Comment résister à l’extrême-droitisation des médias ?

Depuis des décennies, la droite et l’extrême droite imposent leurs analyses conser­va­trices et racistes dans les médias. À l’heure où l’empire Bolloré s’étend, quelles stra­té­gies adopter pour contrer ces discours ? Débat avec Maboula Soumahoro, Sihame Assbague et Pauline Perrenot.

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Publié le 26 juillet 2024
ILLUSTRATIONS Lucile Ourvouai pour La Déferlante Illustratrice pour la presse et autrice de bande dessinée installée à Marseille, elle participe régulièrement à des fanzines collectifs et a coédité Fanatic Female Frustration, une anthologie BD qui réunit douze autrices.
Illustration de Lucile Ourvouai pour La Déferlante 

Maboula Soumahoro est maîtresse de confé­rences à l’université de Tours, spé­cia­liste en études états-uniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire africaine. Elle est l’autrice, entre autres, du Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire, (La Découverte, 2020).

Pauline Perrenot est coa­ni­ma­trice de l’observatoire des médias Action-Critique-Médias (Acrimed), jour­na­liste notamment pour Le Monde diplo­ma­tique, et autrice des Médias contre la gauche (Agone, 2023).

Sihame Assbague est jour­na­liste et militante anti­ra­ciste, ancienne porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès. Elle a notamment écrit dans la Revue du crieur. 

 

Quelles sont les res­pon­sa­bi­li­tés des médias face à la poussée de l’extrême droite ?

PAULINE PERRENOT Le rôle des médias dans la bana­li­sa­tion des idées conser­va­trices et racistes est immense.

On le voit à travers la cen­tra­li­té des pré­oc­cu­pa­tions his­to­riques de l’extrême droite dans l’agenda jour­na­lis­tique : l’insécurité, l’islam, l’immigration. Les cadrages de l’extrême droite sur ces questions sont désormais nor­ma­li­sés, en par­ti­cu­lier dans l’audiovisuel et dans une large partie de la presse heb­do­ma­daire. Entre CNews, Europe 1, le Journal du dimanche (JDD) ou l’émission de Cyril Hanouna sur C8, on assiste à la conso­li­da­tion d’un pôle fron­ta­le­ment réac­tion­naire. Tous sous la coupe du mil­liar­daire Vincent Bolloré, ces médias sont légitimés par le gou­ver­ne­ment et la classe politique.Ils ont une influence sur le reste de la sphère média­tique, ainsi qu’un rôle dans la cir­cu­la­tion et l’amplification d’emballements réac­tion­naires. Mais à Acrimed [Action-Critique-Médias], on estime qu’il n’y a pas d’étanchéité entre les médias d’extrême droite et le reste du paysage média­tique. Par exemple, le socio­logue Abdellali Hajjat (1) a montré qu’au cours des années 2000 et 2010 nombre de jour­na­listes et chroniqueur·euses de Valeurs actuelles étaient régu­liè­re­ment invité·es sur dif­fé­rentes chaînes géné­ra­listes de l’audiovisuel.

 


« On assiste à la conso­li­da­tion d’un pôle de médias fron­ta­le­ment réac­tion­naires, sous la coupe du mil­liar­daire Vincent Bolloré, légitimés par la classe politique. »

Pauline Perrenot


 

SIHAME ASSBAGUE On a tendance à taper faci­le­ment sur un racisme média­tique ouver­te­ment assumé, tout en occultant le caractère struc­tu­rel du racisme dans le champ média­tique. On se focalise beaucoup – et à juste titre – sur des médias qui propagent clai­re­ment des idées d’extrême droite, mais en même temps, en lisant de grands quo­ti­diens tout à fait respectés et en regardant des émissions d’information du service public, on retrouve parfois exac­te­ment les mêmes débats. On fait une dif­fé­rence entre l’expression outran­cière du racisme et son expres­sion un peu plus dis­tin­guée. Mais dans les deux cas, cela reste l’expression d’une certaine hié­rar­chi­sa­tion des individus. À partir du moment où le racisme structure la société, ses modes de pensée et ses repré­sen­ta­tions, il n’est pas étonnant de le retrouver sous des formes dif­fé­rentes, dans un grand nombre de pro­duc­tions cultu­relles et médiatiques.

