Enseignante, journaliste, écrivaine, Maryse Condé, 86 ans, a produit une œuvre abondante : romans, théâtre, littérature jeunesse, écrits autobiographiques, essais. Reconnue internationalement, elle a reçu en 2018 le prix Nobel de littérature « alternatif (1) ».
Au fil de ses écrits, l’autrice a exploré sans relâche la condition des femmes noires, depuis les désillusions ironiques d’une Antillaise découvrant l’Afrique (Hérémakhonon, Union générale d’édition, 1976), jusqu’à l’histoire de sa grand-mère Victoire, née à Marie-Galante dans les années 1870 (Victoire, les saveurs et les mots, Mercure de France, 2006), en passant par les souvenirs romancés de l’esclave Tituba (Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, Mercure de France, 1986), ou la vie d’une Guadeloupéenne arrivant en Afrique de l’Ouest en 1901 durant la colonisation (Célanire Cou-Coupé, Robert Laffont, 2000).
Il y a dix ans, après avoir parcouru la planète – elle a vécu à Paris et Londres, dans différents pays d’Afrique de l’Ouest, puis entre la Guadeloupe et les États-Unis, où elle a enseigné –, elle s’est retirée dans le Luberon avec son mari, le traducteur anglais Richard Philcox. C’est là qu’elle nous reçoit. Un chemin en terre bordé d’oliviers mène à une belle bâtisse ancienne, au pied du village provençal de Gordes. L’écrivaine nous attend dans la fraîcheur de son salon carrelé de blanc. Autour de nous, de nombreuses photos, des petites statuettes africaines peintes posées sur une table basse, des livres. En dépit de problèmes de santé qui l’obligent à parler lentement, Maryse Condé revient sur son œuvre et son parcours d’écrivaine.
L’un de vos livres les plus connus est Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, écrit en 1986 alors que vous résidez aux États-Unis. Comment avez-vous eu l’idée de faire renaître cette esclave jugée lors du procès des sorcières de Salem au xviie siècle, puis tombée dans l’oubli ? Est-ce l’influence des féministes américaines, qui s’intéressaient alors beaucoup aux sorcières ?
Mon intérêt pour Tituba est né tout à fait par hasard. Je ne connaissais pas du tout les travaux féministes sur la question. Les éditions Gallimard m’avaient demandé d’écrire sur un héros ou une héroïne de ma région, pour la collection « Histoire immédiate ». J’avais pensé à Celia Cruz, une chanteuse cubaine, ou à Bob Marley. Et puis, dans la bibliothèque de l’université de l’UCLA à Los Angeles, je suis tombée par hasard sur le livre d’Ann Petry qui parlait de Tituba (2). Pour reconstituer l’histoire de cette esclave, j’ai mené des recherches dans des archives, avec une collègue. C’était un gros travail historique. Cela dit, il est certain que mon séjour aux États-Unis a été essentiel dans ma vie d’écrivaine. Je n’aurais pas été ce que je suis sans leurs universités, l’accueil des étudiants et étudiantes, les rencontres, etc. Je reste attachée à ce pays. J’aimerais mourir à New York ! Les femmes noires en particulier m’ont beaucoup appris. Elles parlaient de choses peu connues et elles en parlaient bien. Je pense à Aretha Franklin ou encore à Nina Simone, pour qui j’ai une passion. Ses paroles aussi bien que sa musique étaient novatrices, c’était la liberté.
L’année de vos 18 ans, alors que vous poursuivez de brillantes études à Paris, vous tombez enceinte de façon imprévue. Quel rôle a joué cette grossesse ?
Le fait que je n’ai pas pu décider quand je faisais un enfant, oui, ça a beaucoup compté. Mais en même temps, cette relation avec le premier homme de ma vie a également beaucoup compté. Je suis entrée dans un monde que je ne connaissais pas. Je découvrais quelque chose que j’ignorais, en particulier la beauté d’Haïti, d’où venait cet homme. J’ai toujours gardé un lien avec ce pays. C’est seulement après que j’ai eu le sentiment que la vie s’était gâchée du jour au lendemain, sans d’ailleurs pouvoir vraiment préciser en quoi.
Cela vous a‑t-il conduite à vous intéresser au féminisme français, qu’il s’agisse de Simone de Beauvoir ou des militantes de la seconde vague féministe ?
La lecture de Simone de Beauvoir a peu compté pour moi. Elle avait un côté bourgeois, féminin, et une douceur que je méprisais un peu. Le modèle qu’elle offrait n’était pas si intéressant. Et je n’ai pas eu beaucoup de lien avec les mouvements féministes. J’allais chercher ailleurs. En fait, plus que le féminisme, c’était le racisme et la manière dont on traitait les Noirs qui me préoccupaient. Paris, que j’avais connu dans ma jeunesse pendant un voyage avec mes parents, puis à mon arrivée en 1953 comme étudiante, avait fait l’objet, chez moi, d’une désillusion. C’était un lieu où on ne me respectait pas. Les rapports avec les gens étaient difficiles. Certains faisaient des réflexions sur mon physique comme si je ne comprenais pas le français. L’écrivain et penseur Frantz Fanon (3) a ainsi été beaucoup plus important dans mon parcours.
