« Il est fondamental de trouver d’autres manières d’aimer »

Apparue dans les années 1970, la critique de l’hétérosexualité revient fortement dans les débats actuels. Comment concilier arran­ge­ments intimes avec les hommes et lutte contre le patriar­cat ? La cher­cheuse cana­dienne Stéphanie Mayer, autrice d’une thèse sur le sujet et associée à la chaire en éthique féministe à l’université Trois-Rivières au Québec, revient sur ces débats et incite à sortir d’une hété­ro­sexua­li­té normée, pour trans­for­mer ces relations en amours plus épa­nouis­santes et plus justes.
Publié le 21 juin 2023

À quand remonte la pro­blé­ma­ti­sa­tion de l’hétérosexualité ?

Avant les années 1970, les fémi­nistes avaient réfléchi aux ins­ti­tu­tions qui accom­pagnent la vie intime (mariage, repro­duc­tion…) du point de vue des droits. La dimension maté­rielle de l’hétérosexualité était tenue pour acquise, c’était une norme sociale. Mais dans les années 1970, des deux côtés de l’Atlantique, un contexte rend possible une réflexion critique sur l’hétérosexualité, avec par exemple un mouvement de libé­ra­tion des les­biennes et de grandes enquêtes qui per­mettent de com­prendre que la sexualité est une construc­tion sociale. Au sein même du féminisme, on s’interroge sur des questions très intimes : viol, sexualité, orgasme, violences… La réflexion sur l’hétérosexualité partant du constat que « le privé est politique » s’accompagne d’une montée en visi­bi­li­té des les­biennes au sein du mouvement. Les premières fémi­nistes radicales inter­rogent la violence et la domi­na­tion dans la sphère intime, mais des les­biennes vont pointer, dès 1972 la dimension hété­ro­cen­trée d’une certaine com­pré­hen­sion de la vie intime, de la violence et de la conju­ga­li­té. L’autrice lesbienne Adrienne Rich¹ , par exemple, va penser l’hétérosexualité comme une ins­ti­tu­tion sociale qui contraint toutes les femmes et s’articule avec le travail domes­tique, la sexualité, le rapport aux émotions, etc. Monique Wittig², lesbienne elle aussi, va plutôt en parler comme d’un régime politique duquel il faut s’extraire.

Quelle dif­fé­rence entre l’institution et le régime politique ?

Rich pense l’hétérosexualité comme une ins­ti­tu­tion du système patriar­cal parmi d’autres, à l’instar de la maternité par exemple. Wittig, elle, considère que c’est un système politique dominant, un régime tota­li­sant, qui recouvre toutes les dimen­sions de la société. La dif­fé­rence majeure, c’est leur objet de lutte. Les les­biennes fémi­nistes (ou fémi­nistes radicales) consi­dèrent, avec Rich, que le cœur du problème est le patriar­cat, tandis que les les­biennes radicales, comme Wittig, estiment que c’est le régime hété­ro­sexuel qui doit être aboli.

À cette époque, on se rend compte que ce sont les relations intimes avec les hommes qui posent problème. Aujourd’hui encore, l’hétérosexualité demeure un lieu aigu et indi­vi­duel de l’expérience du patriar­cat, de la domi­na­tion et de l’exploitation des hommes sur les femmes. Pour Rich, l’hétérosexualité est un sub­ter­fuge du patriar­cat. Et à partir du moment où on a conscience de cela, ce qui apparaît chez les fémi­nistes radicales, c’est le choix entre pour­suivre ces relations intimes avec les hommes ou y mettre fin.

Les les­biennes, fémi­nistes ou radicales, poussent les fémi­nistes hété­ro­sexuelles ou bisexuelles dans leurs derniers retranchements…

Bien sûr. On ne peut pas nier que les hommes ont des rapports de domi­na­tion et de violence sur les femmes, sur les plans sexuel, amoureux, domes­tique, éco­no­mique, etc. La pro­blé­ma­ti­sa­tion de l’hétérosexualité oblige les hétéros à passer de cette analyse macro­so­ciale, c’est-à-dire consi­dé­rer que les hommes, en tant que groupe social, nuisent aux femmes, à une analyse micro­so­ciale sur la personne qui partage leur vie.

