Avortement : les « Jane » pionnières au service des femmes

Depuis l’abrogation de l’arrêt Roe versus Wade en juin 2022 par la Cour suprême, le droit fon­da­men­tal des femmes à avorter n’est plus garanti aux États-Unis. Pour des millions de citoyennes, c’est un retour cinquante ans arrière. En 1969, à Chicago, quand l’avortement était encore illégal, un réseau s’est organisé dans la clan­des­ti­ni­té pour aider les femmes à avorter : le collectif Jane.
Publié le 05/10/2022
Avortement : les « Jane » pionnières au service des femmes

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

L e choc a été mondial. Quarante-neuf ans après avoir reconnu le droit à l’avortement, la Cour suprême états-unienne a révoqué, le 24 juin 2022, la décision de justice qui l’autorisait :

l’arrêt Roe vs Wade. Rendu en 1973, cet arrêt venait conclure une action judi­ciaire qui opposait une plai­gnante, Jane Roe, au repré­sen­tant de l’État du Texas Henry Wade, en stipulant que le droit à la vie privée mentionné par le 14e amen­de­ment de la Constitution amé­ri­caine incluait bien celui de décider ou non de pour­suivre une grossesse.

Pourtant, en 2022, les juges de la Cour suprême, en majorité conser­va­teurs, ont estimé que le droit à l’avortement n’était pas « ancré pro­fon­dé­ment dans l’histoire de la Nation ou les tra­di­tions ». L’annulation de cet arrêt signifie donc un retour de facto à la situation en vigueur avant 1973, où chacun des cinquante États du pays pouvait décider d’interdire ou d’autoriser l’avortement. Il rend visible la fracture politique entre, d’un côté les « red states », hostiles à l’avortement, et de l’autre les « blue states », ayant décidé de soutenir les droits repro­duc­tifs. Le rouge (pour les répu­bli­cains) et le bleu (pour les démo­crates) faisant référence aux tendances par­ti­sanes majo­ri­taires dans les États en question.

Les consé­quences de cette abro­ga­tion sont dévas­ta­trices. Selon le Guttmacher Institute, un institut de recherche dédié à la santé repro­duc­tive, près de 40 millions d’États-Uniennes en âge de procréer vivent dans un État qui pourrait limiter sévè­re­ment ou interdire tota­le­ment leur accès à ce droit. Et ce malgré des risques évidents pour la santé publique. L’interdiction totale de l’avortement pourrait entraîner une hausse de 21 % de la mortalité mater­nelle par rapport à la période 2014–2017, selon une étude parue en 2021 dans la revue scien­ti­fique Demography. Ces mesures tou­che­ront par­ti­cu­liè­re­ment les femmes qui ren­con­traient déjà des obstacles pour accéder aux soins de santé, c’est-à-dire celles qui vivent dans des zones rurales, per­çoivent de faibles revenus ou appar­tiennent à des com­mu­nau­tés dis­cri­mi­nées.
Malgré les inter­dic­tions et les inéga­li­tés d’accès, les avor­te­ments per­du­re­ront. Des réseaux de soli­da­ri­té per­mettent d’ores et déjà à celles qui vivent dans des États hostiles aux droits repro­duc­tifs de recevoir des pilules abortives ou d’être hébergées à proximité de cliniques d’avortement. Le National Network of Abortion Funds regroupe par exemple des orga­ni­sa­tions qui aident les femmes à faibles revenus à accéder à l’interruption volon­taire de grossesse (IVG).
C’est la force de la riposte féministe face à ce retour de bâton conser­va­teur : à la dif­fé­rence des années 1970, l’avortement n’est plus un sujet tabou. Si la santé repro­duc­tive est désormais une pro­blé­ma­tique féministe majeure, c’est grâce à des pion­nières, comme le collectif Jane.

Le « Service » a permis au moins 11 000 avortements

De 1969, date de sa création, jusqu’en 1973, date de la léga­li­sa­tion de l’avortement, les « Jane » ont aidé des milliers de femmes à béné­fi­cier, dans des condi­tions finan­cières acces­sibles, d’une inter­rup­tion volon­taire de grossesse sécurisée. Elles étaient basées à Chicago, dans l’Illinois, où l’avortement était alors un crime. Si trois personnes se réunis­saient pour l’évoquer, elles pouvaient être accusées de comploter en vue de commettre un meurtre. Ces mili­tantes, dont certaines n’avaient aucune expé­rience en matière de lutte politique avant d’intégrer le « Service », comme elles l’appelaient, ont pourtant permis au moins 11 000 avortements.

