L’Événement
« Éviter la victimisation grâce au regard de la personne concernée »
« Ce que je trouve remarquable, c’est qu’Audrey Diwan donne à voir le point de vue de son héroïne. Anne n’est pas regardée de manière surplombante ni réduite à une victime. Le cadrage buste, en particulier, permet d’insister sur ses expressions, mais aussi sur le haut de son corps, dont on sait à quel point il est malmené, mais dont on voit la souffrance par métonymie. Ce côté actif et agissant est toujours privilégié par la mise en scène. Par exemple, c’est du point de vue d’Anne qu’on voit l’avorteuse, en amorce dans le plan, lorsque Anne se rend chez elle. Et lorsqu’on voit le bas de son corps, c’est aussi à partir de son regard à elle.
D’autre part, si le film nous montre le danger d’avoir à faire à une avorteuse clandestine, la réalisatrice ne rend pas cette rencontre sordide, notamment en faisant jouer l’avorteuse par une actrice prestigieuse, Anna Mouglalis. C’est une “vraie” personne qui fait un boulot difficile et dangereux pour elle aussi, on comprend donc pourquoi elle lui interdit froidement de crier. La scène est angoissante, mais la mise en scène n’en rajoute pas.
Ensuite, lorsque Anne revient dans sa chambre en cité universitaire, la caméra continue de privilégier son point de vue : on la voit en plan buste, au lit, se débattre dans des souffrances extrêmes, mais là non plus, la mise en scène n’en rajoute pas, on est dans l’obscurité. En revanche, lorsqu’elle va aux toilettes, on a un plan, un seul, extrêmement fort, filmé depuis son regard à elle, puisqu’elle voit dans la cuvette des WC l’embryon qu’on a entendu sortir quelques secondes auparavant. On aperçoit donc une masse sanguinolente avec un cordon, mais on ne le verra qu’une fois, pas deux, même lorsque sa camarade coupe le cordon, comme Anne la supplie de le faire. Audrey Diwan parvient à nous montrer l’horreur de la situation avec beaucoup de rigueur et de sobriété. C’est pour moi la clé de la réussite de ces scènes : un regard féminin, celui de la personne concernée sur elle-même, et une mise en scène d’une grande économie, qui démontre une volonté de dire les choses tout en évitant la victimisation et le gore. »
L’Événement d’Audrey Diwan — photo d’Anamaria Vartolomei © 2021 PROKINO Filmverleih GmbH / Allociné
Portrait de la jeune fille en feu
« Rendre légitime et beau ce qui est perçu comme sordide »
« Le propos de Céline Sciamma est complètement différent de celui d’Audrey Diwan. Son point de vue privilégie une sorte d’éloge de la sororité, au-delà des différences de classe, puisque c’est la servante, Sophie, qui se fait avorter. Cette sororité passe par l’insistance sur le regard d’Héloïse et de Marianne, spectatrices mais pas voyeuses, plutôt dans une posture d’empathie et de protection. Elles sont là pour cautionner, en quelque sorte, cet acte, et pour aider leur servante. Le choix d’un cadrage large, qui embrasse l’ensemble de la scène, laisse voir le geste de l’avorteuse, mais nous cache le bas du corps de Sophie. Il se dégage de cette scène une dimension lyrique qui vise aussi à banaliser l’avortement. Ce qui est très frappant dans la manière dont l’acte lui-même est filmé, c’est que Sophie se trouve sur un lit avec un bébé. L’intention de Céline Sciamma est claire : il s’agit d’associer la sage-femme qui pratique l’avortement à la vie. Ici, c’est montré comme un acte qui s’inscrit dans la manière dont les femmes gèrent les naissances – certaines sont possibles, d’autres non. Le fait d’associer l’avorteuse à la maternité est une manière très forte de dire que l’avortement n’est pas un acte qui s’oppose à la maternité, mais qu’il en fait partie, à travers le choix. Et la présence du bébé permet aussi de dédramatiser la scène pour Sophie, qui, au lieu de se focaliser sur la douleur qu’elle éprouve, est distraite par les gazouillis du bébé.
Cette scène d’avortement n’est pas graphique, mais presque esthétisée – ce qui nous sera confirmé par la suite, lorsque Héloïse, s’identifiant à son amie peintre, regarde et rejoue la scène comme une scène à peindre, ce qu’on appelait à l’époque une “scène de genre”. Elle propose à Marianne de peindre, de la même manière qu’on pouvait peindre des scènes familiales, cette reconstitution comme une scène ordinaire de la vie des femmes. La transformation de cette scène en un tableau vise aussi à ennoblir le sujet, à rendre légitime et beau ce qui est perçu comme sordide dans nos sociétés. Mais la scène d’avortement elle-même, par sa composition, ce plan buste, le bébé, et cette atmosphère paisible et familière place la scène du côté des femmes, de leur univers et de leur intimité. C’est déjà un tableau. » •
Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma — photo de Noémie Merlant, Luàna Bajrami © 2019 Pyramide Distribution / Allociné
Propos recueillis par Nora Bouazzouni.
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Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est journaliste, spécialisée en culture et alimentation. Elle est également traductrice et autrice. Son nouveau livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, est paru en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu.