En ce 25 avril 1966, longeant les larges méandres de la Meuse, 5 000 personnes battent le pavé entre Herstal, petite cité ouvrière, et la grande ville voisine, Liège, cœur ardent de la métallurgie belge. On scande haut un slogan : « À travail égal, salaire égal ! » Dans la foule, des Françaises, des Allemandes et des Néerlandaises, venues apporter un soutien à 3 000 femmes en grève depuis près de trois mois.
Les ouvrières en lutte de cette petite ville de Belgique, on les appelle les « femmes machines ». Elles sont employées à la Fabrique nationale (FN) de Herstal, une usine d’armement qui compte alors 12 000 travailleurs.
Ce n’est pas la première fois que ce slogan, « À travail égal, salaire égal ! » est porté en Europe. Dès le XIXe siècle, des femmes se sont insurgées contre le « salaire féminin », qui leur était alors versé, considéré comme un appoint de la rémunération du pater familias, le chef du foyer. Elles sont alors payées en moyenne un quart en moins parce qu’elles ne peuvent prétendument pas participer à l’entretien des machines, sont moins formées ou parce qu’elles sont plus souvent malades – les suites de couches sont alors comptabilisées comme jours d’absence…
Difficile pour autant de dater précisément l’origine du slogan. Dans les grandes grèves des femmes qui ont émergé en Europe à partir des années 1860 chez les ouvrières du textile, de la soie, du coton, des tabacs, etc., l’augmentation de salaire figure souvent parmi les revendications. Mais on est loin de réclamer l’égalité avec les hommes. Dans les procès-verbaux des échanges entre membres élus de la Commune de Paris (tous des hommes…), on ne trouve pas la mention de la formule, même si certains des participants prônent l’égalité salariale. Presque trente ans plus tard, en 1897, La Fronde, le journal féministe de Marguerite Durand, affiche néanmoins plusieurs fois le principe à sa une. Les formations syndicales s’en emparent. Dans le droit fil de l’héritage de l’utopie communarde, les institutrices obtiennent finalement en 1912 l’harmonisation de leur traitement avec celui des hommes.
Concurrence déloyale
Mais à l’époque, l’exigence égalitaire « ne concerne dans un premier temps que les filles et les veuves, les femmes non mariées », pointe l’historienne Fanny Gallot (2). Quand un tract de la CGT de 1916 appelle les travailleuses à se mobiliser pour réclamer le même salaire que leurs collègues masculins, « c’est au fond pour éviter la concurrence déloyale » entre les premières et les seconds, complète-t-elle, et non par souci d’égalité.
En dépit de ces mobilisations, les conventions collectives mises en place à la suite des grèves du Front populaire gravent dans le marbre le principe d’un salaire retranché de 10 % par rapport aux hommes. De même, à Herstal, les grévistes ne gagnent qu’une simple augmentation, pas l’égalité avec les hommes. À vrai dire, les « femmes machines » ne l’espéraient pas. Mais elles se sont servies de cette perspective comme d’un levier de négociation. Le principe de l’égalité salariale, elles l’ont découvert dans les textes de loi, notamment à l’article 119 du traité de Rome de 1957, instituant la Communauté économique européenne, ancêtre de l’Union européenne : « Chaque État membre assure l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail. »
Contrainte par la ratification de la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT), en 1951, puis par ses engagements européens, la France finit par transposer ce principe dans ses textes nationaux en 1972. « Les lois se sont ensuite succédé, mais sont toujours restées lettre morte. Les écarts de rémunération se sont un peu réduits entre les années 1970 et les années 1990. Depuis, ils stagnent », déplore Rachel Silvera, économiste et autrice d’Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire (La Découverte, 2014). Selon les chiffres de l’Insee de 2023, le revenu salarial annuel des femmes est aujourd’hui inférieur de 23 % à celui des hommes. Une telle différence s’explique par le nombre de femmes à subir les temps partiels (occupés par elles à 80 %). À temps de travail identique, le fossé se réduit à 14 %. Enfin, à poste comparable, les femmes gagnent 4 % de moins que les hommes : il s’agit ici d’une discrimination à l’état pur.
« Le féminisme, en France, s’est plutôt construit en dehors du champ du travail, laissé au syndicalisme. On observe depuis quelques années une convergence de ces deux mondes. »
Rachel Silveira, économiste
« Au cours des grèves de mai et juin 1968, la revendication est bien présente dans les cortèges », indique Fanny Gallot. En ce printemps révolutionnaire, elle est notamment reprise par les ouvrières de la sellerie Ford, à Dagenham (banlieue de Londres), qui s’inspirent de la grève d’Herstal. Poussé·es par cet élan, pouvoirs publics et entreprises sont contraintes de remettre en cause une inégalité qui apparaît alors comme une scorie archaïque. Avec la loi Roudy de 1983 (3), l’État finance des « plans égalité » pour que les entreprises forment les femmes, notamment ouvrières, aux métiers à prédominance masculine. Mais leurs résultats restent très limités. Dans le même temps, les pouvoirs publics s’apprêtent à prendre un tournant néolibéral sur l’autel duquel ils vont sacrifier l’idéal de l’égalité professionnelle pour toutes. Le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) tente tout de même de ripoliner le slogan « À travail égal, salaire égal ! » avec la campagne « 15 h 40 », qui appelle les femmes à cesser de travailler à l’heure où leur salaire cesse d’être égal à celui des hommes. « Ce faisant, il peine là encore à prendre en considération ce qui se rapporte au travail domestique non rémunéré et ne s’adresse finalement qu’aux salariées qui jouissent d’un emploi de qualité », relève Fanny Gallot. L’État, de son côté, se concentre sur l’accès à l’égalité pour les plus privilégiées d’entre elles comme en 2011 avec l’adoption de la loi Copé-Zimmerman, imposant 40 % de femmes dans les conseils d’administration des entreprises.
