À quoi rêvent les écrivaines féministes ?

L’utopie comme genre lit­té­raire s’inscrit dans une longue tradition masculine. Que se passe-t-il auand les femmes et, surtout, les fémi­nistes s’en emparent ? Entretien avec Aurore Turbiau, docteure en lit­té­ra­ture comparée.
Publié le 17 octobre 2023
illustration de Amina Bouajila pour illustrer l'entretien d'Aurore Turbiau « À quoi rêvent les écrivaines féministes ? » signé Elise Thiébaut - La Déferlante 12 Rêver
Amina Bouajila pour La Déferlante

On doit le mot « utopie » à l’écrivain bri­tan­nique Thomas More qui, en 1516, publie un livre éponyme décrivant le peuple pacifique des Utopiens. Mais il n’est pas le premier à avoir décrit de telles sociétés rêvées  : la phi­lo­sophe et poétesse italienne Christine de Pizan a publié sa Cité des dames en 1405, et la République de Platon (IVe siècle avant J.-C.) peut être consi­dé­rée comme l’une des premières utopies littéraires.

Dans les utopies, la notion de clôture qui isole la société idéale est centrale : il s’agit de protéger celle-ci d’un monde extérieur violent, dys­fonc­tion­nel et inéga­li­taire. Les utopies se déroulent géné­ra­le­ment dans des lieux ima­gi­naires ou très lointains, mais décrits avec une très grande précision : il s’agit de montrer comment une société est organisée de façon à permettre le bonheur collectif des individus. Si elle n’a pas forcément vocation à quitter l’espace du rêve pour être réalisée, l’utopie peut servir de base pour des projets poli­tiques et sociaux plus humains et égalitaires.

Elle coexiste avec un autre grand champ lit­té­raire, la dystopie, qui décrit des sociétés tyran­niques, tota­li­taires, des sociétés cau­che­mar­desques, en miroir à l’imaginaire onirique qui carac­té­rise l’utopie. De nom­breuses œuvres se situent à la croisée entre ces deux genres : les écrits fémi­nistes en par­ti­cu­lier, comme l’explique Aurore Turbiau, spé­cia­liste des lit­té­ra­tures fémi­nistes franco-québécoises des années 1969–1985. Familière des rêves et utopies fémi­nistes et les­biennes, elle est co-autrice, entre autres, de l’ouvrage collectif Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie (Le Cavalier Bleu, 2022), qui revisite la notion d’utopie à l’aune de textes militants.

L’utopie est-elle un champ investi par les écrivaines ?

Selon la cher­cheuse états-unienne en lit­té­ra­ture comparée Angelika Bammer, les femmes sont his­to­ri­que­ment plutôt conviées à écrire dans le registre de l’intime (cor­res­pon­dances, journaux…). L’utopie comme genre lit­té­raire est très genrée au masculin et tournée vers un registre public et politique, avec une des­crip­tion des modes d’organisation du pouvoir dont les femmes, dans l’histoire réelle, ont été écartées durant des siècles.

Les utopies féminines sont donc rares jusqu’à la fin des années 1960, à quelques excep­tions près, comme La Cité des dames (1405) de Christine de Pizan, ou Herland (1915) de la roman­cière suf­fra­giste états-unienne Charlotte Perkins Gilman. Cette dernière décrit un monde entouré de montagnes, dans lequel les femmes vivent en symbiose avec la nature et se repro­duisent sans hommes, disparus depuis des siècles. Ce que montre Angelika Bammer, c’est que ce sont des utopies un peu conser­va­trices et essen­tia­listes, où les fonctions féminines sont ramenées au bio­lo­gique, au care, à la repro­duc­tion. Mais ça se comprend : en 1405, tout comme 500 ans plus tard, les écri­vaines ne pouvaient pas être sur tous les fronts !

À quel moment appa­raissent des utopies que l’on peut réel­le­ment qualifier de féministes ?

C’est à partir des années 1970 que des autrices s’emparent du genre, cette fois pour en changer les règles. Par exemple, le thème de la clôture est largement remis en question. Dans Archaos ou le jardin étin­ce­lant (1972), Christiane Rochefort décrit un royaume ima­gi­naire où l’argent n’existe plus, où la liberté est totale et l’amour, sous toutes ses formes, central. Ce royaume est ouvert sur l’extérieur. Les étranger·es y sont bienvenu·es sous réserve d’accepter les règles de la cité. Au cœur de la ville se trouve le couvent de Trémènes, un bordel où les femmes peuvent s’épanouir sexuel­le­ment. On y entre et on en sort soit par les portes offi­cielles, soit par des sou­ter­rains cachés. Dans la saga Les Bergères de l’Apocalypse (1974–1978) de Françoise d’Eaubonne (1), la société utopique Anima s’ouvre vers d’autres planètes et vers un ima­gi­naire de science-fiction qui s’éloigne de la mas­cu­li­ni­té traditionnelle.

