Jets privés : balance ton transport !

Jusqu’à la fin du mois d’août, dans notre news­let­ter, Nora Bouazzouni revient sur des mots qui ont fait l’actualité estivale. Cette quinzaine, elle nous parle des jets privés, ces avions pour ultra­riches qui conti­nuent à voler en dépit du dérè­gle­ment cli­ma­tique. Ne seraient-ils pas devenus un signe extérieur de masculinité ?
Publié le 4 août 2023
Illustration de Maelle Réat pour La newsletter de La Déferlante «Jets privés : balance ton transport ! »
Crédit illus­tra­tion : Maëlle Réat pour La Déferlante

Ah, les vacances ! Il y a celles et ceux qui partent en train, avec huit heures de Pat’ Patrouille télé­char­gées sur la tablette ; celles et ceux qui se lèvent aux aurores avec la glacière sur la banquette arrière ; celles et ceux qui arrivent à l’aéroport en culpa­bi­li­sant déjà… Et puis il y a celles mais surtout ceux qui font Paris-Nice-Marrakech-Paris en avion en une journée, comme on irait faire ses courses un samedi, puis Paris-Venise-Paris le lendemain – les Spritz sont sans doute meilleurs quand ils sentent le kérosène.

À l’été 2022, la France qui fait pipi sous la douche découvre, grâce à Twitter, que les ultra­riches se torchent avec l’écologie. D’après le compte @i_fly_Bernard, qui épingle les voyages en jet des mil­liar­daires français (Bernard Arnault, Vincent Bolloré, François-Henri Pinault, Martin Bouygues…), ces derniers ont émis, rien qu’avec 53 vols, 520 tonnes de CO2, soit l’empreinte carbone moyenne d’un·e Français·e pendant 52 ans.

Ce n’est pas le seul compte Twitter à faire dans la dénon­cia­tion publique : @ElonJetNextDay traque les dépla­ce­ments du mil­liar­daire (et patron de Twitter, ô douce ironie) Elon Musk. De son côté, depuis juin 2022, @laviondebernard épinglait spé­ci­fi­que­ment les trajets de Bernard Arnault, patron du groupe de luxe LVMH, pro­prié­taire de médias, en tête du clas­se­ment mondial des personnes les plus riches. Excédé, le PDG a d’ailleurs vendu son jet Bombardier quelques mois plus tard. Prise de conscience écolo ? Bernard bientôt zadiste-composteur ? Du tout : il loue désormais des avions pour ne plus être pisté. Pirouette, cacahuète.

L’assurance de leur droit à polluer

Interrogé, en août 2022, sur la régu­la­tion de ces appareils, le porte-parole du gou­ver­ne­ment Olivier Véran déclarait sur France Inter : « Dans la grande majorité des cas, ce sont des trans­ports com­mer­ciaux, c’est créateur d’emplois. » Bien sûr. Et moi, quand je me ressers des frites à la cantine, c’est pour créer des emplois dans la filière patate.

Entre 2021 et 2022, les émissions des jets privés ont plus que doublé, et la France est le pays de l’Union euro­péenne comptant le plus de vols en jet privé. 55 % de ces trajets étant par ailleurs infé­rieurs à 750 km, et donc faci­le­ment réa­li­sables en train, qu’est-ce qui empêche ces voyageurs de choisir le rail ? Rien, si ce n’est l’assurance de leur droit à polluer. Une convic­tion renforcée par l’(in)action politique.

Le 23 mai dernier, par exemple, a été publié un décret inter­di­sant les lignes aériennes en cas d’alternative de moins de deux heures et demie en train. Mais Bernard, Martin, François-Henri et les autres peuvent continuer à siffler du champ’ en pissant du kérosène, car cela ne concerne que les lignes com­mer­ciales. Surtout que l’Assemblée nationale avait rejeté, quelques semaines aupa­ra­vant, la pro­po­si­tion de loi du groupe Europe Écologie Les Verts visant à interdire les jets. Rien d’étonnant à ce que les puissants se serrent les coudes, puisqu’eux seuls profitent du statu quo éco­ci­daire qu’ils alimentent.


Les com­por­te­ments écolos sont perçus comme féminins


Les 10 % les plus riches pro­duisent la moitié des gaz à effet de serre émis dans le monde. Et qui sont ces ultra­riches ? Ô surprise, prin­ci­pa­le­ment des hommes (« seulement » 13 femmes sont dans le top 100 des mil­liar­daires, aucune dans le top 10). C’est presque devenu un leitmotiv : je pollue, donc je suis… un vrai bonhomme ! Vous trouvez que j’exagère ? Il y a deux ans, Jeff Bezos faisait un aller-retour express en fusée rien que pour mettre le seum à Elon Musk : 11 minutes de vol, 75 tonnes de CO2. Et rappelez-vous le tweet de l’homme d’affaires mas­cu­li­niste Andrew Tate, qui proposait à la militante écolo Greta Thunberg de lui envoyer la liste détaillée de sa col­lec­tion de voitures et « leurs énormes émissions ». Ce à quoi l’intéressée répliqua : « Yes, écris-moi donc à [email protected] ».

Vrai homme déteste poubelle jaune

En France, le vote écolo est prin­ci­pa­le­ment un vote de femmes. Aux États-Unis, une étude publiée en 2018 démon­trait que les hommes blancs conser­va­teurs consti­tuent l’essentiel des cli­ma­tos­cep­tiques. Une autre, que les com­por­te­ments écolos (recycler ou faire ses courses avec un sac réuti­li­sable) sont cou­ram­ment perçus comme « féminins », et sus­cep­tibles de remettre en question l’hétérosexualité de celui qui les adopte. Vrai homme déteste poubelle jaune. Vrai homme boit diesel au petit-déj.

La cher­cheuse états-unienne Cara Daggett a théorisé ce lien entre identités mas­cu­lines hégé­mo­niques et défense des énergies fossiles : elle appelle cela la pétro-masculinité. Un package qui mêle misogynie, homo­pho­bie, supré­ma­tisme blanc, néo­co­lo­nia­lisme, ultra­li­bé­ra­lisme, tech­no­so­lu­tion­nisme et vision extrac­ti­viste de la nature. À défaut de préserver la planète, les hommes pré­servent leurs intérêts. Le « coût de la virilité », pour reprendre le titre du super essai de Lucile Peytavin, ne se compte pas qu’en millions d’euros. Il s’évalue aussi en milliers de morts climatiques.

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