Cité des dames (1405) de Christine de Pizan, ou Herland (1915) de la romancière suffragiste états-unienne Charlotte Perkins Gilman. Cette dernière décrit un monde entouré de montagnes, dans lequel les femmes vivent en symbiose avec la nature et se reproduisent sans hommes, disparus depuis des siècles. Ce que montre Angelika Bammer, c’est que ce sont des utopies un peu conservatrices et essentialistes, où les fonctions féminines sont ramenées au biologique, au care, à la reproduction. Mais ça se comprend : en 1405, tout comme 500 ans plus tard, les écrivaines ne pouvaient pas être sur tous les fronts !
À quel moment apparaissent des utopies que l’on peut réellement qualifier de féministes ?
C’est à partir des années 1970 que des autrices s’emparent du genre, cette fois pour en changer les règles. Par exemple, le thème de la clôture est largement remis en question. Dans Archaos ou le jardin étincelant (1972), Christiane Rochefort décrit un royaume imaginaire où l’argent n’existe plus, où la liberté est totale et l’amour, sous toutes ses formes, central. Ce royaume est ouvert sur l’extérieur. Les étranger·es y sont bienvenu·es sous réserve d’accepter les règles de la cité. Au cœur de la ville se trouve le couvent de Trémènes, un bordel où les femmes peuvent s’épanouir sexuellement. On y entre et on en sort soit par les portes officielles, soit par des souterrains cachés. Dans la saga Les Bergères de l’Apocalypse (1974–1978) de Françoise d’Eaubonne (1), la société utopique Anima s’ouvre vers d’autres planètes et vers un imaginaire de science-fiction qui s’éloigne de la masculinité traditionnelle.
Par ailleurs, alors que l’utopie est un genre plutôt descriptif ou méditatif, chez les autrices féministes, la narration prend plus de place, avec de multiples récits, découvertes et rebondissements. Le Livre de Promethea (1982) d’Hélène Cixous (2) ou Les Guérillères (1969) de Monique Wittig (3), par exemple, ne racontent pas des mondes clos et figés, mais des mondes en mouvement, voire en désordre. Dans les années 1970, on a même des récits extrêmement expérimentaux, avec des narrations explosées, fragmentées, instables et parfois incohérentes, où triomphe une forme d’anarchie, et même de violence.
« L’utopie, comme l’écrivait le philosophe Ernst Bloch, c’est “le futur qui s’agite sous la croûte d’un présent devenu intolérable”. »
Aurore Turbiau
Comment comprendre la présence de cette violence dans les utopies, supposées rechercher l’harmonie ?
Les autrices féministes des années 1970 écrivent après la Seconde Guerre mondiale, à une époque encore fortement marquée par le régime de terreur nazie, mais aussi dans une atmosphère post-68 qui réactive les mythes insurrectionnels du xixe siècle, aussi bien positifs (la Révolution française) que négatifs (la Terreur). Cet imaginaire de la Terreur a marqué, en France, toute la production littéraire des années 1950 à 1970. On est alors encore dans ce qu’on appelle « l’ère du soupçon », qui fait qu’on ne peut plus créer de littérature ni de discours vrai après le cataclysme historique et moral de la Seconde Guerre mondiale. Mais les autrices féministes sont aussi obligées de repenser la littérature parce qu’on redécouvre à quel point l’histoire des femmes est mal connue : non seulement elle n’est pas archivée, mais elle n’a pas été écrite, ou alors seulement pour assigner les femmes à l’intime et au privé, considérés comme secondaires. Les utopies féministes cherchent donc dans un certain sens à réhabiliter cette mémoire perdue.
Dans Les Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne, le personnage principal est une historienne, Ariane, qui essaie de reconstituer la généalogie de sa société, Anima, pour comprendre pourquoi les hommes ont été exterminés. Cette extermination est présentée à la fois comme une nécessité pragmatique, pour sauver la planète à la fin du XXe siècle, et comme une aberration morale monstrueuse avec, bien sûr, le souvenir de la Shoah qui plane sur tout le roman – d’autant que Françoise d’Eaubonne a été résistante. L’utopie d’Anima ressemble moins à un monde idéal qu’à un exutoire. En même temps, la saga est placée sous le signe d’une perplexité infinie, car même si la société d’Anima est meilleure que celle, patriarcale, d’Animus, elle reste foncièrement mauvaise puisque fondée sur l’extermination. Ce que nous dit d’Eaubonne à ce moment-là, c’est que l’utopie en tant que structure figée ou mythe devient délétère.