Ces réflexions obligent les hétéros à visi­bi­li­ser contra­dic­tions et conces­sions. Tout ce à quoi on participe consciem­ment ou non, tous les processus par lesquels on légitime, on explique, on justifie… Cette obli­ga­tion de conscience critique continue par rapport à soi-même, c’est certes fatigant, mais c’est recon­naître que la manière dont l’hétérosexualité est organisée, reste pro­blé­ma­tique. Il faut trouver d’autres manières d’aimer et d’être en relation.

Une solution serait donc de « sortir de l’hétérosexualité » : est-ce à dire devenir lesbienne ?

Je pense que c’est une inter­pré­ta­tion trop littérale de cette pro­po­si­tion théorique. Personne ne dit ça, hormis les écrits les plus radicaux comme Love Your Enemy ?³ ou ceux de l’universitaire bri­tan­nique Sheila Jeffreys⁴. Il n’y a pas cette injonc­tion frontale de choisir, plutôt de recon­naître que l’hétérosexualité est une expé­rience indi­vi­duelle aiguë, qui maintient les inéga­li­tés de façon continue entre les hommes et les femmes. Sortir de l’hétérosexualité est une voie de sortie – une parmi tant d’autres. Il faut aussi se souvenir du contexte dans lequel ces pensées ont émergé, où l’on adhère à une concep­tion révo­lu­tion­naire du chan­ge­ment social et une vision de l’utopie « ici et main­te­nant », et qu’elles s’inscrivent donc dans la volonté de créer autre chose dès maintenant.

Après cela, l’opposition s’est cris­tal­li­sée : pour les fémi­nistes hétéros, seule la dimension négative de la sexualité ou de la vie amoureuse hété­ro­sexuelle était exposée. Lynne Segal⁵, uni­ver­si­taire aus­tra­lienne et militante féministe socia­liste, dit par exemple qu’il faut penser « les » hété­ro­sexua­li­tés, car toutes les expé­riences sont dif­fé­rentes. Ce sont deux registres de réflexion qui s’opposent : d’un côté l’analyse macro­so­ciale et, de l’autre, les dif­fé­rentes expé­riences indi­vi­duelles qui sont plus complexes, plus nuancées…

Le problème, comme vous l’écrivez, c’est qu’il « persiste un doute quant à la capacité critique et agentive des femmes hété­ro­sexuelles », c’est-à-dire leur capacité à agir pour rendre leurs relations plus égalitaires

La position des hétéros pose problème, car elles sont dans un rapport hié­rar­chique avec les hommes, main­tiennent ces relations dans l’intimité et, dans une pers­pec­tive queer, restent les plus hégé­mo­niques au plan de l’identification de sexe, de genre et de sexualité. Puisqu’elles sont dans la fonction la plus normative, il y a comme un doute sur leur agen­ti­vi­té. Le gros problème, c’est qu’on parle de l’hétérosexualité seulement au plan de l’amour et de la sexualité. Or les les­biennes radicales l’ont théorisé comme un système social, qu’il faut donc déplier au complet. Ce qui implique d’examiner sa propre socia­li­sa­tion, ses rapports de séduction, le travail domes­tique, les pro­prié­tés maté­rielles, le continuum des violences misogynes, l’éducation des enfants… C’est tout le rapport à la vie qui est condi­tion­né par le fait d’être en relation avec un homme. C’est ça qu’il faut trans­for­mer. C’est pour ça que les hétéros sont centrales dans la trans­for­ma­tion de l’hétérosexualité. Or, si elles se consi­dèrent actives dans la trans­for­ma­tion de leur vie intime, elles disent cependant très peu – quasiment rien – sur ce qu’elles font au quotidien. Et je fais par ailleurs l’hypothèse qu’elles n’auraient pas développé des réflexions aussi critiques si elles n’avaient pas été mises au pied du mur par les lesbiennes.


« Cinquante ans d’études fémi­nistes docu­mentent les pièges, les dangers, mais on tombe dedans quand même »


 

Les femmes hétéros n’ont donc proposé aucun moyen de trans­for­ma­tion sociale ?

