Ils ont entre 26 et 73 ans. Ils sont pompier, infirmier, journaliste, artisan, chauffeur-routier ou encore ex-policier. Beaucoup ont des enfants. Les 51 hommes accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot devant la cour criminelle du Vaucluse ont tous été condamnés à des peines de prison ferme.
Psychiatre, Anne-Hélène Moncany accompagne quotidiennement des auteurs de violences sexuelles. Elle est responsable d’un pôle de psychiatrie légale à Toulouse, préside la Fédération française des Centres ressources pour les intervenants auprès d’auteurs de violences sexuelles (Criavs) depuis 2019, et dirige l’antenne de Midi-Pyrénées. Ces centres, qui sont au nombre de 27 en France, proposent aux professionnel·les qui interviennent auprès d’auteurs de violences sexuelles, des ressources et un accompagnement. Ils sont financés par le ministère de la Santé, et souvent rattachés à des hôpitaux.
Pendant le procès des violeurs de Mazan, on a entendu les accusés dire : « J’ai pénétré Gisèle Pelicot mais je ne suis pas un violeur » ou encore « C’est bien mon corps, mais ce n’est pas mon cerveau. » Comment analysez-vous ces propos ?
On s’en doutait grâce aux enquêtes de victimation, mais avec ce procès, on s’est rendu compte qu’il existe un hiatus important entre ce que les gens pensent être un viol et ce que ce crime est réellement. Pour une partie des accusés, le fait d’avoir un rapport sexuel avec une femme inconsciente n’est pas un viol. Si eux pensent cela, une partie non négligeable de la population générale le pense aussi. Ce qui est inquiétant également, c’est [qu’aucun d’eux] ne se soit dit : « Quelque chose ne va pas, une personne est en danger et il faut le signaler. »
Les experts psychologues et les psychiatres qui ont examiné ces hommes ont affirmé qu’ils ne présentaient pas de troubles psychiatriques. Qu’est-ce que cela signifie ?
Tout dépend de ce qu’on entend par l’expression « troubles psychiatriques », et les psychiatres ne sont pas toutes et tous d’accord sur ce que ce terme recouvre. Pour certain·es, ce sont la schizophrénie, le trouble bipolaire, etc. Les violeurs de Mazan ne sont visiblement pas des hommes qui perdent le contact avec la réalité, ils sont responsables de leurs actes. En revanche, si on intègre dans les troubles psychiatriques ce que l’on appelle les troubles de la personnalité (impulsivité, difficultés à gérer les relations interpersonnelles, à respecter la loi, etc.), on va peut-être en retrouver parmi ces accusés.
Pareillement, si on considère que les troubles paraphiliques [troubles de l’attirance sexuelle] en font partie [c’est ce qu’affirme le DSM‑5, manuel psychiatrique de référence aux États-Unis], on va sans doute en retrouver aussi. Les violeurs de Mazan appartiennent à une population qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir et de prendre en charge, et en ce sens, c’est un peu un tsunami. Je ne les ai pas examinés, mais pour moi il y a un intérêt à ce qu’ils puissent bénéficier d’un accompagnement psychothérapeutique, mais aussi d’un rappel de ce qu’est la loi.
Les violeurs de Gisèle Pelicot sont-ils, comme on l’a beaucoup entendu durant ce procès, des hommes ordinaires ?
Le viol n’est pas la norme, mais on ne peut pas dire que ce soit un acte isolé ou singulier. L’enquête Virage de 2015 montrait que 14,7 % des femmes avaient été victimes de violences sexuelles au cours de leur vie ; cela signifie qu’une part non négligeable d’hommes a commis des violences sexuelles.
On n’a pas attendu ce procès pour le savoir, l’auteur de violences sexuelles, c’est d’abord le père, l’oncle, le frère, ou celui qui exerce une domination : le prof, l’entraîneur, le prêtre. C’est une personne insérée, qui a un job, une famille, un entourage, des amis. Ce n’est ni le « méchant monstre horrible » ni le « malade mental pervers ».
Plus d’un quart des accusés affirme avoir été victime de violences sexuelles dans l’enfance. Ce procès est-il aussi celui de la culture de l’inceste ?