1972. Dans un grand appar­te­ment de la rive sud du lac Michigan, à Chicago, sept femmes sont réunies lorsque la police frappe à la porte : il s’agit de la brigade cri­mi­nelle. Membres du Service de conseil en avor­te­ment au sein du Women’s Liberation Movement (une fédé­ra­tion qui regroupe nombre d’organisations fémi­nistes alors en activité), elles mettent en relation des femmes avec des médecins qui acceptent d’effectuer des IVG – à l’occasion, elles en pra­tiquent elles-mêmes. Un enga­ge­ment pour lequel chacune encourt une peine de 110 ans de prison. Entre elles, elles s’appellent les Jane : c’est le surnom qu’elles se sont donné lorsqu’elles ont commencé, quatre ans aupa­ra­vant, à répondre ano­ny­me­ment aux centaines d’appels qu’elles reçoivent de femmes désirant avorter.

L’idée d’une ligne télé­pho­nique qui conseille­rait les femmes à la recherche d’un médecin pour avorter est née en 1965. Heather Booth, étudiante sur le campus de Chicago, est contactée par un ami, dont la petite sœur, enceinte, est déses­pé­rée au point de songer à se tuer. Il ne sait pas vers qui se tourner. Heather Booth est sur tous les fronts : engagée dans des mou­ve­ments de lutte pour les droits civiques, elle a participé au Freedom Summer, une campagne menée en 1964 pour qu’un maximum de votant·es afro-américain·es puissent s’inscrire sur les listes élec­to­rales. Elle milite également contre la guerre au Vietnam. Et surtout, elle a eu une mère pour qui la lecture de La Femme mystifiée – un livre de Betty Friedan paru en 1963 mettant en lumière l’aliénation des femmes de la classe moyenne blanche états-unienne –, a été une révé­la­tion qui l’a sen­si­bi­li­sée aux idées féministes.

« Jane », Un nom simple qui n’attire pas l’attention

Pour aider la sœur de son ami, Heather Booth contacte la section médicale du mouvement des droits civiques, qui l’oriente vers un praticien. La jeune femme ne peut anticiper le nombre d’appels du même type qu’elle va être amenée à recevoir. Rapidement, sur le campus, les femmes sou­hai­tant avorter se donnent le mot : Heather Booth apporte son aide à d’autres étu­diantes. Elle ne se contente pas de les mettre en contact avec le médecin. Elle s’assure également que les patientes se remettent cor­rec­te­ment de leur opération, et offre une oreille attentive à celles qui sou­haitent se confier. « En 1965, les femmes ne parlaient pas ouver­te­ment les unes avec les autres de l’avortement, ou de tout autre “problème de femmes”. Seules les personnes qui en avaient une connais­sance directe, comme les médecins ou la police, savaient à quel point il était courant », rappelle Laura Kaplan, autrice du best-seller The Story of Jane : The Legendary Feminist Abortion Service 1The Story of Jane : The Legendary Feminist Abortion Service, University of Chicago Press, 1997 (non traduit) et elle-même ancienne Jane.

Heather Booth décide de former une équipe de bénévoles pour l’accompagner. C’est ainsi que naît le collectif. Il fallait un nom simple et courant pour que les femmes puissent appeler sans attirer l’attention. Ce sera Jane, pour Jane Doe, l’équivalent de « madame Dupond » en anglais – à ne pas confondre avec Jane Roe 2C’est le pseu­do­nyme qui fut choisi pour ano­ny­mi­ser la plai­gnante, Norma McCorvey (1947–2017), dans l’affaire dite
Roe vs Wade.

. « Pregnant? Don’t want to be? Call Jane » (Vous êtes enceinte ? Vous ne voulez pas de cette grossesse ? Appelez Jane) : c’est le message simple qu’elles diffusent via des affi­chettes collées sur les murs du campus ou des publi­ci­tés dans les journaux militants.

Leur pro­fes­sion de foi rédigée suite à un ras­sem­ble­ment militant organisé en 1969 s’intitule « Avortement : le droit d’une femme, la décision d’une femme ». Elles y pré­sentent le « Service de conseil pour l’avortement » et donnent le ton : « Les lois actuelles sur l’avortement sont un symbole de l’oppression parfois subtile, souvent flagrante, que subissent les femmes dans notre société. Seule une femme enceinte peut décider si elle dispose ou non à un instant T des res­sources éco­no­miques, physiques et sociales pour porter et élever un enfant. » À leurs yeux, le non-accès à l’avortement n’est pas seulement un problème de santé publique : c’est aussi le symbole d’une domi­na­tion patriarcale.