MABOULA SOUMAHORO L’extrême-droitisation, c’est un mouvement de fond, qui s’accélère peut-être ces dernières années, mais qui était déjà en marche depuis plusieurs décennies. Il y a toujours eu des jour­na­listes qui ont essayé de bien faire, de produire un travail sourcé. Mais quel poids ont-ils face à la puissance des médias qui font le plus d’audience, ou sont le plus respectés, et qui vont prendre toute la place ? Quel poids face aux chaînes d’information en continu, qui doivent produire sans arrêt et à tout prix ? Nous sommes dans des struc­tures capi­ta­listes, qui ont pour objectif principal de faire du profit, mais aussi de maîtriser la diffusion et de créer des conglo­mé­rats. Des médias indé­pen­dants et des jour­na­listes essaient de faire leur travail, même s’ils et elles sont silencié·es et moins
puissant·es structurellement.

 

Au sein des rédac­tions, où se concentre le pouvoir éditorial ?

PAULINE PERRENOT Ce sont les chef­fe­ries média­tiques – socio­lo­gi­que­ment soli­daires des intérêts des classes diri­geantes – qui décident des sujets. Et plus géné­ra­le­ment, une poignée de commentateur·ices, édi­to­ria­listes et intervieweur·euses captent la parole et s’expriment dans plusieurs médias. Quant à la frange inter­mé­diaire de cette pro­fes­sion, les socio­logues observent qu’elle est en voie d’embourgeoisement (2). Les professionnel·les au bas de l’échelle subissent pour leur part une pré­ca­ri­sa­tion crois­sante et une dégra­da­tion de leurs condi­tions de travail. Dans de telles condi­tions maté­rielles, comment peut-on prendre du recul, du temps pour l’analyse ? Comment sim­ple­ment s’extraire du rythme média­tique effréné, du mimétisme et du matraquage ?

SIHAME ASSBAGUE Malgré tout, je constate que sur les quinze dernières années, il y a eu des évo­lu­tions, par exemple au niveau du trai­te­ment média­tique des violences poli­cières. C’est d’abord dû à la pro­gres­sion des luttes, mais aussi grâce aux réseaux sociaux. Il y a ce que pro­duisent les médias et il y a tout ce qui existe par ailleurs sur Internet, qui permet de faire entendre nos voix. Cela existait avant, évi­dem­ment, mais il y a désormais une démo­cra­ti­sa­tion de l’accès à ce savoir-là. Le renouveau des luttes depuis le combat du comité Adama, puis Black Lives Matter (3) a très cer­tai­ne­ment permis une meilleure prise en compte de ces enjeux par certains médias.
Le fait qu’il y ait plus de jour­na­listes non blanc·hes, c’est également le fruit des luttes : ce ne sont pas les médias – y compris les médias de gauche – qui se sont levés un matin en se disant qu’ils allaient recruter des Noir·es et des Arabes. C’est parce qu’il y a des luttes qui accom­pagnent cette avancée, qui l’imposent. Il y a donc une évolution, mais elle a ses limites. Un exemple, qui me semble assez frappant, c’est la question de la déra­cia­li­sa­tion (4). Aujourd’hui en France, les personnes qui sont prin­ci­pa­le­ment visées par la police et la justice, ce sont les hommes non blancs et pauvres. C’est un point crucial, et pourtant cela n’apparaît quasiment nulle part. C’est une forme d’invisibilisation : on déra­cia­lise les victimes dont on nous raconte les histoires. On ne sait jamais qui elles sont. Pourtant, quand on parle des États-Unis, on dira « un homme noir a été tué par un policier blanc ». En France, on dira « un homme a été tué par la police ». Faire appa­raître le groupe racial des victimes est pri­mor­dial, parce que cela permet de relier les éléments entre eux. Cela témoigne d’une impos­si­bi­li­té de consi­dé­rer les personnes non blanches, en par­ti­cu­lier les hommes, en tant que victimes.