Un casse-tête comparatif
Plus globalement, se pose la question de savoir comment appliquer concrètement cette revendication d’un salaire égal entre les hommes et les femmes. Si la division sexuée des métiers empêche les comparaisons au sein d’une même entreprise ou d’un même secteur, la loi Roudy de 1983 propose tout de même des critères pour comparer la valeur de deux emplois à travers les qualifications et aptitudes qu’ils exigent, les responsabilités qu’ils impliquent, ainsi que la charge physique et nerveuse qu’il fait porter aux travailleur·euses. « Les critères d’évaluation de la valeur du travail ne sont pas neutres : la force est par exemple systématiquement plus valorisée que la dextérité, parce que celle-ci est naturalisée, considérée comme évidente pour une femme », commente Fanny Gallot.
En 1996, au Québec, un audit comparatif des compétences requises dans un large panel de métiers a permis un rattrapage des inégalités de salaire entre hommes et femmes, dans le privé, puis dans le public. En France, une dizaine d’années plus tard, soutenues par le Défenseur des droits, puis par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, les économistes Rachel Silvera et Séverine Lemière proposent des méthodes pour comparer et égaliser les salaires au niveau des branches professionnelles. Mais le Medef, syndicat patronal, n’en veut rien entendre. Les travailleuses ne baissent pas les bras pour autant.
Faire reconnaître les discriminations genrées
« À travail égal, salaire égal ! », c’est à cette revendication que pensent onze syndicalistes CGT de la société STMicroelectronics en 2011, quand un document de leur direction, prouvant les disparités salariales dans l’entreprise, tombe sous leurs yeux. Elles se lancent alors dans la démonstration de l’existence d’une discrimination genrée systémique dans l’entreprise. En moyenne, à trajectoire similaire, les femmes gagnent 400 euros de moins que leurs homologues masculins, indiquent les rapports annuels de l’entreprise, obligatoires jusqu’à la loi dite Rebsamen (4).
Elles saisissent la justice, et s’emploient à comparer leurs trajectoires professionnelles et salariales avec celles de leurs collègues masculins. Combat victorieux : elles viennent de faire condamner leur entreprise, en appel, à leur verser 815 000 euros de dommages et intérêts en tant que « victimes de discrimination prohibée liée au sexe », et 400 000 euros de rappels de salaire. Une victoire historique pour un collectif de travailleuses après treize ans de procédure semés d’embûches, face à une direction qui refusait de communiquer les éléments de comparaison de salaires.
Ces manœuvres dilatoires ne seront bientôt plus possibles. Une directive européenne vient d’être adoptée. Elle oblige, dès 2026, les entreprises de plus de 100 salarié·es à la transparence salariale. Elles devront publier un index sur les écarts de rémunération au prisme du genre. Un point d’appui pour les syndicats prêts à porter le dossier de l’égalité salariale. « C’est assez nouveau : longtemps, les syndicats se sont construits contre le travail des femmes, estimant qu’il tirerait à la baisse l’ensemble des salaires. À l’inverse, le féminisme, en France, s’est plutôt construit en dehors du champ du travail, laissé au syndicalisme. On observe depuis quelques années une convergence de ces deux mondes », pointe Rachel Silvera.
Les représentantes des salariées de STMicroelectronics souhaiteraient que leur lutte profite à toutes les collègues de leur entreprise. Leur prochaine arme ? Une action de groupe, qui permettrait à l’ensemble des femmes de l’entreprise d’obtenir un rattrapage de leurs salaires. « Depuis 2016, il est possible de saisir le tribunal judiciaire pour faire la démonstration d’une discrimination systémique et de demander une indemnisation », décrit Xavier Sauvignet, avocat du cabinet 1948, spécialisé dans les questions de discrimination au travail. En attendant d’obliger les employeurs à respecter le droit, le slogan refleurit dans les cortèges au gré de l’imagination des femmes. Comme à Bordeaux, le 8 mars dernier où une pancarte affichait : « Cherche zizi pour meilleur salaire. » •
- Elle a été documentée par l’historienne Marie-Thérèse Coenen, directrice du Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop) en Belgique, et les historien·nes Florence Loriaux et Lionel Vanvelthem, cocommissaires de l’exposition « Femmes en colère », présentée en 2016 à Herstal. ↩︎