À quand remonte la problématisation de l’hétérosexualité ?
Avant les années 1970, les féministes avaient réfléchi aux institutions qui accompagnent la vie intime (mariage, reproduction…) du point de vue des droits. La dimension matérielle de l’hétérosexualité était tenue pour acquise, c’était une norme sociale. Mais dans les années 1970, des deux côtés de l’Atlantique, un contexte rend possible une réflexion critique sur l’hétérosexualité, avec par exemple un mouvement de libération des lesbiennes et de grandes enquêtes qui permettent de comprendre que la sexualité est une construction sociale. Au sein même du féminisme, on s’interroge sur des questions très intimes : viol, sexualité, orgasme, violences… La réflexion sur l’hétérosexualité partant du constat que « le privé est politique » s’accompagne d’une montée en visibilité des lesbiennes au sein du mouvement. Les premières féministes radicales interrogent la violence et la domination dans la sphère intime, mais des lesbiennes vont pointer, dès 1972 la dimension hétérocentrée d’une certaine compréhension de la vie intime, de la violence et de la conjugalité. L’autrice lesbienne Adrienne Rich¹ , par exemple, va penser l’hétérosexualité comme une institution sociale qui contraint toutes les femmes et s’articule avec le travail domestique, la sexualité, le rapport aux émotions, etc. Monique Wittig², lesbienne elle aussi, va plutôt en parler comme d’un régime politique duquel il faut s’extraire.
Quelle différence entre l’institution et le régime politique ?
Rich pense l’hétérosexualité comme une institution du système patriarcal parmi d’autres, à l’instar de la maternité par exemple. Wittig, elle, considère que c’est un système politique dominant, un régime totalisant, qui recouvre toutes les dimensions de la société. La différence majeure, c’est leur objet de lutte. Les lesbiennes féministes (ou féministes radicales) considèrent, avec Rich, que le cœur du problème est le patriarcat, tandis que les lesbiennes radicales, comme Wittig, estiment que c’est le régime hétérosexuel qui doit être aboli.
À cette époque, on se rend compte que ce sont les relations intimes avec les hommes qui posent problème. Aujourd’hui encore, l’hétérosexualité demeure un lieu aigu et individuel de l’expérience du patriarcat, de la domination et de l’exploitation des hommes sur les femmes. Pour Rich, l’hétérosexualité est un subterfuge du patriarcat. Et à partir du moment où on a conscience de cela, ce qui apparaît chez les féministes radicales, c’est le choix entre poursuivre ces relations intimes avec les hommes ou y mettre fin.
Les lesbiennes, féministes ou radicales, poussent les féministes hétérosexuelles ou bisexuelles dans leurs derniers retranchements…
Bien sûr. On ne peut pas nier que les hommes ont des rapports de domination et de violence sur les femmes, sur les plans sexuel, amoureux, domestique, économique, etc. La problématisation de l’hétérosexualité oblige les hétéros à passer de cette analyse macrosociale, c’est-à-dire considérer que les hommes, en tant que groupe social, nuisent aux femmes, à une analyse microsociale sur la personne qui partage leur vie.
Ces réflexions obligent les hétéros à visibiliser contradictions et concessions. Tout ce à quoi on participe consciemment ou non, tous les processus par lesquels on légitime, on explique, on justifie… Cette obligation de conscience critique continue par rapport à soi-même, c’est certes fatigant, mais c’est reconnaître que la manière dont l’hétérosexualité est organisée, reste problématique. Il faut trouver d’autres manières d’aimer et d’être en relation.
Une solution serait donc de « sortir de l’hétérosexualité » : est-ce à dire devenir lesbienne ?
Je pense que c’est une interprétation trop littérale de cette proposition théorique. Personne ne dit ça, hormis les écrits les plus radicaux comme Love Your Enemy ?³ ou ceux de l’universitaire britannique Sheila Jeffreys⁴. Il n’y a pas cette injonction frontale de choisir, plutôt de reconnaître que l’hétérosexualité est une expérience individuelle aiguë, qui maintient les inégalités de façon continue entre les hommes et les femmes. Sortir de l’hétérosexualité est une voie de sortie – une parmi tant d’autres. Il faut aussi se souvenir du contexte dans lequel ces pensées ont émergé, où l’on adhère à une conception révolutionnaire du changement social et une vision de l’utopie « ici et maintenant », et qu’elles s’inscrivent donc dans la volonté de créer autre chose dès maintenant.