En 1959, à 22 ans, vous partez en Afrique de l’Ouest, à la recherche de vos « aïeux ». La désillusion qu’entraîne en partie ce séjour sera la matière de votre premier roman, Hérémakhonon (1976) qui raconte l’histoire de Veronica, une Guadeloupéenne en quête d’identité. À qui s’adressait-il ?
Quand j’ai écrit ce premier roman, je crois que je pensais à moi seule. Il y avait une vérité que personne n’avait encore dite et que je voulais être la première à dire. La vérité au sens large : la sexualité, le rapport aux choses, au coût de la vie, aux médias, etc. Je voulais expliquer que les généralités qu’on écrit sur les femmes sont fausses. Ce livre est aussi l’œuvre d’une autrice qui souffre, qui est vaincue moralement, qui ne sait pas où aller. Mais j’ai mis du temps à écrire ce premier roman. Une femme m’avait dit un jour : « Les gens comme nous n’écrivent pas. » Donc l’écriture était pour moi toujours compliquée : je n’étais pas digne d’écrire. Il y avait un problème, mais je ne savais pas ce que c’était : le fait d’être une femme ou la couleur ? C’était les deux à la fois. Comme d’autres Guadeloupéennes, j’étais malheureuse, frustrée. Je savais que je souffrais mais je ne savais pas pourquoi exactement. Il m’a fallu du temps pour arriver à vaincre le complexe que j’avais en moi.
Vous vous êtes rebellée contre le modèle assimilationniste de vos parents qui ne vous avaient jamais parlé de l’histoire de l’esclavage. Dans les années 1980 après avoir vécu dans plusieurs pays vous retournez vivre en Guadeloupe. Quel est votre lien avec le mouvement indépendantiste alors très actif ?
J’étais indépendantiste et je le reste profondément. Lorsque je vivais en Guadeloupe dans ces années-là, j’avais des liens d’amitié, par exemple avec Roland Thésauros, Jacques Berthelot ou Roland Anduse (4) même si on se voyait peu car j’étais souvent aux États-Unis. Cet engagement, était-ce une réaction contre la manière dont j’ai été élevée, une révolte familiale, ou bien davantage un choix ? Je ne sais pas et je ne saurai jamais. Aujourd’hui, je suis toutefois pessimiste. La Guadeloupe n’arrivera jamais à se libérer. Ou difficilement, très difficilement.
Compte tenu de ces prises de position politiques, n’avez-vous pas eu envie d’écrire en créole ou en anglais, plutôt qu’en français ?
Je ne parlais pas du tout créole. Ma mère nous lisait les contes de Perrault en français ! Et je ne le parlerai jamais très bien, ce que je regrette. C’est comme ça. En ce qui concerne l’anglais, il est vrai que je le lisais et l’écrivais, même si je l’ai oublié aujourd’hui. Toutefois non, je n’ai jamais eu envie d’écrire dans cette langue. Mais ça ne me gêne pas d’écrire en français. Un écrivain n’a pas de langue maternelle. Il forge sa langue. C’est un musicien : c’est la musique qui compose quelque chose de différent, d’inconnu de lui-même.
Vous êtes une écrivaine francophone, mais la réception de votre œuvre en France a été plus compliquée qu’aux États-Unis…
Oui, absolument. Je crois que ça s’explique précisément par une gêne vis-à-vis de mes convictions indépendantistes. C’est un aspect de moi qui déplaît. Mais je m’en moque : je suis guadeloupéenne !
L’histoire de l’esclavage suscite un intérêt croissant. En témoigne la création en 2004 du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) dont vous avez été la première présidente. Il y a aujourd’hui une reconnaissance plus importante des actrices, cinéastes, écrivaines noires. Cela vous semble-t-il encourageant ? Et quel terme employez-vous en ce qui vous concerne : « femme racisée » ? « afro-descendante » ? « femme noire » ?
Je précise que j’ai fait partie du CNMHE par hasard ! D’ailleurs c’est surtout Françoise Vergès qui a fait tout le travail pendant que j’étais présidente. Pour vous répondre sur le reste, oui, c’est positif, mais c’est encore peu. Je trouve qu’on ne fait pas de progrès. Ou très peu, et très lents. En ce qui concerne le vocabulaire actuel, je dois dire que « femme racisée » ne me convient pas du tout. Je trouve que ça ne veut rien dire. De son côté, le terme d’« afro-descendante » me semble simplificateur. Les choses sont plus complexes que ça. Je crois que « femme noire » est ce qui me convient le mieux. Mais surtout, je suis moi, Maryse Condé, cherchant à comprendre le monde, à se placer dans le monde.
Je reviens à vos personnages de femmes. Vous parlez de la domination qu’elles subissent, mais aussi de leurs désirs, et notamment du plaisir sexuel. Vous aviez le goût de la transgression ?