Ce qui compte pour les autrices de cette période, c’est l’élan utopiste, comme Monique Wittig va le développer dans Les Guérillères, ou Christiane Rochefort dans Archaos ou le jardin étincelant – même si l’anarchie que cette dernière propose présente des dangers : davantage de viols et d’incestes, notamment, puisque chacun·e est libre de faire ce qu’elle ou il veut (mais davantage de résistances aussi, car le viol est reconnu comme un fléau social et les femmes se mettent à sortir les couteaux contre les agresseurs !).
Les utopies féministes ne sont donc pas écrites pour faire advenir un monde meilleur ?
L’utopie, comme l’écrivait en 1976 le philosophe allemand Ernst Bloch, c’est « le futur qui s’agite sous la croûte d’un présent devenu intolérable » ; elle est fondamentalement liée à une rage immense et accumulée, qui forme l’essence même de l’espoir utopiste. Wittig montre bien que c’est la rupture avec le monde ordinaire qui permet à des luttes de prendre corps dans la société. C’est ce qui explique que le langage de ces utopies soit lui aussi en rupture avec les narrations classiques, quitte à aller dans tous les sens, parfois même jusqu’à l’illisibilité. On crée des utopies pour se poser des questions, pour imaginer d’autres possibles, pour se donner de la force.
Il faut aussi souligner que ces utopies ne surviennent qu’au moment où la révolution féministe a déjà commencé. Les groupes minoritaires ou minorisés, ceux qui sont discriminés d’une manière ou d’une autre, sont les seuls vraiment capables d’imaginer un autre possible, un futur dans lequel se projeter. Cette idée de mémoire du futur est un lieu commun de l’époque, particulièrement mobilisé par les utopies féministes, comme celles de l’écrivaine québécoise Louky Bersianik, pionnière de la féminisation de la langue et autrice de L’Euguélionne, en 1976.
Cauchemarder la fin du monde
Sans relever directement de l’utopie ou de la dystopie, de nombreuses fictions féministes envisagent des possibles qui tranchent avec l’imaginaire masculin de la science-fiction, souvent ancré sur la conquête, la technologie ou les robots. Attentives à la question du sexe, des corps, de l’anthropologie, elles inventent des histoires qui révolutionnent le genre, dans tous les sens du terme.
Dès 1969, la prolifique autrice états-unienne Ursula K. Le Guin (1929–2018) imagine une planète où l’on change de sexe tous les mois : La Main gauche de la nuit. Quant à la romancière africaine-américaine Octavia Butler (1947–2006), que l’on redécouvre aujourd’hui en France, elle anticipe dès les années 1980 l’Amérique de Donald Trump. Dans sa saga Xenogenesis (dont les deux premiers volumes, L’Aube et L’Initiation, ont été réédités en 2022 et 2023), elle explore les notions d’écosystème et d’hybridation d’un après-monde fondé sur l’empathie, dans une perspective écoféministe.
Le thème de l’effondrement hante les parutions de la rentrée littéraire sous l’angle de l’intime, très loin des fictions héroïques.
La question de la place et du pouvoir des femmes dans des sociétés dystopiques ou pseudo-utopiques se déploie en France dans des fictions plus contemporaines, comme Les Sorcières de la République (2016), de Chloé Delaume (qui résonnent avec Les Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne, de 1977), ou Viendra le temps du feu (2021), de Wendy Delorme, qui fait écho aux Guérillères de Monique Wittig (1969). Sabrina Calvo s’essaie pour sa part à créer une contre-dystopie avec Toxoplasma (2017), qui met en scène une commune anticapitaliste à Montréal tout en interrogeant les identités de genre.
Mais c’est le thème de l’effondrement qui hante les parutions de la rentrée littéraire 2023, avec deux livres notamment qui envisagent la fin du monde sous un angle intime, très loin des fictions héroïques où un père de famille tente de sauver l’humanité avec ses grosses mains poilues. Dans Pauvre Folle, Chloé Delaume revisite mentalement un ancien amour durant un voyage en train, alors que par la fenêtre défile un paysage apocalyptique. Avec 2060, Lauren Bastide raconte la dernière journée d’une militante féministe de 80 ans qui voit arriver la fin du monde après avoir tout sacrifié à la lutte. Ces romans donnent corps aux angoisses d’un monde en perdition, où le seul refuge possible se trouve dans la connexion sensible à l’instant présent.