Par ailleurs, alors que l’utopie est un genre plutôt des­crip­tif ou méditatif, chez les autrices fémi­nistes, la narration prend plus de place, avec de multiples récits, décou­vertes et rebon­dis­se­ments. Le Livre de Promethea (1982) d’Hélène Cixous (2) ou Les Guérillères (1969) de Monique Wittig (3), par exemple, ne racontent pas des mondes clos et figés, mais des mondes en mouvement, voire en désordre. Dans les années 1970, on a même des récits extrê­me­ment expé­ri­men­taux, avec des nar­ra­tions explosées, frag­men­tées, instables et parfois inco­hé­rentes, où triomphe une forme d’anarchie, et même de violence.


« L’utopie, comme l’écrivait le phi­lo­sophe Ernst Bloch, c’est “le futur qui s’agite sous la croûte d’un présent devenu intolérable”. »
Aurore Turbiau


Comment com­prendre la présence de cette violence dans les utopies, supposées recher­cher l’harmonie ?

Les autrices fémi­nistes des années 1970 écrivent après la Seconde Guerre mondiale, à une époque encore fortement marquée par le régime de terreur nazie, mais aussi dans une atmo­sphère post-68 qui réactive les mythes insur­rec­tion­nels du xixe siècle, aussi bien positifs (la Révolution française) que négatifs (la Terreur). Cet ima­gi­naire de la Terreur a marqué, en France, toute la pro­duc­tion lit­té­raire des années 1950 à 1970. On est alors encore dans ce qu’on appelle « l’ère du soupçon », qui fait qu’on ne peut plus créer de lit­té­ra­ture ni de discours vrai après le cata­clysme his­to­rique et moral de la Seconde Guerre mondiale. Mais les autrices fémi­nistes sont aussi obligées de repenser la lit­té­ra­ture parce qu’on redé­couvre à quel point l’histoire des femmes est mal connue : non seulement elle n’est pas archivée, mais elle n’a pas été écrite, ou alors seulement pour assigner les femmes à l’intime et au privé, consi­dé­rés comme secon­daires. Les utopies fémi­nistes cherchent donc dans un certain sens à réha­bi­li­ter cette mémoire perdue.

Dans Les Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne, le per­son­nage principal est une his­to­rienne, Ariane, qui essaie de recons­ti­tuer la généa­lo­gie de sa société, Anima, pour com­prendre pourquoi les hommes ont été exter­mi­nés. Cette exter­mi­na­tion est présentée à la fois comme une nécessité prag­ma­tique, pour sauver la planète à la fin du XXe siècle, et comme une aber­ra­tion morale mons­trueuse avec, bien sûr, le souvenir de la Shoah qui plane sur tout le roman – d’autant que Françoise d’Eaubonne a été résis­tante. L’utopie d’Anima ressemble moins à un monde idéal qu’à un exutoire. En même temps, la saga est placée sous le signe d’une per­plexi­té infinie, car même si la société d’Anima est meilleure que celle, patriar­cale, d’Animus, elle reste fon­ciè­re­ment mauvaise puisque fondée sur l’extermination. Ce que nous dit d’Eaubonne à ce moment-là, c’est que l’utopie en tant que structure figée ou mythe devient délétère.

Ce qui compte pour les autrices de cette période, c’est l’élan utopiste, comme Monique Wittig va le déve­lop­per dans Les Guérillères, ou Christiane Rochefort dans Archaos ou le jardin étin­ce­lant – même si l’anarchie que cette dernière propose présente des dangers : davantage de viols et d’incestes, notamment, puisque chacun·e est libre de faire ce qu’elle ou il veut (mais davantage de résis­tances aussi, car le viol est reconnu comme un fléau social et les femmes se mettent à sortir les couteaux contre les agresseurs !).

Les utopies fémi­nistes ne sont donc pas écrites pour faire advenir un monde meilleur ?