MABOULA SOUMAHORO On ne veut pas parler de la race, mais on en parle tout le temps de manière détournée : on ne nomme pas les choses direc­te­ment, mais c’est ce qu’on sous-entend quand on donne les nom et prénom, les lieux de naissance ou les lieux où se sont passés les faits. Ces données là sont très racia­li­sées. Quand on parle de l’islam en France, on parle des Arabes, on ne parle pas des Sénégalais·es ou des Malien·nes. Et quand on parle de quelqu’un qui a commis un crime en précisant qu’il est né à Fort-de-France, on renvoie inévi­ta­ble­ment à sa racia­li­sa­tion. On assiste ainsi à un double mouvement d’invisibilisation et d’énonciation per­ma­nente et subtile. Il y a une sorte de langage codé, sans dire direc­te­ment de qui on parle. Il suffira, pour se dédouaner, de dire que « l’islam n’est pas une race », que la banlieue « n’est pas raciale », que ce qu’on appelle les « outre-mer » ne désigne pas des lieux d’exclusion et de mar­gi­na­li­sa­tion qui renvoient direc­te­ment à l’histoire coloniale escla­va­giste. Et pourtant c’est ce qu’on dit de manière détournée.

Avec la manière dont sont cadrés les débats, avez-vous le sentiment de pouvoir dérouler votre pensée quand vous inter­ve­nez sur des plateaux ?

MABOULA SOUMAHORO Notre présence dans les médias mains­tream est néces­sai­re­ment biaisée et piégeuse. Quand tu y vas, en tant que personne racisée portant une parole féministe ou anti­raciste, tu es seule, et c’est ça l’exercice. Tu seras toujours en minorité d’opinion, mais ils ont pourtant besoin de ta présence, parce qu’ils veulent se donner l’air d’être ouvert·es. Si tu tiens bon, avec une forme de dignité, il y a un buzz ou un clash presque assuré. C’est ça qui va faire des vues. C’est comme si nous étions sur une scène de théâtre, où chacun·e est casté·e dans un rôle. Et toi, tu es dans le rôle de la personne qu’on va s’amuser à faire semblant d’écouter aujourd’hui. L’exercice est d’essayer de dérouler ta pensée alors que rien n’est fait pour. Il suffit d’analyser les images pour voir combien de fois on te coupe la parole. Est-ce que tu peux finir une phrase ou non ? Est-ce qu’on te donne la parole et à quelle fréquence par rapport aux autres invité·es ? L’exercice est d’essayer de dire quelque chose malgré ces condi­tions défa­vo­rables. Il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment pervers dans le fait de t’inviter sans te donner l’occasion de parler. Au fond, on ne veut pas que tu sois là. Mais ton corps, lui, est présent, et ce n’est pas parce que tu es invitée que tu es accueillie. Cela se voit dans la façon dont on s’adresse à toi, au défi de tous les codes habituels d’interaction : la façon dont on te présente, ou même la façon dont on prononce ton nom.

 

Une forte concentration des médias et très peu de contrôle

En France, une dizaine d’hommes d’affaires détiennent la grande majorité des groupes de presse privés. C’est le cas par exemple de la famille Bouygues (groupe TF1), de Patrick Drahi (BFMTV, RMC, Libération), de Xavier Niel (Le Monde, Télérama) ou encore de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien, Radio classique). Mais c’est surtout le cas du mil­liar­daire Vincent Bolloré qui soulève des inquié­tudes, notamment depuis sa reprise du groupe Canal+ en 2015, la mue d’i‑Télé en CNews deux ans plus tard, avant sa prise de contrôle sur le groupe Lagardère, ou encore son rachat du groupe d’édition Hachette. Selon la Fédération inter­na­tio­nale des jour­na­listes (FIJ), cette situation « est une menace envers la liberté de la presse, léguant un pouvoir excessif à des individus, des gou­ver­ne­ments ou des per­son­na­li­tés poli­tiques ». Elle renforce chaque année davantage le niveau de défiance du public vis-à-vis des médias.

