Quand les victimes se décident enfin à parler, le principal frein à leur prise en charge psychologique et judiciaire est l’indifférence, ou la minimisation de leur parole, ce qui favorise l’impunité – et donc l’absence de prise en charge – des agresseurs.
Lorsque des scènes d’agression sont découvertes sur le vif, certains parents, aveuglés et démunis, nient l’événement, ou blâment la victime. Virginie* (voir son arbre généalogique ci-dessous), 61 ans, originaire de Bretagne m’a raconté avoir été agressée non seulement, par son oncle, mais aussi par son frère de cinq ans son aîné. Elle a vu sa parole muselée en une seule phrase : « “Attention, à ce que vous faites, vous deux”, m’a dit ma mère quand elle est entrée dans la chambre lors de la première agression. Elle m’a incluse, a fermé la porte et elle est partie. Elle m’a abandonnée, et ce jour-là j’ai compris que plus personne ne me protégerait. » Même fonctionnement chez Mathieu. Sa mère, elle-même victime de son frère dans l’enfance et abandonnée par ses parents, était au courant des agressions en cascade commises ou subies par ses enfants : « Ma mère savait. Un jour, elle nous avait surpris et avait dit : “Rhabillez-vous.” Ça la mettait trop mal à l’aise, le lien avec ses enfants était entaché de son traumatisme. »
Arbre généalogique de Virginie, 61 ans. Cet arbre généalogique est inspiré de ceux publiés par Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations. Ils montrent, comme l’explique l’anthropologue que « l’inceste survient dans une famille où il est toujours déjà là ». Les morts prématurées y sont également représentées puisque « la surmortalité d’adultes et d’enfants de la famille est une caractéristique de la famille incestueuse ».
Les parents peuvent aussi inconsciemment avoir recours à la honte sociale comme mécanisme de silenciation. Swan* a 30 ans, habite à Marseille et nous échangeons en visio. Iel avait oublié les agressions subies. C’est son grand frère qui, en janvier 2020, lui raconte comment, à 11 ans, il a tenté de violer Swan, alors âgé·e de 5 ans. Par la suite, les agressions envers Swan ont continué, de la part de son frère mais aussi de cousins. « Mon frère se souvient du jour où il a commencé à porter en lui l’héritage de l’inceste, raconte Swan. Il avait une dizaine d’années. Lors d’un anniversaire, une copine et lui “jouaient au docteur”, et ma mère a envoyé tout le monde ouvrir la porte de la chambre. Mêlé à la honte autour de la sexualité, il a ressenti le plein pouvoir et l’impunité, ce qui a aussi été fondateur pour ce qui s’est passé après. Ma mère, elle-même incestée par son propre père, a paniqué. Elle a “réagi”, plus qu’“agi”. »
Pour conserver la cohésion de la famille, la plupart de ses membres – y compris la victime, prise dans des émotions contradictoires – s’obstinent généralement à continuer à vivre comme si de rien n’était. Aux fêtes de famille, Louise a continué à côtoyer le fameux « cousin préféré » et à « jouer le jeu de la famille parfaite ». « C’était de plus en plus dur, j’avais envie de vomir. » Jusqu’à 2019, Jessica s’est rendue dans sa famille pour Noël. Le cousin était là. « Son odeur, sa posture, c’était horrible à vivre. Après, j’ai eu des pulsions de suicide. » L’absence de réaction de l’entourage est un préjudice majeur.
Dans ma famille, il existe plusieurs cas d’inceste. Parmi eux, celui de mon frère, agressé par un autre de nos cousins plus âgé, quand il avait entre 7 et 8 ans. Malgré la révélation des faits dès l’âge de 9 ans, il a passé son enfance à le côtoyer. Quand j’ai moi-même parlé à mes parents, en 2020, mon père a continué à serrer la main de Maurice lors des réunions de famille, avant d’arrêter à ma demande. Et l’une de mes cousines m’a dit : « Je ne veux pas prendre parti. » Ces attitudes de soi-disant statu quo font le lit de l’agresseur. « Être neutre, c’est être du côté du loup », résume le juge Édouard Durand. « Force est de constater que la légitimité de l’incesteur, alliée à l’aveuglement sur l’inceste, est plus puissante que l’amour qu’on porte […] à son enfant et qui supposerait qu’on le protège des abus sexuels », écrit Dorothée Dussy.