Après cela, l’opposition s’est cristallisée : pour les féministes hétéros, seule la dimension négative de la sexualité ou de la vie amoureuse hétérosexuelle était exposée. Lynne Segal⁵, universitaire australienne et militante féministe socialiste, dit par exemple qu’il faut penser « les » hétérosexualités, car toutes les expériences sont différentes. Ce sont deux registres de réflexion qui s’opposent : d’un côté l’analyse macrosociale et, de l’autre, les différentes expériences individuelles qui sont plus complexes, plus nuancées…
Le problème, comme vous l’écrivez, c’est qu’il « persiste un doute quant à la capacité critique et agentive des femmes hétérosexuelles », c’est-à-dire leur capacité à agir pour rendre leurs relations plus égalitaires
La position des hétéros pose problème, car elles sont dans un rapport hiérarchique avec les hommes, maintiennent ces relations dans l’intimité et, dans une perspective queer, restent les plus hégémoniques au plan de l’identification de sexe, de genre et de sexualité. Puisqu’elles sont dans la fonction la plus normative, il y a comme un doute sur leur agentivité. Le gros problème, c’est qu’on parle de l’hétérosexualité seulement au plan de l’amour et de la sexualité. Or les lesbiennes radicales l’ont théorisé comme un système social, qu’il faut donc déplier au complet. Ce qui implique d’examiner sa propre socialisation, ses rapports de séduction, le travail domestique, les propriétés matérielles, le continuum des violences misogynes, l’éducation des enfants… C’est tout le rapport à la vie qui est conditionné par le fait d’être en relation avec un homme. C’est ça qu’il faut transformer. C’est pour ça que les hétéros sont centrales dans la transformation de l’hétérosexualité. Or, si elles se considèrent actives dans la transformation de leur vie intime, elles disent cependant très peu – quasiment rien – sur ce qu’elles font au quotidien. Et je fais par ailleurs l’hypothèse qu’elles n’auraient pas développé des réflexions aussi critiques si elles n’avaient pas été mises au pied du mur par les lesbiennes.
« Cinquante ans d’études féministes documentent les pièges, les dangers, mais on tombe dedans quand même »
Les femmes hétéros n’ont donc proposé aucun moyen de transformation sociale ?
Parmi les choses intéressantes que suggèrent les féministes hétérosexuelles, il y a la guérilla quotidienne, proposé par la militante Emmanuèle de Lesseps⁶, mais aussi le célibat, c’est-à-dire dé-hiérarchiser l’importance du couple. Ou arrêter de cohabiter. Ça demande évidemment des conditions économiques et sociales particulières, mais c’est une alternative. Ou bien ne pas avoir d’enfant. Ce qui est intéressant, dans ces trois pistes, c’est qu’il s’agit de ruptures qui s’éloignent d’une posture normative. Tout ça demande une force d’action individuelle, parce qu’on agit très peu collectivement dans la sphère intime : on se démerde toute seule ! On a besoin d’écrire une grammaire des luttes dans l’intime : comment faire autrement ? Il y a cinquante ans d’études féministes qui documentent les pièges, les dangers, mais on tombe dedans quand même. C’est beau de clamer qu’on va changer l’hétérosexualité de l’intérieur, mais ça ne se fera pas sans politique – et ça implique de se disputer…
Pourquoi la dispute est-elle cruciale ?
J’aime mieux le terme « conflit », qui est plus politique. Les conflits existent dans la sphère intime, mais on les perçoit comme des désagréments individuels, et non comme des conflits politiques, à l’inverse de la sphère publique ! Et surtout, on n’ose pas en provoquer plus et être « rabat-joie », comme dirait l’universitaire anglo-australienne Sara Ahmed ⁷. Sauf qu’un des défis majeurs du conflit, c’est d’abord être celle qui le déclenche. C’est difficile. Objectivement, cela signifie se mettre au travail. Des études montrent que les hommes ne provoquent que très rarement les conflits, comme s’ils n’étaient jamais au courant de ce qui ne se passe pas bien dans la relation ! Pourtant on peut faire l’hypothèse que l’hétérosexualité va demeurer un mode relationnel et d’être ensemble, en tout cas à court ou moyen terme. Mais elle a besoin d’être plus épanouissante et plus juste. Donc apprendre à se disputer, à donner un sens politique au conflit, oser en créer de nouveaux, ça suppose un engagement mutuel plus fort qu’on ne pourrait le supposer. Car contrairement à la vie politique publique, dans une relation, on n’est pas condamné·es à vivre ensemble ! On peut toujours s’en aller. Mais si on part du principe que la relation peut être transformée sur la base d’un engagement mutuel à l’égard de l’égalité, ça demande beaucoup d’humilité, d’écoute et de courage. Très peu de gens y parviennent. Pourtant, si tout le monde prend plus de responsabilités, il y aura plus d’égalité, d’attention, de bienveillance et de solidarité. Ça s’arrime à une transformation beaucoup plus globale de la société.
On manque aussi de moyens de pression, sauf la menace de partir ?
C’est vrai qu’il y a une espèce de quitte ou double : soit tu restes insatisfaite, soit tu t’en vas. L’autrice australienne Denise Thompson⁸ écrit qu’au tournant des années 1990 les hétérosexuelles qui problématisaient l’hétérosexualité ont arrêté de travailler dessus, au plan sociologique, et sont toutes devenues lesbiennes. Ce qui est étrangement proche de mon propre récit : j’ai commencé ma thèse⁹ en étant en couple avec un homme, je l’ai finie en étant avec une femme. Dès lors qu’on cesse de vivre en relation intime avec les hommes, il y a objectivement quelque chose qui change. Pas nécessairement et uniquement pour le mieux, mais c’est différent et, à plein d’égards, plus simple. Je ne le comprenais pas avant de l’avoir expérimenté.
