Collectif Red Flag : un safe space pour les Teufeuses

Bulles de liberté festive dans un monde de la nuit très régle­men­té, les « free parties » sont régu­liè­re­ment le théâtre de violences sexistes et sexuelles. Depuis janvier 2022, le collectif Red Flag plante sa tente dans ces fêtes clan­des­tines, accueille les victimes et sen­si­bi­lise les orga­ni­sa­teurs, très majo­ri­tai­re­ment des hommes, à ces enjeux. En décembre dernier, La Déferlante a accom­pa­gné les filles de cette asso­cia­tion dans une free en Bretagne.
Publié le 12 avril 2023
Le 18 décembre 2022, dans une free party quelque part entre Nantes et Rennes. Le barnum de l’association Red Flag, avec ses néons colorés et ses tentures, est une oasis de lumière dans la nuit noire.
Le 18 décembre 2022, dans une free party quelque part entre Nantes et Rennes. Le barnum de l’association Red Flag, avec ses néons colorés et ses tentures, est une oasis de lumière dans la nuit noire. © Louise Quignon
Au cœur de l’hiver, quelque part dans un champ en Bretagne, la fête se prépare. Au pied d’une éolienne, le matériel de la sono est monté, recouvert d’un immense dessin de père Noël à l’air démo­niaque qui semble surgir des enceintes géantes. Tout près de là, le barnum de l’asso­cia­tion Red Flag, avec ses néons colorés et ses tentures, est une oasis de lumière dans la nuit noire. Des ban­de­roles « Si on voulait des pots de colle, on serait allé chez Casto » et « Frotteurs de meufs, hors de nos teufs » donnent le ton. La table est couverte de flyers, de bonbons et de pro­tec­tions pério­diques. On y aperçoit aussi une boîte, pour les dons.

Ce soir-là, Juliette s’attelle à la répar­ti­tion des rôles. Ses cinq camarades sont assises dans des chaises pliantes de camping, emmi­tou­flées jusqu’aux yeux pour braver les — 4 degrés. Qui pour faire des maraudes ? Parler aux victimes ? À un agresseur présumé ? Aux mecs défoncés qui ne man­que­ront pas de venir poser des questions sur le stand ? Les filles font une « météo de l’humeur » : elles partagent leur état d’esprit du moment, pour définir en amont qui sera capable d’affronter ou non les éventuels coups durs de la nuit. Déjà une teufeuse s’avance, sécurisée ins­tinc­ti­ve­ment par cette assemblée de nanas. « Y a une copine pipi par ici ? » Elle hésite à s’aventurer seule dans la campagne envi­ron­nante, plongée dans une obscurité compacte. Elle a toujours été la seule femme de son groupe de teuf. « C’est rassurant de savoir qu’il y a ce stand, explique-t-elle. Dès que je perds mes potes, je me sens un peu flippée, donc repérer des filles, c’est cool. » Le nom de l’association, Red Flag, fait référence aux signes qui devraient nous alerter d’un danger dans une relation amoureuse. L’ambition de Juliette et ses camarades, c’est d’offrir un refuge au sein des free parties, ces immenses fêtes clan­des­tines – illégales du point de vue des pouvoirs publics – dont elles sont elles-mêmes adeptes. 

En Free Party, une femme sur deux en insécurité

C’est en janvier 2022 que le collectif voit le jour, en Île-de-France. Elles sont huit jeunes femmes, entre 19 et 24 ans, issues du monde du travail social, de la culture ou de l’animation. Toutes se reven­diquent du féminisme inter­sec­tion­nel¹, certaines font partie de « sound systems² ». « On consta­tait que la place des meufs en teuf était un sujet récurrent lors des réunions de sound system. Il y avait une ini­tia­tive à mettre en place », explique Julie. « Et personne d’autre que des femmes n’allait le faire », renchérit Juliette. Pendant deux mois, chaque mardi, elles se réunissent pour mettre sur pied un collectif. Le problème des violences sexistes et sexuelles devient très vite central. Chacune a eu son lot : un frot­te­ment, une main aux fesses, etc. « La vérité, c’est que le monde de la teuf ne sait pas protéger son propre public », assène Perrine. Dès la première réunion, l’émotion les a sub­mer­gées. « C’était très fort, on s’est raconté des choses intimes, puis on s’est retrou­vées à pleurer ensemble », se livre Marion.