« Dans la plupart des cas, la victime est considérée comme étant la fauteuse de troubles, et c’est à elle qu’on en veut d’avoir détruit la famille », remarque la coprésidente de la Ciivise, Nathalie Mathieu. Dans ces conditions, l’enfant agresseur (devenu adulte ou pas) a un boulevard devant lui, comme cet oncle de 15 ans, qui a agressé sexuellement son neveu qui en avait 4. L’avocate Anne Bouillon a défendu les parents de la victime : « Le père de l’enfant a rompu avec son frère, mais les grands-parents ont pris parti pour leur fils mineur auteur, considérant que c’était regrettable mais qu’on pouvait s’arranger “entre nous”. Tout se passe comme si on n’était pas dans le champ infractionnel. À l’audience, le mineur auteur a voulu faire passer ses actes sur le compte du “J’ai dérapé, mais ce n’est pas si grave”. C’est une violence supplémentaire, car les victimes attendent qu’il n’y ait pas de tergiversations sur le fait qu’il y a un auteur et une victime. C’est ça qui remet le monde à l’endroit. »
Quand rien n’a été fait par les parents dans l’enfance, la plupart des victimes d’inceste par mineur ne portent pas plainte (2). Cela peut sembler « décalé » : « Leurs attentes sont souvent davantage de l’ordre d’un désir de réaction et de reconnaissance parentales et familiales que de punition juridique de l’agresseur », souligne la psychologue Anne Schwartzweber. Beaucoup de victimes refusent de se confronter à une justice qui peut s’avérer violente. Ainsi, Laurent Boyet, lui-même capitaine de police, n’a jamais poursuivi son frère : « Je suis lucide, beaucoup de mes collègues ne savent pas recevoir les victimes. »
Manque de structures de prise en charge des victimes
Le jour de ses 40 ans, Virginie s’est rendue chez une avocate, qui lui a dit : « Il y a prescription et de toute façon, je vous déconseille la voie judiciaire, c’est épouvantable. » Membre de l’Association d’action, de recherche et d’échange entre les victimes d’inceste (Arevi), elle tient à témoigner dans cette enquête mais l’anonymat est vital pour elle. En l’absence de preuves et de plainte, elle redoute l’attaque en diffamation.
Jessica a pour sa part fait le choix de déposer plainte contre ses agresseurs en janvier 2018, plus de dix-sept ans après les faits et n’a depuis aucune nouvelle de la justice. Dans la grande machine judiciaire, l’inceste des mineur·es est relégué au rang de sous-inceste. « Comme partout ailleurs, les juridictions peuvent être pétries de biais cognitifs sexistes, racistes, remarque l’avocate Anne Bouillon. Dans ce domaine, il y a cette culture très forte de “réglons ça en famille” et, potentiellement, c’est moins grave parce que ce sont des enfants. »
Le cousin de Louise a été jugé à l’âge de 36 ans, par le tribunal pour enfants, comme s’il en avait 13, son âge au moment des faits. Jugé au tribunal correctionnel, il a admis, à l’audience, « avoir fait une connerie », se souvient Louise. Elle a aussi en mémoire la phrase de la juge qualifiant les faits de « viols » dans ses conclusions… Reconnu coupable d’agressions sexuelles commises sur mineure de quinze ans, il a été condamné à 2 000 euros de dommages et intérêts, soit le montant des frais d’avocate avancés par Louise. « Je suis soulagée car on m’a crue, mais il n’a reçu aucune injonction de soins, n’est pas fiché délinquant sexuel, et j’ai appris au procès qu’il allait être père, déplore Louise. Cette peine n’est pas suffisante par rapport à ce qu’il a fait. » Sur le plan civil, la procédure indemnitaire de Louise est toujours en cours.
Dans les cas d’inceste par un frère, les parents, civilement responsables des deux mineur·es, peuvent demander pour leur enfant victime des dommages et intérêts auxquels ils pourront eux-mêmes être condamnés, en tant que responsable de leur fils mineur auteur. Ce paradoxe pose aussi la question de la représentation de la victime. « Un administrateur ad hoc [personne physique ou institution qui accompagne la victime dans la procédure] est indispensable, mais il n’y en a pas toujours », regrette Cécile de Oliveira, avocate de Jessica. À l’issue de l’instruction, « 70 % des plaintes déposées pour des violences sexuelles infligées aux enfants font l’objet d’un classement sans suite […], le plus souvent au motif que l’infraction est insuffisamment caractérisée », détaille la Ciivise. Les structures de prise en charge des victimes sont, elles aussi, largement insuffisantes face à l’ampleur du phénomène.