Au départ, le docteur auquel le collectif fait appel facture l’avortement 600 dollars. Une somme trop impor­tante pour de nom­breuses personnes. Les Jane sol­li­citent la géné­ro­si­té de celles et ceux qui peuvent verser plus afin de financer les opé­ra­tions des plus démunies. Elles trouvent ensuite un autre médecin qui, ayant reçu la garantie qu’elles lui amèneront un nombre régulier de patientes, accepte de facturer l’avortement moins cher. Les mili­tantes com­prennent à quel point le statut illégal de cette pratique la rend sordide et dan­ge­reuse. Les avorteurs sont souvent liés à la pègre, qui pratique des tarifs exor­bi­tants et fait de l’IVG un véritable trafic. 

Elles ne tardent pas à découvrir que le médecin avec lequel elles tra­vaillent a menti sur son diplôme. Pour autant, les personnes qu’elles ont mises en contact avec ce docteur n’ont pas subi de com­pli­ca­tions médicales : c’est ainsi que les Jane com­prennent qu’elles peuvent elles aussi apprendre à effectuer ces inter­ven­tions. Lorsque Laura Kaplan rejoint le collectif en 1971, les membres pra­tiquent elles-mêmes les avor­te­ments au moyen de la technique dite D&C, pour « dila­ta­tion et curetage ». Leurs méthodes sont rodées : pour éviter d’attirer les soupçons des autorités, les Jane s’organisent en cloi­son­nant leurs activités. Il y a l’appartement, situé du côté de la rive sud du lac Michigan, dans lequel elles se réunissent et reçoivent les appels, et les chambres d’hôtel, motels et appar­te­ments où se déroulent les opé­ra­tions. Les personnes qui les contactent peuvent laisser un message sur un répondeur, une tech­no­lo­gie alors novatrice.


« Seule une femme enceinte peut décider si elle dispose ou non à un instant T des res­sources éco­no­miques, physiques et sociales pour porter et élever un enfant. »


Le posi­tion­ne­ment du collectif Jane est lui aussi bien de son époque. Ses actions sont conco­mi­tantes de la publi­ca­tion, par le Boston Women’s Health Book Collective, du manuel de santé repro­duc­tive féministe Our Bodies, Ourselves, qui donne aux femmes les moyens de pratiquer l’autogynécologie. Faisant elles aussi le constat que les femmes mécon­nais­saient leur anatomie, les Jane esti­maient que les inéga­li­tés de pouvoir décou­laient de la mainmise de la médecine ins­ti­tu­tion­nelle sur des décisions qui reve­naient aux premières concer­nées. L’autonomie des femmes passait par le contrôle de leur corps. Les Jane ont voulu en faire une question politique qui dépassait la sphère intime.

Un collectif dont l’influence perdure mondialement

En 1972, lorsque la police a débarqué dans l’appartement de la rive sud, les mili­tantes étaient préparées à une arres­ta­tion. Elles avaient pris l’habitude de ne pas prendre de notes durant leurs réunions. Elles savaient aussi que les autorités connais­saient leur existence puisqu’un groupe de policiers leur adressait leurs copines et épouses. En septembre 1972, les « Abortion Seven », comme les surnomme la presse, sont inculpées d’homicide volon­taire et de conspi­ra­tion en vue de commettre un avor­te­ment. Mais leur avocate, Jo-Anne Wolfson, parvient à jouer la montre jusqu’à la décision Roe vs Wade. Comme elle l’espérait, le jugement de la Cour suprême entraîne l’annulation de toutes les pour­suites contre les sept militantes.

Le collectif, qui aura compté plus de cent femmes, se dissout peu à peu, mais son influence perdure. De New York à Buenos Aires, des orga­ni­sa­tions de lutte pour les droits repro­duc­tifs se réclament des Jane. 

Aujourd’hui, l’usage des pilules de miso­pros­tol rend l’avortement encore plus acces­sible et sécurisé. À Chicago, sur la rive sud du lac Michigan, l’activiste états-unienne Tamar Manasseh a fondé We Are Jane et propose des tee-shirts estam­pillés de ce prénom pour signaler dis­crè­te­ment son aide à toute personne désireuse d’avorter. Et depuis quelques mois, un groupe mys­té­rieux vandalise des centres amé­ri­cains anti-avortement, signant chaque action à coups de lettres tracées à la bombe rouge : « Jane’s revenge ». Le flambeau brûlera tant qu’il le faudra. •

  • 1
    The Story of Jane : The Legendary Feminist Abortion Service, University of Chicago Press, 1997 (non traduit)
  • 2
    C’est le pseu­do­nyme qui fut choisi pour ano­ny­mi­ser la plai­gnante, Norma McCorvey (1947–2017)
Léa Mormin-Chauvac

Journaliste et autrice, elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Entre la Martinique et l’Hexagone, elle travaille notamment sur les mouvements féministes noirs et postcoloniaux. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante