Les âmes vivantes de la cité des Grandes Aigrettes

La fin du quartier des Grandes Aigrettes est proche : aban­don­née par les pouvoirs publics, la cité se vide de ses habitant·es, laissant place à des fantômes qui viennent hanter les immeubles désertés… En s’inspirant librement d’une cité de Seine-Saint-Denis, la roman­cière Diaty Diallo met en scène un lieu fictif aussi difficile à habiter qu’à quitter.
Publié le 26 juillet 2023
Diaty Diallo met en scène un lieu difficile à habiter et à quitter en s'inspirant du quartier des Fauvettes en Seine-Saint-Denis.
Illustration de Calypso Breon pour La Déferlante

Quand on leur demande comment ils ont atterri ici avec leurs familles, les tontons des Grandes Aigrettes nous montrent surtout ce qu’ils ont laissé là-bas. Amir, l’un d’entre eux, swipe fort sur son portable. Pour me faire voir.

Les photos défilent, montrent sous plusieurs angles l’extérieur d’une maison magnifique.

Une grande bâtisse beige avec un toit plat. Peut-être un toit depuis lequel regarder le bleu ciel du ciel se fondre en bleu nuit lorsqu’elle se met à tomber. D’ailleurs, le ciel, il s’étend partout autour de la maison. À perte de vue. Il n’y a pas de voisinage immédiat ni même un arbre pour l’interrompre. Juste un palmier planté au début d’une allée qui remonte vers une porte de garage.

Dans la maison, deux fenêtres cintrées découpent la pierre au rez-de-chaussée. L’entrée se fait sous la terrasse du premier étage, sur laquelle est ouvert un parasol rayé bleu et blanc. Il cache l’arrondi de trois portes-fenêtres grandes ouvertes et projette son ombre sur des chaises, une table et des restes de repas. Je demande à Amir si je peux zoomer vite fait sur l’écran.

Oui, une petite tête dépasse du garde-fou de la terrasse. Sûrement Imane quand elle était encore une fillette.
Il fait beau sur la photo. Les nuages tirent vers une nuance que je ne me rappelle pas avoir jamais observée depuis le sol français. Amir continue de swiper encore un peu. Je lui demande s’ils l’ont encore, cette maison. Bien sûr que oui, il répond, parce qu’on compte bien rentrer un jour, mais pour le moment déjà, bouger d’ici, ça sera bien. Pour les enfants, il dit. Regarde comment je fais, il dit, regarde. Il tapote pour ouvrir une appli­ca­tion sur son portable, des mots s’affichent en petit dans une langue que je ne reconnais pas. Un rectangle sombre apparaît. C’est l’intérieur de la maison, il dit, je peux sur­veiller d’ici grâce au téléphone, comme on n’y est plus, que toute la famille a quitté aussi, je veux faire attention. Pour le moment, ça va, ça semble bien, il dit.

Des plans fixes se succèdent, avec dif­fé­rentes pers­pec­tives. Parfois, les caméras qui filment ont l’air d’avoir été fixées aux angles du plafond. D’autres fois, on dirait qu’elles sont proches du sol ou posées sur des meubles. Les images sont en noir et blanc. Je les sens loin. Géographiquement loin, et je voudrais voir un truc arriver, un rideau onduler par exemple, sim­ple­ment pour dire, pour témoigner que quelque chose, n’importe quoi, se passe. Là-bas, quelque chose. Un souffle, je sais pas moi. Simplement pour prouver qu’il y a peut-être encore de l’air dans cette baraque. Sur les vidéos, rien, rien ne se passe. Rien. Mais ce rien, observé depuis ici, rassure.

*

Eh ben habiter quelque part, c’est juste pouvoir rentrer quelque part, en fait, vous êtes bêtes ou vous faites exprès. Le soir par exemple. Rentrer ça veut dire tu peux rester quelque part. Là, j’ai treize ans. On est six à vivre dans ma maison, avec mes parents et avec mes sœurs, bientôt on va être obligés de partir. Mais tant qu’on peut rester alors c’est chez moi. C’est là où j’ai certains souvenirs. Mais les meilleurs sont ceux qui sont arrivés où je suis née, là-bas. C’est là-bas où j’ai le plus rigolé aussi.
Imane

*

Les Grandes Aigrettes vont bientôt dis­pa­raître. Trop vétustes, aban­don­nées par les pouvoirs, elles tombent en ruine. Les personnes qui le peuvent fuient, les autres espèrent qu’on leur rachètera leur bien. Mais qui pour investir dans un espace promis à la des­truc­tion ? En attendant, les familles restantes attendent. De pouvoir quitter. Quitter la spirale. Car moins il y a d’habitants, plus il y a de vide et plus il y a de vide, moins il y a d’habitants. On m’a raconté qu’un papa avait dû quitter son emploi pour pouvoir rester sur­veiller son domicile après plusieurs cam­brio­lages. Dans l’une des cités les plus délabrées du pays. Qui vole quoi où et à qui. Ce grand délire qu’est la France.

*

Une fois ma plus grande sœur elle a dit à son crush, j’ai entendu parce que j’avais collé mon oreille dans la porte à sa chambre, elle lui a dit qu’elle habitait chez ses parents. On dirait chez nous c’est pas chez elle, elle est bizarre. Peut-être qu’un jour elle partira habiter chez lui. Mais est-ce que ça pourra être chez elle-même ?
Imane

*

Pour tout dire, je n’ai pas seulement rencontré Amir. J’ai aussi croisé sa fille Imane et puis Violetta, Sékou, Atouma et trois fantômes, dont un fantôme de bébé. Celui-là, c’était au pied du bâtiment no 4, celui dans lequel, il y a longtemps, se trouvait une petite salle poly­va­lente qui servait surtout à entre­po­ser les boules des joueurs de l’Amicale de la boule lyonnaise et à accueillir des élèves chaque soir de la semaine pour les séances d’aide aux devoirs. Pourquoi un bébé ? Mais faites marcher votre ima­gi­na­tion, enfin ! Les deux autres fantômes, je n’ai pas su recon­naître leur ancien­ne­té. Ils m’ont tous deux traversée à quelques jours d’intervalle. L’un alors que je marchais sur l’herbe le long de la voie ferrée. L’autre un matin sur le trajet entre l’arrêt de bus et le premier des deux bâtiments qui forment l’ensemble des Grandes Aigrettes, pré­ci­sé­ment là où des gara­gistes sans patrons réparent des voitures pour un prix convaincant.

*

Tu peux habiter quelque part en une personne qui veut bien de toi. Tu peux aussi loger quelque part en toi une personne en restant près d’elle. Ta présence peut faire maison. Quand je suis dans la rue avec ma mère ça n’est pas pareil que quand je suis toute seule.
Imane

*

C’est Atouma qui m’explique la première fois pour les fantômes.

Des fantômes ? Il y en a moult ici, elle me dit.

Elle, elle habite de l’autre côté de la nationale. Avec ses enfants et avec son mec. Je croise son chemin un jour où je vais acheter une pizza. Il me manque cinquante centimes, elle me les offre. Moins pour me rendre service que pour pouvoir être servie à son tour.

Entre ses deux yeux, Atouma en cache un troisième.

Elle me dit tu sais faut pas croire, eh, avant les rues étaient blindées. De gosses et de ballons, blindées. De vieux qui jouent aux dominos, qui domi­nottent, enfin, domi­not­taient, blindées.

Maintenant on pourrait croire que c’est vide, mais ça a seulement l’air. L’air. L’air c’est trans­pa­rent mais ça existe quand même.

Y’avait pas de temps morts avant. Le temps était en vie.

Les gosses, je les sens encore, tout près, j’entends leur rire. Il reste leurs rires, à ceux-là qui sont partis. J’en ai une famille entière, de gosses, chez moi. Qui courent dans mon couloir. Je les vois. Qui jouent au foot. Je les engueule moi, eh, je suis bien obligée puisque, côté parents, y’en a pas un pour relever l’autre. Laxistes, t’as jamais vu ça. Je leur dis, aux gosses, « vous voulez que je vous aide ? » Je leur dis « je vais en prendre un pour taper sur l’autre ». Cette famille vivait chez nous avant, enfin c’est sûrement nous qui habitons main­te­nant chez eux. Mes enfants les voient aussi, les autres enfants. Ça se passe bien, je crois que personne ne nous en veut, eh.

*

Tu peux rappeler une maison à quelqu’un.
Imane

*

Atouma se couvre l’œil avec le creux de sa paume.

