Que faire des artistes condamnés ?

En 2024, le musicien Bertrand Cantat, condamné après avoir tué invo­lon­tai­re­ment sa compagne Marie Trintignant, sortira un nouvel album. Quel sort faire aux artistes qui, reconnus coupables de violences de genre, ont purgé leur peine ? Nora Bouazzouni pose la question de la réin­ser­tion des artistes condamnés.
Publié le 27 juillet 2023
Chronique : Que faire des artistes condamnés ?

En mars 20233, le chanteur Chris Brown, condamné en 2009 pour violences sur son ex-compagne Rihanna, donnait son troisième concert de l’année à Paris : selon Live Nation, pro­duc­teur de sa tournée, il s’agissait de « satis­faire la demande phé­no­mé­nale » du public.

Quelques semaines plus tôt, le Hellfest, festival français de heavy metal, avait été épinglé par le média StreetPress pour avoir, entre autres, invité Tommy Lee et Tim Lambesis : le premier a été condamné pour violences conju­gales, le second pour tentative d’assassinat sur sa conjointe. Le directeur de l’événement invoquait alors le principe de « réin­ser­tion pour les personnes ayant purgé leur peine ». Au mois d’avril, ce sont plusieurs artistes programmé·es au festival anglais Be Reyt qui annu­laient leur venue en apprenant la par­ti­ci­pa­tion de Tom Meighan, l’ex-chanteur du groupe de rock Kasabian, condamné pour l’agression de sa fiancée en 2020. L’organisation défendait son choix en invoquant « le droit à une seconde chance ».

En France, l’emblème des violences faites aux femmes se nomme Bertrand Cantat : il a annoncé, pour sortir un nouvel album en 2024, vouloir lancer une campagne de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif. Il y a vingt ans, à Vilnius (Lituanie), l’ex-chanteur de Noir Désir avait été condamné à huit ans de prison, pour « meurtre commis en cas d’intention indirecte indé­ter­mi­née », sur sa compagne, Marie Trintignant. Depuis, ses appa­ri­tions publiques ne cessent de faire débat.

Juger l’homme ou l’artiste ?

En 2010, son contrôle judi­ciaire ayant pris fin, il était briè­ve­ment remonté sur scène à Bègles (Gironde). Le chro­ni­queur Guy Carlier avait alors déclaré sur Europe 1: « Le droit à l’oubli existe pour Bertrand Cantat, mais en montant sur scène, il dénie ce droit à l’oubli pour Nadine Trintignant. Et s’il a purgé sa peine, à chacun de ses concerts, Nadine Trintignant subira à nouveau la sienne. » Un ressenti confirmé par la mère de Marie qui, dans une interview donnée en 2018 à l’émission de France 2 « Stupéfiant ! », jugeait «honteux, indécent, dégueu­lasse» de voir le res­pon­sable de la mort de sa fille « se faire applaudir après avoir tué ».

À cette époque, en raison de la pression des asso­cia­tions fémi­nistes, Cantat avait fini par inter­rompre sa tournée et n’a plus donné de concerts depuis. « J’ai purgé ma peine, écrivait-il alors sur Facebook. Je n’ai pas bénéficié de pri­vi­lèges. Je souhaite aujourd’hui, au même titre que n’importe quel citoyen, le droit à la réin­ser­tion. Le droit d’exercer mon métier. » 

Oui mais voilà, les artistes ne sont pas « n’importe quel citoyen », et les violences sexistes et sexuelles ne sont pas des violences comme les autres : scan­da­leu­se­ment bana­li­sées la plupart du temps, elles semblent prendre un caractère excep­tion­nel lorsque leurs auteurs sont des célé­bri­tés. Par un trai­te­ment média­tique favorable, la mise en scène d’une impunité, le déni­gre­ment des victimes ou la mini­mi­sa­tion de leurs actes – le fameux « il faut séparer l’homme de l’artiste » –, public et médias excusent plus volon­tiers les violences de cette caste à part que consti­tuent les artistes et les per­son­na­li­tés publiques. Mais, contrai­re­ment au cinéaste Roman Polanski, qui a fui la justice, ou au chanteur Marilyn Manson, qui a passé des accords finan­ciers avec les femmes qui l’accusent de violences, Bertrand Cantat, lui, a été condamné. L’émotion que suscitent ses appa­ri­tions publiques n’est pas liée à la durée de sa peine de prison: même s’il avait passé trente ans derrière les barreaux, cela serait toujours jugé insuf­fi­sant par celles et ceux qui ne veulent pas le voir revenir sur scène. Au fond, ce que l’on reproche à Cantat, c’est d’être toujours vivant, lui. Et de pouvoir continuer à créer.

Insolubles dilemmes

À la fin de 2021, le metteur en scène Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline à Paris, a annoncé la tenue d’un spectacle dont les musiques ont été composées par Bertrand Cantat. Apostrophé par de nom­breuses mili­tantes fémi­nistes, dont certaines tentent d’empêcher l’une des repré­sen­ta­tions, l’artiste répond dans un long com­mu­ni­qué, indigné par le fait que les auteurs de violences sexistes et sexuelles soient « pour toujours » rede­vables d’une « dette infinie ». Il fustige un « mouvement qui punit au-delà de la justice et du droit » : « Toute personne libre au regard de la loi a le droit d’aller et venir, d’être invitée comme spec­ta­teur ou comme artiste. »

Ce à quoi l’écrivaine féministe Valérie Rey-Robert, sur son blog Crêpe Georgette, a répondu en insistant sur un autre symbole très fort : celui « d’être applaudi […], d’être un per­son­nage public avec ce que cela véhicule d’admiration ». Elle met en parallèle le statut du politique et celui de l’artiste, consi­dé­rant que l’un comme l’autre devraient se retirer de la sphère publique dès lors qu’ils ont été condamnés : « On atten­drait d’un politique pris dans des mal­ver­sa­tions finan­cières qu’il renonce à toute repré­sen­ta­tion publique, on peut attendre d’un Cantat qu’il fasse de même. »

Alors, faut-il empêcher Cantat, Brown, Meighan et les autres de créer ? S’il est choquant que des hommes ayant agressé, violé ou tué, conti­nuent de monter sur scène, cela n’empêche pas de poser la question de leur réin­ser­tion: faut-il souhaiter le ban­nis­se­ment à vie de ces artistes ? Ne faut-il pas faire la dif­fé­rence entre un homme accusé et un homme condamné ? La réin­ser­tion de Cantat semble impos­sible, parce qu’insupportable. Qu’il purge sa peine n’efface pas son crime, mais refuser à un artiste le droit d’exercer son métier, n’est-ce pas à nouveau consi­dé­rer qu’il est soumis à un régime d’exceptionnalité ?

 

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste, spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et autrice. Son prochain livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, paraîtra en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu. Cette chronique est la troisième d’une série de quatre sur la pop culture.

Habiter : brisons les murs !

Dans la même catégorie