Si, depuis 1986, les entre­prises de presse sont soumises à une régu­la­tion visant à garantir la liberté des médias, les décisions de l’Autorité de régu­la­tion de la com­mu­ni­ca­tion audio­vi­suelle et numérique (Arcom) sont souvent perçues comme trop peu contrai­gnantes. En février 2024, le Conseil d’État, saisi par Reporters sans fron­tières, a donné six mois à l’Arcom pour revoir ses modalités de contrôle de l’indépendance de l’information pour CNews. Il s’agit de veiller à ce que l’Arcom contrôle le plu­ra­lisme des idées en prenant en compte les chroniqueur·euses, animateur·ices et invité·es, et plus uni­que­ment le temps de parole des per­son­na­li­tés politiques.

 

SIHAME ASSBAGUE Les inter­views de Rima Hassan [juriste d’origine pales­ti­nienne et candidate La France insoumise aux euro­péennes] sont pour moi assez emblé­ma­tiques de tout ce non-accueil. Elles me donnent l’impression d’assister à une garde à vue. Il y a un dis­po­si­tif par­ti­cu­lier de contrôle réservé aux figures d’opposition. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai pour les personnes non blanches et les classes popu­laires. Récemment, j’ai été convoquée à une audition pour apologie du ter­ro­risme sur la base d’un tweet [de soutien à la Palestine]. Et quand Rima Hassan a été inter­viewée sur le plateau de France Info (5), ça res­sem­blait exac­te­ment à ma convo­ca­tion devant la police. On aurait pu mettre le policier à la place du jour­na­liste, on était dans le même dis­po­si­tif, avec les mêmes questions, les mêmes into­na­tions. Dans ce type de situation, l’interviewée est accusée d’emblée. Elle n’est pas invitée pour par­ti­ci­per au débat, mais pour y répondre de gré ou de force, selon des règles écrites à l’avance. Comme le résume le socio­logue Harold Garfinkel (6), ce type d’interviews ressemble à des « céré­mo­nies publiques de dégra­da­tion », qui sont faites pour remettre une personne à sa place. On la soumet à un inter­ro­ga­toire et on ne lui laisse aucun espace.

PAULINE PERRENOT Les inter­ro­ga­toires média­tiques contre la gauche politique, sociale, syndicale, etc., sont ordi­naires. Mais les travers sont vraiment exacerbés dans le cas de Rima Hassan, et la mani­fes­ta­tion du racisme est évidente. La violence sym­bo­lique est extrême contre tout discours s’écartant un peu du récit dominant qui a été cadré à la suite des attaques du Hamas le 7 octobre et de la guerre menée par Israël sur la bande de Gaza7. Ces inter­views sont une maté­ria­li­sa­tion de la suspicion à l’égard de ce type d’invité·es, d’une pré­somp­tion de mensonge et d’ambiguïté. Et cela concerne aussi les actrices et acteurs locaux : très peu de personnes résidant à Gaza ont été inter­viewées. Des infor­ma­tions et des récits qui viennent de Gaza, il y en a énor­mé­ment sur les réseaux sociaux et dans les médias indé­pen­dants qui ont fait remonter des témoi­gnages. Mais la faiblesse de l’utilisation de ce matériau par les médias dominants est criante. Et pour le moment, on ne voit aucune remise en question de ces pratiques par les têtes d’affiche. Ils et elles conti­nuent de faire semblant de ne pas com­prendre le dés­équi­libre struc­tu­rel des « débats ». C’est un processus de long terme, avec des décennies de mar­gi­na­li­sa­tion, voire d’invisibilisation du travail de chercheur·euses qui pour­raient apporter une contra­dic­tion étayée au prêt-à-penser sécu­ri­taire, auto­ri­taire dans les médias.

