« Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. »

Élue Miss Cagole 2024, l’artiste et strip­tea­seuse Lisa Granado explore depuis plusieurs années sa « féminité extrême ». Pour cette Marseillaise, la cagole est porteuse d’un message féministe.
Publié le 21 octobre 2024
Miss Cagole 2024. © Gaëlle Matata pour La Déferlante
Lisa Granado, Miss Cagole 2024 : « Être une cagole, c’est aussi une manière de se tenir, de se comporter, de parler… » Crédit photo : Gaëlle Matata pour La Déferlante 

Comment définissez-vous la cagole ?

Une cagole, c’est une femme du Sud à la fois sexy, drôle et vulgaire, qui n’a pas sa langue dans sa poche, occupe l’espace public et ne se laisse pas faire. Les cagoles sont bien recon­nais­sables, elles sont habillées très court et super flashy. Elles remettent en cause l’idée d’une sexualité féminine retenue, qui ne se dévoi­le­rait que dans l’intime.

C’est rare dans un pays aussi misogyne que la France, où on demande aux femmes d’être pudiques et élégantes, c’est-à-dire de se contenir. Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. Elles tra­vaillent souvent en extérieur, dans la res­tau­ra­tion, dans les bars, sur les marchés ou comme tra­vailleuses du sexe. Elles font la fête, elles boivent, elles sont indé­pen­dantes et parlent fort. « Caguer » signifie « déféquer » en argot du sud de la France : la cagole, c’est celle qui fait chier (1). En fait, elles résistent à la misogynie des rues mar­seillaises par l’expression d’une féminité puissante. La cagole, c’est aussi un délire populaire qui n’a rien à voir avec les codes bourgeois de la féminité pari­sienne. Se reven­di­quer cagole, c’est répondre à un mépris parisien et de classe.

Peut-on dire que l’habit fait la cagole ?

Les vêtements, c’est le nerf de la guerre pour la cagole. C’est un peu sa vitrine, c’est à ça qu’on la reconnaît : la minijupe, les bijoux fantaisie comme les créoles, les faux ongles, les cheveux longs. Sans vêtements, il n’y a pas de cagole, juste une meuf qui insulte des gens dans la rue. Mais ce n’est pas parce qu’on porte une jupe léopard le temps d’une soirée qu’on en est forcément une. Être une cagole, c’est aussi une manière de se tenir, de se comporter, de parler. Et les cagoles sont plu­rielles. Une cagole en RTT – qui porte un jogging rose, des cla­quettes, des pinces dans les cheveux – est tout aussi iden­ti­fiable ! Même en pyjama, elle dégage un truc sexy, féminin et vulgaire.

Lisa Granado, Miss Cagole 2024, à La Plaine (place Jean-Jaurès) à Marseille.

Lisa Granado, Miss Cagole 2024, à La Plaine (place Jean-Jaurès) à Marseille. © Gaëlle Matata pour La Déferlante

Selon vous, en quoi ça peut être féministe d’être une cagole ?

La cagole s’habille de manière extrê­me­ment désirable en sachant que son allure dérange et qu’elle va devoir se défendre face à un har­cè­le­ment constant. Cela demande du courage et de la déter­mi­na­tion d’assumer qui l’on est et de résister au machisme quotidien. La cagole vit selon ses propres règles. Être une femme qui fait ce qu’elle veut, ça me semble être une bonne défi­ni­tion de l’adjectif « féministe ».

Que répondez-vous à celles et ceux qui pensent que la cagole serait construite par et pour le regard masculin ?

La gagnante de Miss Cagole 2023, Meureh, est une grosse gouine, je suis moi-même une grosse gouine. On n’en a rien à faire du regard des hommes. Cette idée que les femmes qui sont féminines et sexys seraient forcément aliénées, c’est de la femphobie (2). Au contraire, l’hyper­féminité des cagoles est tout sauf conforme, elle est hors normes. Notre société a un problème quand elle estime qu’être féminine est déva­lo­ri­sant. Pour moi, les cagoles et les femmes à la féminité exacerbée sont en avance : elles ont dépassé cette idée qu’il faudrait se mas­cu­li­ni­ser pour être une « bonne » femme. S’habiller comme on l’entend, c’est libé­ra­teur. C’est vrai quand on est une cagole et qu’on décide d’embrasser sa cago­li­tude, ça l’est également quand on est butch et que l’on décide de s’habiller au rayon hommes ou de se couper les cheveux.

Est-ce qu’il y a une dimension queer dans la figure de la cagole ?

Bien entendu, même si certain·es n’en ont pas forcément conscience. Être une femme ou une personne queer, et choisir de res­sem­bler à qui l’on souhaite être, à qui l’on est réel­le­ment : voilà le véritable empouvoirement.
La cagole fait bouger les normes de genre. Il y a quelque chose de très masculin dans sa façon de se comporter – le fait de picoler, de traîner dans les bars, de parler fort.

Pourquoi vous êtes-vous présentée au concours Miss Cagole ?