L’utopie, comme l’écrivait en 1976 le phi­lo­sophe allemand Ernst Bloch, c’est « le futur qui s’agite sous la croûte d’un présent devenu into­lé­rable » ; elle est fon­da­men­ta­le­ment liée à une rage immense et accumulée, qui forme l’essence même de l’espoir utopiste. Wittig montre bien que c’est la rupture avec le monde ordinaire qui permet à des luttes de prendre corps dans la société. C’est ce qui explique que le langage de ces utopies soit lui aussi en rupture avec les nar­ra­tions clas­siques, quitte à aller dans tous les sens, parfois même jusqu’à l’illisibilité. On crée des utopies pour se poser des questions, pour imaginer d’autres possibles, pour se donner de la force.

Il faut aussi souligner que ces utopies ne sur­viennent qu’au moment où la révo­lu­tion féministe a déjà commencé. Les groupes mino­ri­taires ou minorisés, ceux qui sont dis­cri­mi­nés d’une manière ou d’une autre, sont les seuls vraiment capables d’imaginer un autre possible, un futur dans lequel se projeter. Cette idée de mémoire du futur est un lieu commun de l’époque, par­ti­cu­liè­re­ment mobilisé par les utopies fémi­nistes, comme celles de l’écrivaine qué­bé­coise Louky Bersianik, pionnière de la fémi­ni­sa­tion de la langue et autrice de L’Euguélionne, en 1976.

Cauchemarder la fin du monde

Sans relever direc­te­ment de l’utopie ou de la dystopie, de nom­breuses fictions fémi­nistes envi­sagent des possibles qui tranchent avec l’imaginaire masculin de la science-fiction, souvent ancré sur la conquête, la tech­no­lo­gie ou les robots. Attentives à la question du sexe, des corps, de l’anthropologie, elles inventent des histoires qui révo­lu­tionnent le genre, dans tous les sens du terme.

Dès 1969, la pro­li­fique autrice états-unienne Ursula K. Le Guin (1929–2018) imagine une planète où l’on change de sexe tous les mois : La Main gauche de la nuit. Quant à la roman­cière africaine-américaine Octavia Butler (1947–2006), que l’on redé­couvre aujourd’hui en France, elle anticipe dès les années 1980 l’Amérique de Donald Trump. Dans sa saga Xenogenesis (dont les deux premiers volumes, L’Aube et L’Initiation, ont été réédités en 2022 et 2023), elle explore les notions d’écosystème et d’hybridation d’un après-monde fondé sur l’empathie, dans une pers­pec­tive écoféministe.


Le thème de l’effondrement hante les parutions de la rentrée lit­té­raire sous l’angle de l’intime, très loin des fictions héroïques.


La question de la place et du pouvoir des femmes dans des sociétés dys­to­piques ou pseudo-utopiques se déploie en France dans des fictions plus contem­po­raines, comme Les Sorcières de la République (2016), de Chloé Delaume (qui résonnent avec Les Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne, de 1977), ou Viendra le temps du feu (2021), de Wendy Delorme, qui fait écho aux Guérillères de Monique Wittig (1969). Sabrina Calvo s’essaie pour sa part à créer une contre-dystopie avec Toxoplasma (2017), qui met en scène une commune anti­ca­pi­ta­liste à Montréal tout en inter­ro­geant les identités de genre.

Mais c’est le thème de l’effondrement qui hante les parutions de la rentrée lit­té­raire 2023, avec deux livres notamment qui envi­sagent la fin du monde sous un angle intime, très loin des fictions héroïques où un père de famille tente de sauver l’humanité avec ses grosses mains poilues. Dans Pauvre Folle, Chloé Delaume revisite men­ta­le­ment un ancien amour durant un voyage en train, alors que par la fenêtre défile un paysage apo­ca­lyp­tique. Avec 2060, Lauren Bastide raconte la dernière journée d’une militante féministe de 80 ans qui voit arriver la fin du monde après avoir tout sacrifié à la lutte. Ces romans donnent corps aux angoisses d’un monde en perdition, où le seul refuge possible se trouve dans la connexion sensible à l’instant présent.

Quelle place ont les femmes dans ces utopies ?