Tu sais ma chérie, ici je dirais qu’un tout petit riquiqui quart des appar­te­ments sont encore occupés par leurs pro­prié­taires. Tu sais, la plupart des gens, les normaux j’entends, ils te diront qu’une vie rêvée c’est une vie sans voisins et je peux les com­prendre, eh. Mais bon, pour dire ça, faut jamais avoir vécu chez nous, parce que je peux te le jurer que tu le regrettes bien le bruit d’une porte qu’on claque. On se rend compte des choses qui manquent que quand elles sont plus là, c’est bien connu et puis, je vais te dire un truc, aux Grandes Aigrettes, qui plus est il n’y a plus vraiment de portes depuis belle lurette de toutes les façons ! Je me marre en te le disant, mais t’as vu que c’était vrai non ?

*

Les misé­rables étaient des gens qui habi­taient dans la rue. Faut pas tout confondre.
Imane

*

Quand tu les vois ça fait comment ? je demande à Atouma. Je veux dire, ça ressemble à quoi un fantôme ?

Oh eh bien, elle me dit, c’est pas plus bizarre que quand on s’amuse à regarder le soleil droit dans ses yeux. Les gosses que je vois ont leur contour net mais c’est comme si leur peau brillait, comme une intuition. J’ai d’abord un frisson dans mon bras, j’ai le frisson, c’est comme ça que je sais qu’ils sont là. Je t’ai dit que j’étais médium ? Une fois, j’ai vu quelque chose d’atroce alors j’ai dû arrêter de tirer les cartes à tout bout de champ mais crois-moi que je continue de savoir. Toi par exemple, tu es habitée, tu es comme moi. Tu es habitée d’autres toi. Tu es habitée de personnes qui ne sont pas toi, aussi. T’as pas eu le choix, je me trompe ? Souvent tu cherches à te désha­bi­ter, je me trompe ? Te désha­bi­ter d’eux et de tes toi. Je suis sûre que je dois pas me tromper. Toi et moi on est faites du même bois ma chérie, je le sens.

T’as grave raison Atouma, je réponds. Oh arrête avec tes méthodes, Atouma me dit. Occupe-toi plutôt de toi. Tous ces toi qui t’habitent et te hantent. Tu es ton propre fantôme, ma chérie, eh.

*

Habiter c’est pouvoir rester. C’est se sentir en sécurité. Je sais que la sécurité c’est bizarre comme mot, je suis au courant. On me l’a dit, « c’est une notion relative ».
Être ou se sentir constam­ment en insé­cu­ri­té peut rendre fou. Je sais que certains gens peuvent se sentir en insé­cu­ri­té sans que leur sécurité elle soit vraiment menacée direc­te­ment. On me l’a dit, qu’il fallait faire gaffe avec ces histoires de sécurité. On me l’a dit, « l’insécurité peut rendre fasciste ». Alors je fais bien attention quand même.
Imane

*

Aux Grandes Aigrettes certains mots prennent d’autres sens. Inédits. On ne peut sta­bi­li­ser l’endroit, le fixer avec des mots précis. Former du concret, des images.

Les lieux échappent à toute définition.

C’est Sékou qui me le fait remarquer la première fois. Sékou, c’est le fils d’Atouma, mais aucun des deux ne sait que je connais l’autre. Je le croise près d’une boîte à lettres éventrée alors que je mastique encore des bouts de ma pizza. Tu sais, même les facteurs ils veulent plus passer ici. Alors qu’ils sont obligés nor­ma­le­ment. Correspondance. Communiquer. Échanger avec le reste du monde. Sortir de l’isolement…

La poste, du coup, ils ont pas le choix, ils envoient les plus fracassés de tous leurs salariés. Un jour j’en ai vu un, il était tellement khapta qu’il s’est cassé la gueule à vélo en voulant taper un Y1. Ou faire un dérapage. Je me souviens plus trop. J’avoue même moi j’étais dans les hauteurs en vrai. Bref. Tomber. Voler. Râper la terre. Sentir le sol. Ça veut dire il était tellement vert, le gars, qu’il a mis des coups de pied au premier truc qu’il a trouvé, à savoir ses sacoches. Les enve­loppes elles ont volé dans tous les sens. Papillons. Oiseaux. Feuilles mortes. Papier à cigarette. Comme des plumes. Plumes, plumes, comme si on n’avait pas assez de pigeons. J’en rigole, je rigole parce que c’est drôle. Mais en vrai c’est abusé. Communiquer.