Oui, j’en suis convaincue. Les enquêtes montrent que la prévalence de l’inceste est énorme, en France une personne sur dix en est victime. Cela a des conséquences dramatiques en termes de santé, puisqu’on sait que les victimes de violences sexuelles dans l’enfance développent des troubles de la personnalité, des addictions, des dépressions, des comportements suicidaires, etc. On sait aussi que le fait d’avoir été victime augmente le risque de commettre soi-même des violences sexuelles, surtout si se développe un stress post-traumatique qui n’est pas traité par la suite.
« 14,7 % des femmes ont été victimes de violences sexuelles au cours de leur vie, donc une part importante d’hommes a commis des violences sexuelles. »
Comment les auteurs de violences sexuelles sont-ils pris en charge aujourd’hui en France ?
Depuis 2009, 22 centres de détention sont spécifiquement fléchés pour la prise en charge des auteurs d’infractions à caractère sexuel, avec des équipes soignantes spécifiques, qui travaillent étroitement avec les Criavs. Il n’est pas constitutionnel d’imposer des soins en prison, mais il existe un dispositif d’incitation : pour bénéficier d’une remise de peine, il faut prouver qu’on reçoit des soins en lien avec l’infraction commise. À l’issue de l’incarcération, il existe deux types de dispositifs : l’obligation de soins pour les faits les moins graves, et l’injonction de soins pour les plus graves [contrairement à l’obligation de soins, l’injonction de soins est ordonnée dans le cadre du suivi socio-judiciaire, après la décision de justice, et fait toujours suite à une expertise psychiatrique].
Les juges préconisent beaucoup d’obligations de soins, ce qui vient saturer les dispositifs. D’autant que les moyens humains manquent à la fois chez les psychiatres – dans le public, un quart des postes sont vacants, et certaines régions n’en ont pas – et chez les conseiller·es d’insertion et de probation, qui doivent assurer le contrôle de ces mesures-là. Il existe également un numéro de téléphone à destination des personnes attirées sexuellement par les enfants.
Sur le volet de la prévention des violences sexuelles, qu’est-ce qui existe et qu’est-ce qu’il reste à faire ?
C’est la grande leçon de ce procès : il n’est pas acceptable qu’une partie importante de la population considère encore qu’on peut avoir un rapport sexuel avec une personne inanimée. Tant qu’on ne sera pas plus à l’offensive sur la prévention dès le plus jeune âge, on s’expose à ce que ça continue.
Il faut donc mettre le paquet auprès des enfants sur l’éducation à la vie affective et sexuelle [lire notre encadré], et sur les compétences psychosociales. Il faudrait une matière à part entière à l’école pour aborder le respect de l’autre, l’altérité, les définitions de l’agression, du viol, du respect. La plupart des intervenant·es axent encore la prévention sur la protection de la victime potentielle : « Faites attention, il faut apprendre à dire non. »
C’est nécessaire, mais quand on s’adresse à une classe d’enfants, on a aussi affaire [statistiquement] à des auteurs potentiels donc il faut aborder la question du respect et de l’acceptation du non. Il faut le dire et le répéter à tout le monde dès le plus jeune âge : « Non, on ne couche pas avec une personne inconsciente. » Ces programmes sont obligatoires mais très peu appliqués. Il faut des moyens et des formations. La volonté politique n’est pas encore assez forte.
L’éducation affective et sexuelle à l’école en suspens
Obligatoire dans les écoles, collèges et lycées depuis 2001, l’éducation affective et sexuelle est, en réalité, peu ou pas appliqué dans les établissements scolaires. Sous l’impulsion de Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation de mai 2022 à juillet 2023, le programme a été réécrit puis soumis à un consensus large allant de la droite filloniste aux syndicats tels que le SNES-FSU. Mais fin novembre 2024, Alexandre Portier, alors ministre délégué à la réussite scolaire, en rupture avec la position de sa ministre de tutelle, Anne Genetet, affirmait que la nouvelle version de ce programme n’était « pas acceptable » car marquant le retour d’une supposée « théorie du genre » au sein des établissements. En raison de la censure du gouvernement Barnier, la présentation officielle du texte, prévue mi-décembre 2024 devant le Conseil supérieur de l’éducation n’est, pour l’instant, plus d’actualité.
Par Sarah Boucault
Journaliste indépendante, elle s’intéresse aux sujets sur la fin de vie et travaille également sur les violences sexuelles.
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