Ces ouvrages vont permettre de les sortir de l’invisibilisation, de leur redonner une place his­to­rique. Mais cela se traduit souvent par une passion mytho­lo­gique poli­ti­que­ment ambi­va­lente qui, en les figeant dans l’irréalité, les fait au contraire sortir de l’Histoire. Françoise d’Eaubonne, Hélène Cixous ou encore Louky Bersianik ont par exemple reva­lo­ri­sé dans leurs œuvres des noms de l’Antiquité gréco-latine : Ariane, Perséphone, Pénélope, Déméter… D’un côté, on a besoin de mythes, de monuments, de figures d’identification fortes, et de révision des mythes ; de l’autre, la pensée mytho­lo­gique flirte parfois avec l’élitisme, avec des pensées magiques et essen­tia­listes, et se focalise aussi souvent sur des ima­gi­naires exclu­si­ve­ment blancs. Dans Les Guérillères, Monique Wittig a tenté de recourir à des figures mytho­lo­giques d’autres cultures, notamment asia­tiques, afri­caines, juives ou russes, mais, en même temps, on trouve chez elle cette référence à la femme-esclave : une analogie qui a été largement critiquée depuis, dans la mesure où elle ne permet pas une lecture inter­sec­tion­nelle de la condition des femmes. Il y a toujours des impensés, c’est pour ça que la réflexion féministe doit être en mouvement permanent.

Pourquoi les hommes sont-ils presque toujours absents des utopies féministes ?

Ce n’est pas tant qu’il faille effacer ou conspuer les hommes – quel­que­fois, on trouve dans ces fictions des hommes qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « décons­truits », par exemple dans Les Bergères de l’Apocalypse. Mais les utopies sans hommes créent la pos­si­bi­li­té de décentrer les récits, de cesser de les organiser en fonction d’eux.

Cela rejoint la question du les­bia­nisme, qui a émergé dans les années 1970. On en parle notamment dans Écrire à l’encre violette (4), ouvrage collectif sur les lit­té­ra­tures les­biennes. Pour écrire son chapitre sur les lit­té­ra­tures de l’imaginaire, la cher­cheuse Manon Berthier a par exemple dû inclure dans le corpus « lesbien » un certain nombre d’autrices hété­ro­sexuelles (notamment Françoise d’Eaubonne). Parce que même quand le contexte de réflexion est glo­ba­le­ment hétéro, l’utopie féministe met en lumière la cen­tra­li­té du les­bia­nisme dans sa réa­li­sa­tion. Et comme les les­biennes sont absentes, en général, de la lit­té­ra­ture, on pourrait dire qu’elles incarnent l’utopie au sens éty­mo­lo­gique : u‑topos, le non-lieu.

Mais à l’inverse, dans certains récits dys­to­piques fémi­nistes, les hommes ont parfois une place moins centrale qu’on ne le pense. C’est le cas notamment dans la série télévisée La Servante écarlate, tirée du roman de l’autrice cana­dienne Margaret Atwood, paru en 1985. Il y a des scènes, dans la dernière saison, où on voit que certains cercles stric­te­ment féminins occupent une place impor­tante dans l’organisation de la société fasciste de Gilead : le fait que les hommes soient évacués du tableau permet de voir que les femmes sont elles-mêmes leurs propres ennemies et permet de réfléchir en termes réel­le­ment poli­tiques, non mani­chéens. D’ailleurs, les critiques qui portent sur la série quant à son trai­te­ment défaillant des questions raciales le révèlent bien. C’est la force des fictions fémi­nistes, utopiques ou dys­to­piques : ce sont des utopies du désordre.

Entretien réalisé par Élise Thiébaut, autrice et jour­na­liste, membre du comité éditorial de La Déferlante, en visio­con­fé­rence le 26 avril 2023.


(1) Françoise d’Eaubonne (1920–2005), autrice et activiste, est à l’origine du concept, en Occident, d’écoféminisme. Lire son portrait dans La Déferlante n°1, mars 2021.

(2) Née en 1937, l’écrivaine, poétesse et dra­ma­turge Hélène Cixous défend à travers son œuvre une « écriture féminine » seule capable, d’après elle, de restituer l’expérience et le vécu des femmes.

(3) Monique Wittig (1935–2003), écrivaine, théo­ri­cienne du féminisme maté­ria­liste et militante lesbienne, est l’autrice notamment de L’Opoponax (Prix Médicis 1964) et de La Pensée straight (1992). Lire son portrait dans La Déferlante n°2, juin 2021.

4. Alexandre Antolin, Manon Berthier, Camille Islert, Margot Lachkar et Aurore Turbiau, Écrire à l’encre violette. Littératures les­biennes en France de 1900 à nos jours, Le Cavalier Bleu, 2022.

Rêver : la révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°12 Rêver, en novembre 2023. Consultez le sommaire

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