C’est un changement législatif passé complètement inaperçu, adopté au même moment que l’instauration du seuil d’âge (fixé à 15 ans) de non-consentement à une relation sexuelle : depuis le 21 avril 2021, le cunnilingus imposé par contrainte, menace, violence ou surprise est considéré comme un viol.
Avant cela, pour parler de viol, il fallait attester que la pénétration de la langue de l’agresseur dans le vagin de la victime avait été d’une profondeur suffisante. Le cas s’est présenté en 2020 dans une affaire d’inceste. Une jeune fille accusait son beau-père de lui avoir imposé des cunnilingus. À la police, elle avait dit : « J’ai senti qu’il m’a pénétrée avec sa langue à force d’insister. » Mais dans les motivations écrites de leur décision, les juges avaient indiqué que, sans précision « d’intensité, de profondeur, de durée ou de mouvement » , il n’était pas possible de démontrer que l’« introduction volontaire de la langue au-delà de l’orée du vagin » avait été « suffisamment profonde » pour établir une pénétration et donc un viol. Les député·es ont voulu trancher ce débat juridique qualifié par l’élue LREM Alexandra Louis, rapporteuse de la loi, d’« indécent » et d’« indigne ». Désormais, tout acte buccogénital imposé est considéré comme un viol.
Une lente sortie de la vision phallocentrée du crime
Pour la parlementaire, un tel amendement constitue une avancée : il acte le fait qu’un cunnilingus imposé a le même impact traumatique sur les victimes qu’une pénétration forcée. On peut aussi dire que cette modification législative s’inscrit dans une dynamique égalitariste. Car pendant très longtemps, c’est une vision phallocentrée du viol qui a prédominé : jusqu’en 1980, on l’envisageait uniquement comme le crime d’un homme sur une femme. Seule l’introduction par la violence d’un pénis dans le vagin était pénalement interprétée comme un viol. « Le risque qui était alors pris en compte, c’était le sperme, la survenue d’un bâtard dans la famille », explique la docteure en droit Catherine Le Magueresse, autrice des Pièges du consentement (Éditions iXe, 2021). Imposer à une autre personne une pénétration sexuelle ou digitale dans l’anus, ou une pénétration sexuelle dans la bouche, était considéré comme un simple délit, un attentat à la pudeur. La loi de 1980 a constitué un premier élargissement de la définition du viol : selon l’article 222–3 du Code pénal, il désignait dès lors « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Mais si le viol était reconnu dans le cas où une victime était obligée de faire une fellation à son agresseur (c’est-à-dire se voyait contrainte de subir une pénétration sexuelle dans la bouche), l’inverse ne valait pas : quand un agresseur mettait en contact sa propre bouche avec les parties génitales de sa victime, cela restait une agression sexuelle. Autrement dit : si l’organe par lequel l’agresseur imposait sa violence était pénien, le viol était caractérisé ; si cet organe était buccal, il s’agissait d’une agression sexuelle. En 2018, nouvelle évolution : la loi dite « Schiappa » a amené à qualifier ce deuxième cas de figure de viol.
La « correctionnalisation » du viol reste de la poudre aux yeux
Le changement d’avril 2021 va dans le même sens : celui d’une extension de l’incrimination de viol. Mais jusqu’où iront les législateur·ices ? Puisque désormais imposer un cunnilingus constitue un viol, qu’en est-il d’un acte génito-génital, un sexe frotté contre un autre sans pénétration ? Au Canada, par exemple, tout contact sexuel imposé avec ou sans pénétration est un crime passible d’au moins dix ans de prison, voire de la perpétuité. Voilà qui interroge notre distinction française entre le viol et l’agression sexuelle. D’autant que, aujourd’hui, nombre de viols sont « correctionnalisés », c’est‑à dire qu’ils sont jugés comme des délits devant un tribunal correctionnel plutôt que comme des crimes aux assises. C’est une pratique courante qui est proposée aux plaignant·es pour accélérer les délais de jugement face à l’engorgement des tribunaux. Dans la majorité des cas, il s’agit de viols par fellation et de viols digitaux : on considère donc toujours qu’ils sont moins graves.
Pour Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, tant que le système judiciaire ne pourra pas traiter à sa juste mesure le phénomène massif des violences sexuelles, certaines évolutions législatives comme celle de l’amendement d’avril 2021 ne seront que de la poudre aux yeux : « Au final, qu’est-ce que ça change ? De toute façon, le viol est correctionnalisé. On peut bien mettre dans la loi qu’un cunnilingus [imposé] est un crime, ça ne change rien, il sera toujours jugé comme une agression sexuelle. » Sa crainte, c’est qu’à force d’élargir la définition du viol à ce qui était jusque-là des agressions sexuelles, on vide l’infraction de sa substance : on la décriminalise. Au risque qu’on se dise demain qu’un viol, finalement, ce n’est pas si grave. Qu’il n’y a pas mort d’homme.