MABOULA SOUMAHORO On observe aussi des récits com­plè­te­ment décon­tex­tua­li­sés. On a par exemple l’impression que l’histoire du « conflit israélo-palestinien » a débuté le 7 octobre, en laissant com­plè­te­ment de côté des décennies de tensions et de tragédies. La mise en place de l’État d’Israël a une histoire. Si l’on commence le récit au 7 octobre, c’est vraiment une mainmise sur la chro­no­lo­gie. C’est une forme de néga­tion­nisme qui propose une chro­no­lo­gie arran­geante, com­plè­te­ment erronée et qui ancre les évé­ne­ments dans un présent sans histoire, sans racines, sans pré­cé­dents. C’est un acca­pa­re­ment puissant.

 


« Il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment pervers dans le fait de nous inviter sans nous donner l’occasion de parler. »

Maboula Soumahoro


 

Qu’est-ce que cela coûte d’intervenir dans les médias ? Et ce coût est-il encore plus fort pour les femmes ?

MABOULA SOUMAHORO Chaque appa­ri­tion dans l’espace public mains­tream est une expo­si­tion qui a des consé­quences. Ces appa­ri­tions sont la seule forme de mili­tan­tisme que je reven­dique. Quand tu arrives dans cet espace-là, c’est lit­té­ra­le­ment une guerre qui est menée à travers ton corps. Si tu n’endosses pas le rôle de la minorité recon­nais­sante, tu es harcelée et ce sont des tom­be­reaux d’insultes, d’emails, de lettres, de cari­ca­tures racistes qui circulent sur les réseaux sociaux et inondent même ton adresse per­son­nelle. C’est très réel. Et il y a un désen­ga­ge­ment des médias sur cette question : ils ont déjà bénéficié de ta présence, qui leur sert pour se présenter au monde comme des ins­ti­tu­tions ouvertes au débat. Mais pour toi, les consé­quences sont immenses et pérennes : des vidéos vont circuler pendant des années, l’origine d’une petite phrase va être perdue et la séquence va devenir un mème.

On va toujours la ressortir pour te disqualifier.

Tout est décon­tex­tua­li­sé. On va te dire que c’était en 2020 alors que c’était en 2016, que c’était à Paris alors que c’était à Lyon. J’ai déjà porté plainte, à plusieurs reprises. Chaque fois que des gens se sont mobilisés contre moi, c’était lié à mon statut de maîtresse de confé­rences. Les gens ne se remettent pas de ce statut, parce que, selon eux, je ne devrais pas enseigner à l’université. Ce qui dérange, c’est ton non-conformisme. Ce n’est pas seulement ta personne, c’est ce que tu repré­sentes. Ils se disent : « C’est qui cette négresse ? » Et cette repré­sen­ta­tion, cette sym­bo­li­sa­tion sont dans ton corps. Avec ce statut, tu n’as pas le droit d’être contestataire.

SIHAME ASSBAGUE Ces attaques visent toutes les paroles mino­ri­taires, qui pré­sentent d’une manière ou d’une autre une infrac­tion à l’ordre établi. Mais il y a des violences qui concernent spé­ci­fi­que­ment les femmes, notamment beaucoup de com­men­taires sur le physique, avec énor­mé­ment d’insultes et de remarques sexistes sur le corps. C’est une violence sup­plé­men­taire, à laquelle on ne peut pas échapper. Si ta séquence devient virale et tombe entre de mauvaises mains, même en inter­ve­nant dans un petit média indé­pen­dant, cela débou­che­ra sur une campagne de har­cè­le­ment. Et quand on reçoit des centaines ou des milliers de messages privés, ou qu’ils sont envoyés à ton employeur·euse, on peut vite perdre pied. Il vaut mieux être entourée, s’assurer d’avoir un cadre collectif sur lequel s’appuyer quand ça arrive.