Oui, ça a dû choquer, mais tant pis. Un écrivain élabore ses problèmes. Il est sujet à des pulsions, qu’il approfondit. Il voit les contradictions, les vit, y est sensible. L’écriture vous permet de comprendre que vous n’êtes pas un modèle… Mais il est vrai que pour les hommes, c’est beaucoup plus facile. Ils disent les choses et ils sont entendus, contrairement à nous les femmes qui sommes moins entendues, moins comprises, moins admirées. Parce que ce sont des hommes, ils ont une position dominante, qu’ils le veuillent ou non.
Vos héroïnes parviennent à se fabriquer des espaces de liberté malgré les contraintes. Elles ne sont jamais tout à fait des victimes ?
Elles sont des victimes, elles ne guérissent pas, mais elles se battent. Elles sont amenées à agir comme elles le font, sans transgresser ouvertement. Elles essaient d’être différentes, elles s’accommodent, elles font avec.
Diriez-vous que, comme vos héroïnes, vous êtes inclassable ?
On m’a souvent reproché d’être différente du lot commun. Par exemple, quand je vivais en Guadeloupe, une radio s’est moquée de moi, me reprochant de chercher mon bonheur aux États-Unis. Et mon mari, qui a une importance considérable dans tous mes écrits, est anglais et il n’est pas noir : j’avais choisi un homme qui en apparence n’était pas celui qu’il aurait fallu. Mais j’étais assez indifférente à l’opinion. Je me sentais libre, j’avais peu d’inhibition. Le charme de la vie, c’est d’être là où on ne veut pas de vous. •
Entretien réalisé le 15 juin 2023 par Hélène Frouard, historienne et journaliste indépendante.
Un héritage littéraire et féministe primordial
Si l’œuvre de Maryse Condé est saluée et traduite dans le monde entier, le milieu littéraire hexagonal a mis plus du temps à découvrir et reconnaître son travail. Pour Alice Zeniter, c’est la parution en 2012 de La Vie sans fard, récit autobiographique, qui marque le tournant. La metteuse en scène Eva Doumbia, membre du collectif Décoloniser les arts, fait le même constat : elle n’a lu Maryse Condé que tardivement, bien après l’œuvre de Toni Morrison, par exemple. « Pourtant elles ont des points communs, notamment leur usage du réalisme magique. Et Maryse Condé écrit dans ma propre langue ! », note Eva Doumbia. La lente acceptation de l’œuvre de Maryse Condé en France tient peut-être à un élitisme franco-français, teinté de racisme, qui a longtemps eu du mal à prendre au sérieux les écrivain·es antillais·es : « Il y a toujours un soupçon de “doudouïsme”, comme si les Antilles se résumaient au punch et à la Compagnie créole », souligne encore Eva Doumbia.
Une découverte tardive dont profitent aussi les générations plus jeunes d’autrices et de créatrices. « Quand on est afro-descendantes, elle fait partie de ces autrices dont on hérite », expliquait l’autrice Laura Nsafou, dans un épisode du podcast La Poudre (« Sorcières #2 – Tituba », 2019) consacré à Maryse Condé. Laura Nsafou, l’artiste Maya Mihindou (lire aussi page 138) et la poétesse Kiyémis y témoignent notamment de l’importance pour elles de Moi, Tituba, sorcière noire de Salem. Tituba, « figure de résistance » qui refuse l’ordre sexuel qu’on lui impose, mais aussi esclave déracinée jusqu’à son retour dans l’île de la Barbade. C’est un livre « hyper actuel » et « très féministe », relève Laura Nfassou et qui, pour Kyémis et Maya Mihindou, leur a permis de « faire le lien avec l’Afrique ».
Au-delà de l’œuvre, c’est le parcours même de la romancière qui inspire les créatrices contemporaines. « Nous manquons cruellement de modèles de femmes artistes et militantes dont le récit de vie n’est pas résumé aux “grands hommes” qu’elles ont côtoyés, dont elles ont été les “muses”, et dont la fin n’a pas été tragique », estime Alice Zeniter. C’est aussi « une femme noire qui a refusé d’imiter la littérature française blanche classique. Un tel modèle d’écrivaine noire et libre est précieux pour les adolescentes d’aujourd’hui », conclut Eva Doumbia.
(1) Cette année-là, secouée par plusieurs scandales, l’Académie suédoise suspend la remise du prix Nobel de littérature. Des personnalités de la scène culturelle suédoise décident alors de remettre un prix dit « alternatif ».
(2) Ann Petry, Tituba of Salem village, Thomas Y. Crowell, 1964.
(3) Psychiatre et écrivain français d’origine martiniquaise, Frantz Fanon (1925–1961) a dénoncé la violence coloniale et les formes d’aliénation qu’elle charrie dans Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952) ou encore dans Les Damnés de la terre (La Découverte, 1961). C’est l’un des penseurs majeurs de l’anticolonialisme.
(4) Tous trois étaient membres de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG), mouvement indépendantiste guadeloupéen créé en 1978.