Et si on croyait les victimes de violences sexuelles ?

Le dépôt d’une plainte pour violences sexuelles s’apparente souvent à un parcours semé d’embûches. Il faut non seulement raconter ce qu’on a subi, mais aussi convaincre les agent·es de police et les gendarmes qu’on est crédible. Et si on accordait par principe, le temps de l’enquête, le crédit de bonne foi aux plaignant·es ?
Publié le 05/10/2022

Modifié le 27/02/2025

Et si on croyait les victimes de violences sexuelles ? La Déferlante 8

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

Marie, 18 ans, est agressée chez elle par un inconnu cagoulé qui la ligote et la viole. Dès qu’elle dépose plainte, les policiers sont soup­çon­neux. Aucun élément matériel ne vient conforter son témoi­gnage. Et puis Marie est une enfant placée, dont la parole est jugée peu crédible. Elle subit donc un inter­ro­ga­toire féroce, répétant pendant plusieurs heures le récit de ce qu’elle a enduré… au point qu’elle finit par se contredire.

Cette histoire, qui a eu lieu aux États-Unis en 2008, a inspiré la série Unbelievable, diffusée sur Netflix en 2019. Un policier spé­cia­li­sé dans les violences sexuelles m’a confié avoir été « incapable de regarder le premier épisode en entier » : « Je pars toujours du principe qu’un·e plaignant·e franchit les portes d’un com­mis­sa­riat parce qu’il ou elle a été victime d’une infrac­tion. » On ne remet pas en question la parole d’un·e auto­mo­bi­liste qui vient déclarer le vol de son SUV. Alors pourquoi douter de celle des victimes de violences sexuelles ?

Malheureusement, la réaction de ce brigadier n’est pas la norme dans les rangs de la police et de la gen­dar­me­rie. L’ampleur du mouvement #DoublePeine en est l’illustration flagrante : lancé en octobre 2021 sur les réseaux sociaux, il dénonce le mauvais accueil réservé aux victimes de violences sexuelles dans les commissariats.

Les fausses allégations, un phénomène très minoritaire

Dans les centaines de témoi­gnages collectés par les ini­tia­trices du mouvement, l’ombre du discrédit plane sur la parole des plaignant·es. Un policier conseille à une victime de viol conjugal « de ne pas inventer des histoires la prochaine fois qu’elle se dispute avec son copain ». Un autre souffle le chaud et le froid avec une jeune femme qui dénonce un viol dans l’enfance, se montrant tantôt bien­veillant – « C’est grave, ce qu’il a fait » –, tantôt mora­li­sa­teur – « Vous portiez des soutifs ? Vous aviez quel style ves­ti­men­taire ? ». La plai­gnante raconte : « Ces chan­ge­ments d’attitude m’ont mise dans un état proche de la sidé­ra­tion. »

Pourtant, on ne gagne rien à pousser une victime dans ses retran­che­ments en lui posant quinze fois la même question : « Si on fait ça, elle va finir par se conformer à ce qu’elle pense qu’on attend d’elle », affirme ainsi Marylin Baldeck, direc­trice générale de l’Association euro­péenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).

C’est ce qui arrive à Marie dans Unbelievable. Elle finit par dire qu’elle a inventé son agression. L’enquête pour viol est classée sans suite. Plus grave, Marie est pour­sui­vie pour dénon­cia­tion d’un crime ima­gi­naire. Personne n’a été lésé par sa plainte, aucun suspect n’a été interrogé, mais les policiers n’ont pas aimé perdre leur temps. 

Pourtant, selon une étude publiée en 2012 par le National Sexual Violence Resource Center, l’une des grandes ONG états-uniennes de lutte contre les violences sexuelles, les fausses allé­ga­tions de violences sexuelles repré­sen­te­raient seulement entre 2 et 10 % des affaires de ce genre, sachant que du fait d’un manque de rigueur métho­do­lo­gique, la qua­li­fi­ca­tion de « fausse allé­ga­tion » mêle les accu­sa­tions insuf­fi­sam­ment carac­té­ri­sées avec celles déli­bé­ré­ment fausses.

Il faut changer les modalités d’audition des victimes

Dans le cas de Marie, tout aurait été différent si les enquê­teurs l’avaient crue. C’est d’ailleurs quand les poli­cières d’un autre État prennent au sérieux la parole de la victime d’un autre viol, commis trois ans plus tard, que le lien est fait avec l’affaire de Marie, et que le criminel est rattrapé.

Le fait d’accorder par principe du crédit à toute personne inter­ro­gée dans le cadre judi­ciaire, c’est ce que deux juges d’instruction, Serge Portelli et Sophie Clément, ont concep­tua­li­sé en 20011Sophie Clément et Serge Portelli, L’Interrogatoire, Sofiac éditions, 2001. en parlant de « crédit tem­po­raire de bonne foi ».

À leurs yeux, il s’agissait de dénoncer les mal­trai­tances aux­quelles étaient exposé·es les suspect·es lors d’un inter­ro­ga­toire : héritière d’un passé d’aveux arrachés sous la torture, l’institution judi­ciaire se montrait souvent plus animée par la violence que par la recherche de la vérité. L’AVFT a élargi le concept aux victimes. L’association milite pour que ce « crédit tem­po­raire de bonne foi » leur soit accordé comme une modalité d’audition destinée à les mettre en confiance et à obtenir le récit le plus complet possible. Il ne s’oppose pas à la pré­somp­tion d’innocence : ce sont deux notions qu’il faut articuler le temps de l’enquête.

Respecter les droits des victimes, ce n’est pas bafouer ceux des suspects. Durant l’audition d’une personne ayant porté plainte pour violences sexuelles, il ne s’agit donc pas seulement de bannir les inter­ven­tions culpa­bi­li­santes – « Est-ce que vous avez joui ? », « Pourquoi vous ne l’avez pas mordu ? » –, mais aussi de se concen­trer sur les questions qui vont réel­le­ment permettre de faire avancer l’enquête. D’identifier, par exemple, un rapport de domi­na­tion entre un·e salarié·e et son employeur·euse, une dépen­dance éco­no­mique entre une femme et son compagnon.

« Le problème, c’est le dés­in­té­rêt des enquê­trices et enquê­teurs pour ce type de dossiers qui mobi­lisent davantage la réflexion intel­lec­tuelle, la psy­cho­lo­gie que le terrain », déplore Marylin Baldeck. 

Peut-être serait-il temps que la prise en charge des violences sexuelles bénéficie, au sein de la police française, du prestige qui entoure par exemple la lutte anti­ter­ro­riste. C’est le cas à New York : là-bas, les violences sexuelles sont traitées par un service spé­cia­li­sé, au sein duquel il est possible de réaliser de belles carrières et d’être l’objet d’une impor­tante recon­nais­sance sociale. •

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    Sophie Clément et Serge Portelli, L’Interrogatoire, Sofiac éditions, 2001.
Marion Dubreuil

Journaliste judiciaire, elle documente les violences sexistes et sexuelles depuis sept ans, comme le procès pour viol de Tariq Ramadan ou celui de Christophe Ruggia. Depuis trois ans, elle est également dessinatrice judiciaire. Dans ce numéro, elle fait le récit du procès des violeurs de Mazan. Voir tous ses articles

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