PAULINE PERRENOT Le collectif, c’est une bonne manière de se prémunir contre ces effets, mais il est très difficile de donner à voir une parole col­lec­tive dans la plupart des médias, qui imposent souvent une certaine indi­vi­dua­li­sa­tion de la parole. Il faudrait qu’ils réflé­chissent à comment davantage faire exister les col­lec­tifs. Si les médias ne sont pas res­pon­sables des vagues de har­cè­le­ment qui peuvent avoir lieu sur les réseaux sociaux, ils ne docu­mentent pas suf­fi­sam­ment ce phénomène.

 

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le premier tour des élections législatives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jordan Bardella pour organiser un rapprochement avec Sarah Knafo (Reconquête !).Touche pas à mon poste ! / D.R.

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le premier tour des élections légis­la­tives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jordan Bardella pour organiser un rap­pro­che­ment avec Sarah Knafo (Reconquête !). Touche pas à mon poste ! / D.R.

 

Dans ce contexte, comment fait-on pour rendre visibles les enjeux fémi­nistes et anti­ra­cistes ? Faut-il investir d’autres espaces ?

MABOULA SOUMAHORO La réponse, c’est la lutte et l’investissement de tous les espaces possibles selon nos orien­ta­tions. Celles et ceux qui veulent mani­fes­ter mani­festent, celles et ceux qui peuvent faire grève le font. Celles et ceux qui veulent aller dans les espaces mains­tream y vont pour les tra­vailler de l’intérieur. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule position à adopter. Nous devons continuer à lutter en ayant une conscience, une histoire des luttes poli­tiques en tête, car on s’inscrit dans un continuum. Il y a toujours eu des espaces alter­na­tifs, des espaces autogérés ou gérés par des col­lec­tifs. On continue à se battre, on trouve un lieu, ou bien on l’invente, on le maintient, mais en se souvenant qu’il y a eu d’autres exemples avant nous.

PAULINE PERRENOT Si on est un syndicat, un parti, la désertion totale des médias qui ont une forte audience n’est évi­dem­ment pas une option. Il faut en effet avoir conscience de la longue histoire des luttes, mais aussi politiser notre rapport aux médias. Un certain nombre d’acteur·ices à gauche conti­nuent d’y entre­te­nir un rapport dépo­li­ti­sé, alors que c’est un terrain de lutte au sein duquel il est possible d’imposer des condi­tions. La question de la nécessité d’avoir des commentateur·ices « de gauche » se pose souvent. Mais elle est vaine s’ils ou elles ne servent que de cautions, si on ne maîtrise pas ce qui est à l’agenda ou la com­po­si­tion des plateaux, bref, si on n’a pas la clé des dis­po­si­tifs. Il y a sans doute plus à gagner en ren­for­çant le soutien aux médias indé­pen­dants, en créant nos propres espaces. Sans avoir non plus un discours naïf sur les médias indé­pen­dants : ils ne sont pas néces­sai­re­ment étanches aux systèmes de domi­na­tion, ni aux pratiques jour­na­lis­tiques pro­blé­ma­tiques, mais ils incarnent le visage du plu­ra­lisme. Nous avons besoin de repor­tages, d’enquêtes, d’angles nouveaux et de place pour les uni­ver­si­taires. Tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessité de formuler des pro­po­si­tions de trans­for­ma­tion radicale des médias existants. Ces espaces dominants sont encore très lus et écoutés, beaucoup plus que de nombreux petits médias. Il n’y a aucune raison de ne pas reven­di­quer leur réap­pro­pria­tion démo­cra­tique. La gauche devrait s’en emparer pour ce qu’elle est : une question politique de premier plan. Il en va du droit d’informer et d’être informé·e.