Elles ont bien sûr abordé ces sujets avec des potes teufeurs, mais la plupart dépo­li­tisent ou mini­misent les faits. Pour eux, un agresseur est « juste un connard » qui n’a rien à faire là. Marion soupire : « On nous répond : “Nan mais le mec, moi je l’attache à un arbre” ou bien : “On lui pète sa gueule et on le vire de la teuf !” » Rien qui nourrisse la réflexion sur la façon de prévenir les violences. En free, l’attention des « orga » se concentre sur la réduction des risques liés à l’usage de stu­pé­fiants mais oublie la minorité de femmes et de personnes LGBT+ qui évolue dans cet univers très masculin. Des asso­cia­tions offi­cielles, pourtant, ont déjà sonné l’alerte. L’une d’entre elles, Consentis, a révélé en 2018 que 60 % des femmes ont été victimes de har­cè­le­ment ou d’agression sexuelle en milieu festif, et que plus d’une femme sur deux se sent en insé­cu­ri­té dans ces lieux.

Le collectif naissant a tranché : en plus du stand, des accom­pa­gne­ments pipi et des maraudes en binômes au cœur de la foule, il propose un espace isolé dédié à l’accueil des victimes et un chill out – un espace de détente avec matelas et coussins, en mixité choisie. Traduire : aucun homme cisgenre n’est autorisé à pénétrer dans ce lieu de repos. Un véritable « outil de lutte politique » indique leur flyer. Pourtant, chaque fois qu’elles expliquent le concept de mixité choisie, les filles de Red Flag font face à des réflexions outrées, de l’incompréhension ou des blagues lour­dingues. « Un jour, un “orga” nous a refusé la non-mixité, se souvient Charlotte. Certains mecs ne com­prennent pas, ils ont l’impression qu’on retire aux teufeurs une part de leur liberté. » Mais elles ne lâchent pas, et découvrent la puissance du collectif, bulle d’empo­werment. 


En free, l’attention des orga­ni­sa­teurs se concentre sur la réduction des risques liés à l’usage de stu­pé­fiants mais oublie la minorité de femmes et de personnes LGBT+ qui évolue dans cet univers très masculin.


« Le Red Flag, c’est vite devenu un espace de reprise de pouvoir pour nous. Je me sens archi plus forte », constate Juliette.

L’enjeu de l’association est aussi de sen­si­bi­li­ser, et mieux encore, de former les hommes qui orga­nisent les free. « L’idée, ce serait qu’avant une teuf, les “orga” se posent la question des violences sexistes et sexuelles », résume Charlotte. « Il y a encore des personnes très réti­centes, mais on en voit aussi se tourner volon­tai­re­ment vers nous », constate Marion. À l’automne 2022, en région nantaise, lors du week-end de réunion de la Coordination nationale des sons (CNS)³, les filles de Red Flag étaient présentes, pour présenter le collectif et dispenser une formation. L’assemblée était composée d’une centaine de personnes, tous des hommes. Durant ces deux journées, un fré­mis­se­ment d’intérêt s’est fait sentir : « Est-ce que ça veut dire que la free, c’est un milieu qui craint ? », ques­tionne un par­ti­ci­pant. « Ça ne craint pas plus qu’ailleurs, mais ça ne craint pas moins que l’extérieur », répond Juliette. Aux mots « pelle et pioche » qui fusent dans l’assistance, allusion au trai­te­ment réservé aux agres­seurs, les mili­tantes opposent le dialogue, y compris avec un agresseur. « Il n’est pas question de “sur­vio­lence” en pétant la gueule à l’agresseur présumé », précise Marion.

