« Je n’appartiens ni aux hommes ni à l’espace public »

Lisa se souvient de ses 17 ans : tous les mardis après-midi son petit ami de l’époque et elle se rendent dans un parc, une aire de jeux ou sur un banc isolé. Chaque fois, il donne libre cours à sa libido. Aujourd’hui, la jeune fille a honte et elle s’interroge : ses désirs à elle, ont-ils été écoutés ?
Publié le 8 août 2022
Chronique Lisa Clément Labo 148 La Déferlante 7

Un mercredi sur deux, jusqu’à mes 8 ans, je rends visite à ma grand-mère. L’Ehpad est situé à 22 km de mon village, dans une petite ville de 7 000 habitant·es.

Après sa mort, j’ai rarement remis les pieds dans cette ville. Jusqu’à mon entrée au lycée, sept ans plus tard. L’environnement de ma grand-mère est désormais le mien. Je vis à quelques centaines de mètres de l’Ehpad. Je suis à l’internat avec toutes les filles de mon niveau. J’ai désormais 17 ans et je sors avec un garçon du même âge, Luc.

Luc est mon premier petit ami. En tant que sportif de haut niveau, Luc consacre la plupart de son temps au cyclisme. Il est exigeant avec lui-même, il ne grignote jamais, il fait peu la fête, et se rase les jambes tous les deux jours. Il est aussi exigeant avec moi, il me reproche de ne pas être assez féminine. Depuis que je suis avec lui, je porte des talons, je me maquille, je fais attention à ce que je mange et je me rase le maillot. Sinon je le dégoûte.


Ses envies sont claires : il lui faut un banc libre dans un parc isolé

Je suis dans la même classe que Luc, en première scien­ti­fique. L’emploi du temps est fixe. Nous avons une heure de pause tous les mardis entre mon cours de sciences physiques et mon cours d’anglais. Inévitablement, nous passons cette heure ensemble. Nous avons pris pour habitude de nous retrouver dans un parc. Chaque semaine, nous essayons de varier le lieu de notre rendez-vous en fonction de la météo. Ou plutôt en fonction de ses envies. Elles sont très claires. Peu importe l’endroit, il lui faut un banc libre dans un parc isolé. Pourtant, mes envies à moi sont dif­fé­rentes. J’aime bien l’aire de jeux où je peux me suspendre à la tyro­lienne, elle me rappelle mon enfance, même si elle est à côté du cimetière où est enterrée ma grand-mère.

J’adore aussi le parc qui longe la rivière, où des familles de canards m’amusent, mais il est assez fréquenté et un peu loin. Nous nous rendons alors le plus souvent dans une petite aire de jeux, au plus près du lycée. Il n’y a jamais personne à cet endroit, et l’unique banc est toujours libre. Parfait pour l’envie d’isolement de Luc. Tant pis pour les canards.

II n’y a jamais personne, certes, mais l’aire fait face à deux barres HLM où logent des centaines d’habitant·es. Les fenêtres sont toujours fermées. Il n’y a aucun bruit. Entre 15 et 16 heures le mardi, les adultes tra­vaillent et les enfants sont à l’école.

Pour nous, le mardi, entre lui et moi, c’est le même rituel. Assis sur ce banc, il m’embrasse, me caresse et me désire. Le mardi, allongé sur moi, il passe ses mains sous mon manteau, sous mon pull, puis sur mes seins, mon ventre, mes fesses. Il n’y a jamais personne. Mais un après-midi, un enfant du quartier, assis sur son vélo, nous inter­rompt. Il s’arrête à quelques mètres du banc, nous observe et lance : « Vous n’avez pas de maison ou quoi ? »

Luc se redresse, un peu surpris. Il ôte ses mains. Je me relève à mon tour, un peu étourdie. Je sens mes joues brûlantes. Un mélange entre la chaleur de son désir et la gêne ressentie devant cet enfant. Désarmé·es, aucun·e de nous ne lui répond. L’enfant rebrousse chemin.

Honte de passer une heure de pause à être l’objet d’un désir masculin

Pourtant, j’aurais aimé lui parler à ce gamin. J’aurais aimé le rassurer. Chaque mardi, à cette heure, le scénario est le même. J’aurais aimé lui expliquer. Pour Luc, entre 15 et 16 heures le mardi, les HLM, les parcs et ce banc libre, c’est sa maison, sa chambre, son lit. J’aurais aimé m’excuser aussi. De voler le seul espace vert de son immeuble de cette manière. Mais surtout, j’aurais aimé crier. J’ai honte. Honte de Luc. Honte de moi. Honte de me laisser toucher sur un banc public. Honte de passer une heure de pause à être l’objet d’un désir masculin. Honte de ne rien contrôler. Honte de ce déplai­sant rituel.

À cette époque, ce rituel était une activité ordinaire, un passe-temps, une habitude, j’étais convain­cue que c’était normal. Le temps d’une pause il jouait avec sa libido tandis que nos camarades de classe jouaient aux cartes. Peut-être que pour Luc, cet enfant n’était pas au bon endroit au bon moment. Pour moi, c’est plutôt ses mains qui étaient à la mauvaise place. Ce jour-là je n’ai pas contesté. Les autres fois non plus.

Chaque mardi pendant un an, pour Luc, mon corps entier est une aire de jeu. Si cet enfant nous a surpris une fois, d’autres passant·es nous sur­pren­dront d’autres fois. On dit que les amoureux·ses se bécotent sur les bancs publics. Non, les mineur·es baisent sur les bancs publics.

Dans la ville, rien n’a changé depuis mes 8 ans. Les parcs sont les mêmes, l’Ehpad est toujours plein de vieux, et le toboggan de la piscine est toujours aussi géant. Mais la tyro­lienne fait désormais partie du décor, et mon corps est devenu la prin­ci­pale attrac­tion. J’ai 17 ans et, aux yeux de Luc, aux yeux des autres, je suis une femme.

J’écris ce témoi­gnage cinq ans plus tard. Après cette période je me suis sentie dégoû­tante pendant un long moment. Je ne me sentais ni femme ni désirable. Depuis peu, j’ai pris conscience que je n’appartenais ni aux hommes ni à l’espace public. Si à l’époque les notions de consen­te­ment et de respect étaient encore floues, elles sont désormais comprises et ancrées. J’impose aujourd’hui mes propres désirs. J’ai appris à dire non, à pleurer ou à dire stop quand mes limites sont franchies et salies. Aujourd’hui, je renoue avec ce corps, que je découvre encore, et je n’ai plus honte de cette ado­les­cente, main­te­nant adulte et femme en (re)construction.

 

Réinventer la familler : en finir avec le modèle patriarcal

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7 Réinventer la famille. (septembre 2022)

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