Pour reprendre les mots de l’anthropologue féministe française Nicole-Claude Mathieu ¹⁰, on consent à certaines choses parce qu’on cède sur plein de terrains, d’une certaine manière. En revanche, accepter politiquement que tout le monde cède, c’est accepter que les choses ne changeront pas. Il y a des féministes, ici au Québec, qui s’étendent sur l’inégalité de la charge mentale en contexte hétérosexuel. Moi je réponds : « Et vous vous fâchez quand ? Quand est-ce que vous vous dites qu’il y a quelqu’un de responsable de cette inégalité, et que c’est votre conjoint ? » Mais beaucoup de femmes hétéros ne savent pas comment faire autrement. Au fond, on manque d’imagination. Mais l’égalité, c’est une vérification continue à tous les moments de la vie. On travaille sur la démocratie, pourquoi pas sur la vie de couple ? Le problème de l’amour, c’est qu’il magnifie la relation. C’est la promesse. Mais l’hétérosexualité est un mode de relation sociale comme les autres.
« Le problème de l’amour, c’est qu’il magnifie la relation. C’est la promesse. Mais l’hétérosexualité est un mode de relation sociale comme les autres »
Cette inertie s’explique-t-elle par une naturalisation de l’hétérosexualité ?
L’hétérosexualité est historicisée et culturellement orientée. Mais c’est certainement la dimension naturalisée de la complémentarité qui est structurante dans l’hétérosexualité, et qui nous rend incapables d’imaginer comment faire autrement. La complémentarité au sens de la différence, qui permet de tout expliquer et légitimer. Comment changer le rapport à la sphère intime ? Comment être en relation autrement ? On pourrait penser en termes de pluralité, comme on penserait la démocratie. Et c’est là le rôle fondamental de l’éducation et de la socialisation.
Comment agir en solidarité féministe entre femmes hétéros, lesbiennes, bies, pans ¹¹, asexuelles… ?
L’intime est la dimension où on a le plus de difficultés à créer de la solidarité. Mais elle se crée si l’on dépasse le jugement des expériences de chacune. Il y a encore beaucoup d’incompréhensions, de préjugés ou de postures caricaturales, mais je pense qu’il y a aussi beaucoup de lieux de convergence : comment défaire la domination, la possession, comment penser la coresponsabilité relationnelle… On a besoin d’outils concrets, de plus de partage, de mise en commun de ce qui fonctionne ou pas, de conseils les conflits. Ça bénéficierait à tout le monde ! L’objectif n’est pas juste du développement personnel, c’est comment être meilleur·es en relation, plus bienveillant·es et plus solidaires, moins dominant·es pour permettre à chacun·e d’être plus aimé·e. •
Propos recueillis par Nora Bouazzouni
1. « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles Questions féministes, no 1, 1981
2. La Pensée straight, Éditions Amsterdam, 2007.
3. Love Your Enemy? The Debate Between Heterosexual Feminism and Political Lesbianism, pamphlet rédigé par The Leeds Revolutionary Feminists et publié en 1981 à Londres par Onlywomen Press.
4. Féministe radicale lesbienne, ses travaux portent notamment sur la théorie queer et l’industrie mode-beauté. Elle exprime par ailleurs, depuis la fin des années 1990, des positions ouvertement transphobes Anticlimax.
5. Lynne Segal, « Feminist Sexual Politics and the Heterosexual Predicament », dans New Sexual Agendas, Lynne Segal (dir.), Macmillan, 1997.
6. Écrivaine et traductrice française, elle a milité au MLF, signé le « manifeste des 343 » et cofondé, en 1977, la revue Questions féministes. En 1980, elle signe « Hétérosexualité et féminisme » dans le no 7 de la revue.
7. Figure de la phénoménologie queer, ses ouvrages portent aussi sur la critical race theory et le postcolonialisme. Elle a coécrit l’article « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) » dans les Cahiers du Genre, no 53, 2012.
8. Denise Thompson, « Against the Dividing of Women: Lesbian Feminism and Heterosexuality », dans Heterosexuality. A Feminism and Psychology Reader, Sue Wilkinson et Celia Kitzinger (dirs.), SAGE Publications, 1993.
9. Autrice, en 2018, d’une thèse intitulée « Regards féministes sur l’hétérosexualité contemporaine occidentale. Essai sur le dispositif hétérosexuel et ses limites pour l’égalité et la liberté des femmes. »
10. L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Nicole-Claude Mathieu (dir.), Cahiers de l’Homme, 1985.
11. La pansexualité est l’attirance pour d’autres personnes quelle que soit leur expression de genre.