*

Quand j’aurai dix-neuf ans, par exemple, je me deman­de­rai si habiter c’est pas juste pouvoir rester dans un lieu qui n’est pas un lieu où des gens ils passent. Quoi, tu t’imagines si t’avais des gens ils passaient toujours par chez toi pour aller autre part ? Comme si chez toi c’était, je sais pas moi… pas un vrai lieu. Parce que habiter, c’est quand même pouvoir se cacher des autres, non ? Se cacher des regards, non ? Je sais pas moi… c’est là où c’est possible d’avoir une intimité non ? Oui oui oui je sais que c’est aussi une notion relative.
Imane

*

Des mots prennent d’autres sens. Si tu dis que t’as un voisin là, à tel endroit, me dit Sékou, c’est pro­ba­ble­ment un rat. Ton voisin est pro­ba­ble­ment un rat, ou un insecte. Si tu veux dire dans un freestyle que tu viens du vrai ghetto, bah c’est pas possible vraiment. Parce que, c’est simple, dans un ghetto on agglutine. Serrer. Proche. Tu respires l’air qui sort tout droit de l’autre. Asphyxie. Alors qu’ici, tu vois bien : il ne reste qu’un tout petit mini mini quart des habitants grand max. Ah ouais et aussi, essaye pas de parler de la météo ou du temps qui passe aux gens d’ici hein ? Conseil. Recommandation. Avisé l’homme est. Prudence, Sékou dit. Y’a pas de temps ici, y’a pas toutes ces logiques d’horloge, d’aiguilles, et cetera. Y’a que le midi-minuit qui fonc­tionne et encore. Une fois j’étais posé avec mes amis sous la bâche là-bas, il pleuvait et, trois jours se sont passés en une heure et, y’a même pas eu ni de nuit ni de jour, il a sim­ple­ment fait gris, oh. Non mais… Y a plus de lendemain, ça chante pas, me dit Sékou, que des hier, que des aujourd’hui. Et des bientôt, c’est un mot qu’on peut dire aussi, enfin pour les familles sûrement, pas nous. Nous c’est la nationale et un chemin de fer. Parfois j’hallucine tu sais, il me dit, j’ai l’impression que tous les conduc­teurs dans toutes les voitures qui nous passent devant, ils nous font des doigts d’honneur. J’ai l’impression parfois, dans les RER qui filent vers autre part, on ne sait pas où, que tous les passagers ont leurs bras tendus par les fenêtres avec leurs majeurs en l’air, qu’ils nous hurlent dessus aussi des mots comme… j’ai pas envie de les dire.

*

Je me deman­de­rai un jour si habiter, c’est vivre
au même endroit qu’un lit deux places.
Imane

*

Bienvenue dans la cité la plus dessinée de France, me disent les enfants.
Regarde autour de toi, ils me disent.
Alors je regarde. Ils écrivent.

Et dans le silence, l’air soufflé, arbres et papiers et des petites pierres et dans des trous sur des murs et sur de l’herbe et de la tôle et des mouchoirs en boule et ces bancs en palettes que certains font flamber pour se tenir chaud ; dans le silence j’entends les flammes, et les enfants dessiner sur les murs. Ils écrivent quoi ? Je les entends changer leurs pseu­do­nymes, faire craquer leurs identités. Ils écrivent quoi ?

Je les lis pendant qu’ils écrivent.

D’où VIENT-ON à part du cosmos.
De toutes les langues comme le rap français.
Feu à la dispersion.
Feu la dispersion.

Je les entends mettre le feu. Ils disent quoi. Écrivent quoi.

On est des griots avec un hoquet.
Le jazz court le long de la RN.
RIP Pop Smoke, la Jamaïque, le Panamá.
Nous par nous.
Toujours cette histoire de chaîne.
Jungle techno grime drill jersey club.
On racine, reliés par la brique.
Rage circule sous peau. Consciente, endormie, hys­té­rique, elle habite le noir.

Est-ce qu’on existe ? peu sûr.
Vieillir dans une caravane.

Nous sommes des précipités.

Suspendus dans le cosmos.

Mourir de tout ça ? Des étoiles explosent
tous les jours.

L’autrice remercie les habitant·es du quartier des Fauvettes, ainsi que l’association Fauvettes Maestra.

Diaty Diallo est autrice. Elle vit e travaille en Seine-Saint-Denis. Son premier roman, Deux secondes d’air qui brûle a été publié aux éditions du Seuil en 2022.

Habiter : brisons les murs !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, paru en août 2023. Consulter le sommaire

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