À Agen, dans le Lot-et-Garonne, la Maison Jean-Bru est la seule en France qui accueille exclusivement des mineur·es victimes d’inceste, qui ont grandi « dans un milieu défaillant, où règnent d’autres problèmes que l’inceste, comme la négligence et la maltraitance », décrit William Touzanne, son directeur. Parmi ces jeunes, placé·es par le conseil départemental sur ordonnance d’un·e magistrat·e, 20 % ont été agressé·es par un membre de leur fratrie. En 2021, sur 78 demandes, seules 6 ont été acceptées, soit un taux de refus de 91 %. Un nouvel établissement de ce type a commencé à accueillir des enfants en février 2023 à Paris.
La plupart des victimes rencontrées ont coupé les ponts avec leur agresseur. C’est mon cas avec Maurice, que je ne vois plus depuis la déflagration de 2020, et la confrontation informelle qui s’est ensuivie, au cours de laquelle il n’a pas nié les faits. J’ai longtemps hésité à déposer plainte contre lui. Le délai de prescription pour crimes sexuels sur mineur·es est fixé à 30 ans après la majorité depuis la loi Schiappa du 3 août 2018, ce qui me laissait jusqu’en 2034 pour me décider. Finalement, à la veille de la publication de cet article, j’ai saisi la justice, par une lettre envoyée au procureur.
D’autres victimes trouvent leur salut dans une forme de justice restaurative. C’est le cas de Swan, qui envisage d’écrire un livre avec son frère pour « ouvrir la boîte noire et que ça s’arrête à nous » : « Mon frère est encore mon frère car il m’en a parlé. Face à sa culpabilité d’auteur et sa honte, il encaisse la responsabilité et fait un énorme travail en thérapie. Je suis plein·e de respect pour son courage même si j’ai été méga blessé·e. Au début, je me posais une question cruciale : dois-je lui en vouloir ? Mais en fait je ne suis pas obligé·e de mal le vivre. »
Un préjudice multiforme
Pour les victimes de ce type d’inceste, le préjudice est difficilement quantifiable, et dépend de facteurs variés, dont l’éducation, l’affection reçue et l’accueil de la nouvelle par l’entourage. Le préjudice de Jessica se retrouve dans de nombreuses sphères de sa vie. La trentenaire multiplie les problèmes de santé : « D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu des douleurs. Tout ce que j’ai encaissé a fatigué mon corps. » Et la santé de sa bouche se dégrade : « J’ai été violée par ce biais-là et je n’arrive pas à me laver les dents : j’ai essayé brosse électrique, doigts, et même bain de bouche, ça ne fonctionne pas. » Parmi les huit victimes témoignant dans cet article, Jessica est l’une des cinq qui m’a spontanément fait part de ses pulsions suicidaires. Elle ne peut pas travailler et bénéficie d’une prise en charge « affection longue durée » par l’Assurance maladie. Pour Virginie aussi, le constat est amer : « Le coût est très élevé, dans la vie sexuelle, amoureuse, sociale et professionnelle. C’est très dur d’admettre que, presque cinquante ans après, je paie encore. » « Briser le silence, ça crée des problèmes, reconnaît l’anthropologue Dorothée Dussy, elle-même victime d’inceste. Mais à long terme, je n’ai connu personne qui aurait préféré ne pas dévoiler. Malgré des phases atroces, ce n’est pas désagréable comme expérience d’être réunie. Je suis mieux dans mes sandales. »
Ce préjudice n’est pas moins important parce que l’agresseur est mineur. « Si vous mettez une Kalachnikov dans les mains d’un enfant de 15 ans et qu’il tire, les dégâts sont les mêmes que s’il a 20 ans », souligne Muriel Salmona10, pionnière dans la théorisation des conséquences du psycho-traumatisme. Difficile de mon côté d’évaluer les dommages causés par les agressions sexuelles de Maurice sur ma personne. Après un calcul rapide, je peux dire que j’atteins 34 000 euros de suivi psychologique depuis dix-sept ans. Mais comment quantifier le préjudice lié au trans-générationnel incestuel, celui qui m’a nommée à vie marraine de la fille de mon agresseur ?
Retrouvez tous les volets de notre enquête inédite
(1) Laurent Boyet, Tous les frères font comme ça, Hugo Publishing, 2017.
(2) « Nos résultats indiquent que les victimes agressées au sein de la fratrie ont plus souvent tendance que celles des autres groupes à ne pas dévoiler leur agression sexuelle […]. Ceci peut s’expliquer en partie par le fait que ces victimes s’attendent à être moins soutenues de la part de leurs parents », écrit Mireille Cyr dans son étude.
* Le prénom a été modifié.