Parmi les choses inté­res­santes que suggèrent les fémi­nistes hété­ro­sexuelles, il y a la guérilla quo­ti­dienne, proposé par la militante Emmanuèle de Lesseps⁶, mais aussi le célibat, c’est-à-dire dé-hiérarchiser l’importance du couple. Ou arrêter de cohabiter. Ça demande évi­dem­ment des condi­tions éco­no­miques et sociales par­ti­cu­lières, mais c’est une alter­na­tive. Ou bien ne pas avoir d’enfant. Ce qui est inté­res­sant, dans ces trois pistes, c’est qu’il s’agit de ruptures qui s’éloignent d’une posture normative. Tout ça demande une force d’action indi­vi­duelle, parce qu’on agit très peu col­lec­ti­ve­ment dans la sphère intime : on se démerde toute seule ! On a besoin d’écrire une grammaire des luttes dans l’intime : comment faire autrement ? Il y a cinquante ans d’études fémi­nistes qui docu­mentent les pièges, les dangers, mais on tombe dedans quand même. C’est beau de clamer qu’on va changer l’hétérosexualité de l’intérieur, mais ça ne se fera pas sans politique – et ça implique de se disputer…

Pourquoi la dispute est-elle cruciale ?

J’aime mieux le terme « conflit », qui est plus politique. Les conflits existent dans la sphère intime, mais on les perçoit comme des désa­gré­ments indi­vi­duels, et non comme des conflits poli­tiques, à l’inverse de la sphère publique ! Et surtout, on n’ose pas en provoquer plus et être « rabat-joie », comme dirait l’universitaire anglo-australienne Sara Ahmed ⁷. Sauf qu’un des défis majeurs du conflit, c’est d’abord être celle qui le déclenche. C’est difficile. Objectivement, cela signifie se mettre au travail. Des études montrent que les hommes ne pro­voquent que très rarement les conflits, comme s’ils n’étaient jamais au courant de ce qui ne se passe pas bien dans la relation ! Pourtant on peut faire l’hypothèse que l’hétérosexualité va demeurer un mode rela­tion­nel et d’être ensemble, en tout cas à court ou moyen terme. Mais elle a besoin d’être plus épa­nouis­sante et plus juste. Donc apprendre à se disputer, à donner un sens politique au conflit, oser en créer de nouveaux, ça suppose un enga­ge­ment mutuel plus fort qu’on ne pourrait le supposer. Car contrai­re­ment à la vie politique publique, dans une relation, on n’est pas condamné·es à vivre ensemble ! On peut toujours s’en aller. Mais si on part du principe que la relation peut être trans­for­mée sur la base d’un enga­ge­ment mutuel à l’égard de l’égalité, ça demande beaucoup d’humilité, d’écoute et de courage. Très peu de gens y par­viennent. Pourtant, si tout le monde prend plus de res­pon­sa­bi­li­tés, il y aura plus d’égalité, d’attention, de bien­veillance et de soli­da­ri­té. Ça s’arrime à une trans­for­ma­tion beaucoup plus globale de la société.

On manque aussi de moyens de pression, sauf la menace de partir ?

C’est vrai qu’il y a une espèce de quitte ou double : soit tu restes insa­tis­faite, soit tu t’en vas. L’autrice aus­tra­lienne Denise Thompson⁸ écrit qu’au tournant des années 1990 les hété­ro­sexuelles qui pro­blé­ma­ti­saient l’hétérosexualité ont arrêté de tra­vailler dessus, au plan socio­lo­gique, et sont toutes devenues les­biennes. Ce qui est étran­ge­ment proche de mon propre récit : j’ai commencé ma thèse⁹ en étant en couple avec un homme, je l’ai finie en étant avec une femme. Dès lors qu’on cesse de vivre en relation intime avec les hommes, il y a objec­ti­ve­ment quelque chose qui change. Pas néces­sai­re­ment et uni­que­ment pour le mieux, mais c’est différent et, à plein d’égards, plus simple. Je ne le com­pre­nais pas avant de l’avoir expérimenté.

Pour reprendre les mots de l’anthropologue féministe française Nicole-Claude Mathieu ¹⁰, on consent à certaines choses parce qu’on cède sur plein de terrains, d’une certaine manière. En revanche, accepter poli­ti­que­ment que tout le monde cède, c’est accepter que les choses ne chan­ge­ront pas. Il y a des fémi­nistes, ici au Québec, qui s’étendent sur l’inégalité de la charge mentale en contexte hété­ro­sexuel. Moi je réponds : « Et vous vous fâchez quand ? Quand est-ce que vous vous dites qu’il y a quelqu’un de res­pon­sable de cette inégalité, et que c’est votre conjoint ? » Mais beaucoup de femmes hétéros ne savent pas comment faire autrement. Au fond, on manque d’imagination. Mais l’égalité, c’est une véri­fi­ca­tion continue à tous les moments de la vie. On travaille sur la démo­cra­tie, pourquoi pas sur la vie de couple ? Le problème de l’amour, c’est qu’il magnifie la relation. C’est la promesse. Mais l’hétérosexualité est un mode de relation sociale comme les autres.