Quelle place ont les femmes dans ces utopies ?
Ces ouvrages vont permettre de les sortir de l’invisibilisation, de leur redonner une place historique. Mais cela se traduit souvent par une passion mythologique politiquement ambivalente qui, en les figeant dans l’irréalité, les fait au contraire sortir de l’Histoire. Françoise d’Eaubonne, Hélène Cixous ou encore Louky Bersianik ont par exemple revalorisé dans leurs œuvres des noms de l’Antiquité gréco-latine : Ariane, Perséphone, Pénélope, Déméter… D’un côté, on a besoin de mythes, de monuments, de figures d’identification fortes, et de révision des mythes ; de l’autre, la pensée mythologique flirte parfois avec l’élitisme, avec des pensées magiques et essentialistes, et se focalise aussi souvent sur des imaginaires exclusivement blancs. Dans Les Guérillères, Monique Wittig a tenté de recourir à des figures mythologiques d’autres cultures, notamment asiatiques, africaines, juives ou russes, mais, en même temps, on trouve chez elle cette référence à la femme-esclave : une analogie qui a été largement critiquée depuis, dans la mesure où elle ne permet pas une lecture intersectionnelle de la condition des femmes. Il y a toujours des impensés, c’est pour ça que la réflexion féministe doit être en mouvement permanent.
Pourquoi les hommes sont-ils presque toujours absents des utopies féministes ?
Ce n’est pas tant qu’il faille effacer ou conspuer les hommes – quelquefois, on trouve dans ces fictions des hommes qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « déconstruits », par exemple dans Les Bergères de l’Apocalypse. Mais les utopies sans hommes créent la possibilité de décentrer les récits, de cesser de les organiser en fonction d’eux.
Cela rejoint la question du lesbianisme, qui a émergé dans les années 1970. On en parle notamment dans Écrire à l’encre violette (4), ouvrage collectif sur les littératures lesbiennes. Pour écrire son chapitre sur les littératures de l’imaginaire, la chercheuse Manon Berthier a par exemple dû inclure dans le corpus « lesbien » un certain nombre d’autrices hétérosexuelles (notamment Françoise d’Eaubonne). Parce que même quand le contexte de réflexion est globalement hétéro, l’utopie féministe met en lumière la centralité du lesbianisme dans sa réalisation. Et comme les lesbiennes sont absentes, en général, de la littérature, on pourrait dire qu’elles incarnent l’utopie au sens étymologique : u‑topos, le non-lieu.
Mais à l’inverse, dans certains récits dystopiques féministes, les hommes ont parfois une place moins centrale qu’on ne le pense. C’est le cas notamment dans la série télévisée La Servante écarlate, tirée du roman de l’autrice canadienne Margaret Atwood, paru en 1985. Il y a des scènes, dans la dernière saison, où on voit que certains cercles strictement féminins occupent une place importante dans l’organisation de la société fasciste de Gilead : le fait que les hommes soient évacués du tableau permet de voir que les femmes sont elles-mêmes leurs propres ennemies et permet de réfléchir en termes réellement politiques, non manichéens. D’ailleurs, les critiques qui portent sur la série quant à son traitement défaillant des questions raciales le révèlent bien. C’est la force des fictions féministes, utopiques ou dystopiques : ce sont des utopies du désordre.
Entretien réalisé par Élise Thiébaut, autrice et journaliste, membre du comité éditorial de La Déferlante, en visioconférence le 26 avril 2023.
(1) Françoise d’Eaubonne (1920–2005), autrice et activiste, est à l’origine du concept, en Occident, d’écoféminisme. Lire son portrait dans La Déferlante n°1, mars 2021.
(2) Née en 1937, l’écrivaine, poétesse et dramaturge Hélène Cixous défend à travers son œuvre une « écriture féminine » seule capable, d’après elle, de restituer l’expérience et le vécu des femmes.
(3) Monique Wittig (1935–2003), écrivaine, théoricienne du féminisme matérialiste et militante lesbienne, est l’autrice notamment de L’Opoponax (Prix Médicis 1964) et de La Pensée straight (1992). Lire son portrait dans La Déferlante n°2, juin 2021.
4. Alexandre Antolin, Manon Berthier, Camille Islert, Margot Lachkar et Aurore Turbiau, Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Le Cavalier Bleu, 2022.