SIHAME ASSBAGUE On aurait pu se dire qu’avec l’émergence d’Internet et de tous les cadres alter­na­tifs (les réseaux sociaux, YouTube, Twitch, etc.), la télé­vi­sion allait rapi­de­ment perdre de son influence. Mais en réalité, elle est partout. Sur les pla­te­formes en ligne, ce sont souvent les extraits télé­vi­suels qui marchent le mieux en matière d’audience. Personne ne peut faire abs­trac­tion de ce qui y est dit. Il faut prendre en compte le monde tel qu’il est. Dans l’inconscient collectif, les personnes qui passent à la télé­vi­sion conservent une forme de cré­di­bi­li­té, et ce, malgré toutes les critiques qui peuvent exister sur ce qu’on y voit. Se défaire de ce pouvoir va prendre du temps. Difficile donc de passer à côté de ce terrain de lutte que sont les plateaux télé. Tout dépend de la raison pour laquelle on y va en tant qu’intervenant·e, du cadre de notre inter­ven­tion, et de notre degré de préparation.

 


« Il est encore possible d’investir certains espaces média­tiques dominants. Il faut y aller en conscience, avec des stra­té­gies et des objectifs. »

Sihame Assbague


 

Je crois qu’il est encore possible d’investir certains espaces média­tiques dominants. Il faut y aller en conscience politique de ce qui s’y joue, avec des stra­té­gies et des objectifs.
Il y a peu de temps, on m’a proposé d’intervenir sur « Touche pas à mon poste » (C8) face à Éric Zemmour. On m’a dit : « Si vous ne venez pas, la chaise restera vide. » Je leur ai répondu : « Qu’elle reste vide. » Une des néces­si­tés absolues, c’est de refuser d’y aller si cet argument-là est mobilisé. C’est avec ça qu’ils réus­sissent à faire venir les gens. Certains se disent : « Si je n’y vais pas, qui va nous défendre face à Zemmour ? C’est le sort de ma com­mu­nau­té qui est en jeu. » Ce n’est pas un bon argument. On a nos propres médias, nos réseaux sociaux. Il y a un bouillon­ne­ment de pro­duc­tion cultu­relle, média­tique, de réflexions, d’espaces. Il faut les renforcer, il faut les mul­ti­plier, leur donner de la force. Et je pense que c’est aussi important de continuer la critique des médias. Il faut par­ti­ci­per à visi­bi­li­ser la fabrique de l’information et de ce qu’elle produit sur la société. •

Entretien réalisé en visio­con­fé­rence le 30 avril 2024 par Sarah Bos. Article édité par Diane Milelli.

 


 

(1) Abdellali Hajjat, « L’emprise de Valeurs actuelles », Carnet de recherche Racismes (blog), 2020.

2. Jean-Baptiste Comby et Benjamin Ferron, « La subor­di­na­tion du jour­na­lisme au pouvoir éco­no­mique », revue Savoir/Agir, no 46, 2018 (acces­sible sur le site d’Acrimed).

3. Adama Traoré a été tué par des gendarmes le 19 juillet 2016 dans le Val‑d’Oise. Depuis, le comité Vérité et Justice pour Adama (lire la rencontre avec Assa Traoré) se mobilise pour faire recon­naître ce crime.
Aux États-Unis, les mani­fes­ta­tions consé­cu­tives à la mort de George Floyd lors d’une inter­pel­la­tion le 25 mai 2020 ont réactivé le mot d’ordre « Black Lives Matter ».

4. Les processus de racia­li­sa­tion ou de déra­cia­li­sa­tion renvoient aux assi­gna­tions raciales construites à travers l’histoire, héritées notamment du passé colonial français.

5. Interview de Rima Hassan au JT de 19/20 de France Info le 29 avril 2024, à la veille de sa convo­ca­tion au com­mis­sa­riat dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme.

6. Harold Garfinkel, « Conditions of suc­cess­ful degra­da­tion céré­mo­nies », American Journal of Sociology, no 5, 1956.

7. Lire le n°49 de la revue Médiacritiques intitulé « Israël-Palestine : le naufrage du débat public », janvier-mars 2024

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

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