« Le problème de l’amour, c’est qu’il magnifie la relation. C’est la promesse. Mais l’hé­té­ro­sexua­li­té est un mode de relation sociale comme les autres »


 

Cette inertie s’explique-t-elle par une natu­ra­li­sa­tion de l’hétérosexualité ?

L’hétérosexualité est his­to­ri­ci­sée et cultu­rel­le­ment orientée. Mais c’est cer­tai­ne­ment la dimension natu­ra­li­sée de la com­plé­men­ta­ri­té qui est struc­tu­rante dans l’hétérosexualité, et qui nous rend inca­pables d’imaginer comment faire autrement. La com­plé­men­ta­ri­té au sens de la dif­fé­rence, qui permet de tout expliquer et légitimer. Comment changer le rapport à la sphère intime ? Comment être en relation autrement ? On pourrait penser en termes de pluralité, comme on penserait la démo­cra­tie. Et c’est là le rôle fon­da­men­tal de l’éducation et de la socialisation.

Comment agir en soli­da­ri­té féministe entre femmes hétéros, les­biennes, bies, pans ¹¹, asexuelles… ?

L’intime est la dimension où on a le plus de dif­fi­cul­tés à créer de la soli­da­ri­té. Mais elle se crée si l’on dépasse le jugement des expé­riences de chacune. Il y a encore beaucoup d’incompréhensions, de préjugés ou de postures cari­ca­tu­rales, mais je pense qu’il y a aussi beaucoup de lieux de conver­gence : comment défaire la domi­na­tion, la pos­ses­sion, comment penser la cores­pon­sa­bi­li­té rela­tion­nelle… On a besoin d’outils concrets, de plus de partage, de mise en commun de ce qui fonc­tionne ou pas, de conseils les conflits. Ça béné­fi­cie­rait à tout le monde ! L’objectif n’est pas juste du déve­lop­pe­ment personnel, c’est comment être meilleur·es en relation, plus bienveillant·es et plus soli­daires, moins dominant·es pour permettre à chacun·e d’être plus aimé·e. •

Propos recueillis par Nora Bouazzouni

1. « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles Questions fémi­nistes, no 1, 1981

2. La Pensée straight, Éditions Amsterdam, 2007.

3. Love Your Enemy? The Debate Between Heterosexual Feminism and Political Lesbianism, pamphlet rédigé par The Leeds Revolutionary Feminists et publié en 1981 à Londres par Onlywomen Press.

4. Féministe radicale lesbienne, ses travaux portent notamment sur la théorie queer et l’industrie mode-beauté. Elle exprime par ailleurs, depuis la fin des années 1990, des positions ouver­te­ment trans­phobes Anticlimax.

5. Lynne Segal, « Feminist Sexual Politics and the Heterosexual Predicament », dans New Sexual Agendas, Lynne Segal (dir.), Macmillan, 1997.

6. Écrivaine et tra­duc­trice française, elle a milité au MLF, signé le « manifeste des 343 » et cofondé, en 1977, la revue Questions fémi­nistes. En 1980, elle signe « Hétérosexualité et féminisme » dans le no 7 de la revue.

7. Figure de la phé­no­mé­no­lo­gie queer, ses ouvrages portent aussi sur la critical race theory et le post­co­lo­nia­lisme. Elle a coécrit l’article « Les rabat-joie fémi­nistes (et autres sujets obstinés) » dans les Cahiers du Genre, no 53, 2012.

8. Denise Thompson, « Against the Dividing of Women: Lesbian Feminism and Heterosexuality », dans Heterosexuality. A Feminism and Psychology Reader, Sue Wilkinson et Celia Kitzinger (dirs.), SAGE Publications, 1993.

9. Autrice, en 2018, d’une thèse intitulée « Regards fémi­nistes sur l’hétérosexualité contem­po­raine occi­den­tale. Essai sur le dis­po­si­tif hété­ro­sexuel et ses limites pour l’égalité et la liberté des femmes. »

10. L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthro­po­lo­gie des sexes, Nicole-Claude Mathieu (dir.), Cahiers de l’Homme, 1985.

11. La pan­sexua­li­té est l’attirance pour d’autres personnes quelle que soit leur expres­sion de genre.

 

S’aimer : pour une libération des sentiments

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°4. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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