Anticiper le danger

Le son qui fait vibrer les organes, les pro­jec­teurs qui aveuglent, les corps qui se mêlent devant les enceintes, une centaine de personnes qui ondulent. Au cœur de la petite free bretonne, les filles de Red Flag répondent aux sol­li­ci­ta­tions des curieuses et curieux. Cette nuit-là, elles accueillent aussi Rouge, leur première bénévole. Issue du milieu du squat, la jeune femme découvre le monde de la free. « C’est enthou­sias­mant de voir se construire quelque chose de nouveau. Elles ont identifié un problème, et elles ont su trouver une solution entre elles et pour les autres, analyse-t-elle. Ça leur donne beaucoup de force. » Rouge a intégré la règle première de toute inter­ven­tion en teuf : jamais seule. Elle s’est aussi fami­lia­ri­sée avec l’échelle de gravité des violences sexistes et sexuelles. A‑t-on affaire à une insulte sexiste qui n’implique pas un péril immédiat ? La personne a‑t-elle commis une violence physique, une agression sexuelle ? L’idée étant de savoir jauger l’imminence ou non d’un danger, pour ensuite adapter la réaction, tout en contour­nant les méca­nismes de défense de l’agresseur. Lequel va plai­san­ter, minimiser les faits, s’agacer, se justifier ou inverser la culpa­bi­li­té. « Le but, c’est que tout soit réglé dans le respect de la victime. Qu’elle soit sereine pour le reste de la teuf », résume Rouge. Si la personne en fait la demande, Red Flag peut aussi l’accompagner au com­mis­sa­riat « pour qu’elle se sente soutenue et s’assurer que sa plainte est cor­rec­te­ment enre­gis­trée. En amont, on lui explique le parcours d’une plainte, mais on ne donne pas notre avis, ce n’est pas notre rôle », souligne Marion.

Tard dans la nuit, Tess, une teufeuse, va dormir dans l’espace de détente, à l’abri des regards. Avant de s’allonger, elle raconte que dans le chill d’une autre fête, mixte celui-là, un homme l’a embrassée dans son sommeil. « La non-mixité, ce n’est pas une insulte aux hommes, ça va, ils ont déjà pas mal de pri­vi­lèges ! C’est juste une sécurité pour nous », estime-t-elle. Au milieu de cette foule qui tangue durant des heures sans s’arrêter, le stand de Red Flag, lui, est fixe. Un phare dans la nuit de toutes les libertés. « Des meufs nous disent qu’il y a un vrai besoin. Des mecs nous remer­cient aussi », relate Charlotte. Un jour, au cours d’une autre soirée un homme est venu leur raconter qu’il avait été l’auteur d’un viol. Là aussi il a fallu parler, sans rejet, sans dégoût. Cet épisode a marqué Juliette. « On a géré, mais j’ai pleuré un bon moment après. On n’avait pas anticipé que l’impact émo­tion­nel allait être aussi fort. »

Le dialogue, c’est elles

Un agri­cul­teur furax apparaît au bout du champ. La fête est finie et, sous le barnum de Red Flag comme ailleurs dans la free, un mouvement de repli s’amorce. Pourtant les mili­tantes de l’association sont encore au travail. On leur a signalé la présence d’un homme connu pour des faits d’agression hors teuf. Les filles de Red Flag échangent avec lui. L’homme admet tout de suite : il suit une thérapie et il est soumis à une mesure d’éloignement. Il accepte d’être rac­com­pa­gné à sa voiture. Dans ces moments-là, le collectif demande toujours aux orga­ni­sa­teurs de faire acte de « présence physique », rien de plus. L’intervention, le dialogue, c’est elles. Elles ont créé Red Flag pour cela. Parce qu’elles savent, mieux que quiconque, ce que vivent les teufeuses. Ce qui ne les empêche pas de se ques­tion­ner sur la solution « facile » qui consiste à extraire quelqu’un de l’espace de la free. Quelle légi­ti­mi­té, surtout lorsque la personne n’a rien commis de répré­hen­sible sur le lieu de la fête ? Quelle serait l’efficacité d’une telle mesure dans le temps ? « On n’a pas fini de tra­vailler notre féminisme, conclut Juliette. On met les pieds dans un endroit où notre combat est encore loin d’être accepté. »


1. L’intersectionnalité est une approche qui tient compte de l’imbrication de dif­fé­rentes oppres­sions (sexisme, racisme, classisme, validisme…) pour mieux com­prendre les vécus spé­ci­fiques des personnes opprimées.

2. Le « sound system » désigne à la fois le mur du son (le matériel de sono) d’une free party et un groupe d’organisateurs (qui a col­lec­ti­ve­ment payé ce matériel), aussi appelé « orga ». Selon sa taille, une free peut être organisée par un ou plusieurs sound systems.

3. La CNS fédère les sound systems français et porte des actions de com­mu­ni­ca­tion au niveau régional et national pour défendre le principe des free parties. Il récolte également des dons qui per­mettent de soutenir les orga­ni­sa­teurs aux prises avec la justice, par exemple en finançant leurs frais d’avocat.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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