C’était une évidence. J’ai grandi au cours Ju’-La Plaine (3), pas loin du bar qui organise ce concours [lire l’encadré ci-dessous]. J’habite à Paris, mais j’étais à Marseille au moment du concours, donc je me suis présentée, et j’ai gagné ! Je me considère comme une cagole et une bonne repré­sen­tante de ma ville. Je connais les habitant·es du quartier, donc c’est aussi un truc sen­ti­men­tal. L’élection de Miss Cagole est un événement à la bonne fran­quette, sans enjeu, si ce n’est celui de vouloir résister à la gen­tri­fi­ca­tion. Le Marseille populaire est très prisé des bourgeois·es et des Parisien·nes. Il y a une exo­ti­sa­tion et une roman­ti­sa­tion de sa culture, de ses popu­la­tions pau­pé­ri­sées. Des personnes qui ne vivent abso­lu­ment pas ces réalités-là se réap­pro­prient certains codes, surtout ves­ti­men­taires. Il y a donc quelque chose de jubi­la­toire à affirmer : vous nous kiffez mais vous serez toujours des fakes – des fakes Marseillais·es, des fakes cagoles, des fakes kékés (4).

Être cagole, c’est donc une identité ?

Pour être une bonne Miss Cagole, il faut être une cagole au quotidien. Sinon, c’est du dégui­se­ment. Cette identité, tu l’as ou tu ne l’as pas. La cagole, c’est une femme de caractère, avec une identité complexe : elle est mar­seillaise ou ori­gi­naire de la Côte d’Azur, elle a de la répartie mais aussi des qualités humaines. Une cagole, ça récon­forte, ça fait rire, ça utilise des noms doux. C’est l’un des seuls arché­types de femmes sexys à être plus qu’un corps. Les autres sont déshu­ma­ni­sés. La femme fatale, par exemple, c’est un per­son­nage de film, une sculpture, pas une femme qui pourrait exister. Les bimbos ou les vamps n’ont ni histoire ni vie réelle. Les cagoles ont une per­son­na­li­té, de l’humour, et donc elles sont intel­li­gentes… Prêter des capacités intel­lec­tuelles à une femme sexy, vulgaire et populaire, ça n’arrive jamais. La société n’a pas l’habitude d’humaniser les gens d’origine populaire. La cagole, elle, remet l’église au centre du village. •

Concours Miss Cagole : potache et politique

Antithèse du concours Miss France, l’élection de la Miss Cagole du quartier de La Plaine à Marseille a sa propre grammaire : défilé, karaoké et concours de tchatche… Son histoire a autant de trous qu’un bas résille : la première édition du concours aurait eu lieu vers 1995, pro­ba­ble­ment jusqu’en 1998, quand le bar du quartier où se tenait la com­pé­ti­tion s’appelait encore L’Avenir, avant de devenir Le Traquenard. Anaelle Loze, sa nouvelle pro­prié­taire et gérante, a relancé la tradition une première fois en 2017, puis en 2022. Face à une gen­tri­fi­ca­tion accélérée par la crise sanitaire du Covid, elle ravive une occasion d’affirmer un certain esprit du quartier, en célébrant un Marseille « vivant, populaire, engagé, inclusif… et anti­ra­ciste aussi, c’est important en ce moment ».
On comprend qu’il s’agit également de combattre la réap­pro­pria­tion de la cagole à des fins com­mer­ciales. Depuis 2021, un autre concours – Miss Cagole Nomade – est organisé par une entre­prise d’événementiel éponyme. Tous ces concours ne participeraient-ils pas para­doxa­le­ment à la boboï­sa­tion de la ville et de ses symboles ? C’est tout ce que réfute Anaelle Loze : « Ah non ! C’est pour ça qu’on le fait hors saison tou­ris­tique. Pour nous, c’est surtout une teuf. Et le prix, c’est un pot de moutarde, c’est dire si c’est une grosse blague. »

Entretien réalisé par Alix Bayle, en juin 2024, par téléphone. Cet article a été édité par Camille Drouet Chades.


(1) Autre origine éty­mo­lo­gique admise : le mot « cagole » viendrait du mot provençal « cagoulo », un long tablier porté par les femmes employées naguère dans les usines d’empaquetage de dattes. Mal payées, certaines devaient se pros­ti­tuer pour subsister.

(2) Dépréciation ou hostilité à l’égard des personnes qui se pré­sentent comme féminines. En anglais, « femme » (prononcé « fèm ») désigne les les­biennes dont l’apparence est jugée féminine, en oppo­si­tion au terme « butch » qui qualifie les les­biennes dont l’apparence est jugée masculine.

(3) Le cours Julien et La Plaine sont deux places du centre de Marseille.

(4) En anglais, « fake » désigne un faux, une contre­fa­çon ou une imitation. Le « kéké », aussi appelé « cake », est un homme qui prend soin de sa plastique et se met en scène dans l’espace public pour attirer l’attention.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie