Le 28 janvier 2019, un juge aux affaires familiales de Bastia confie la garde provisoire de deux petits garçons à leur père, Bruno Garcia. L’homme fait pourtant l’objet de plaintes pour violences conjugales, mais la situation de la mère, qui a quitté le domicile familial, est jugée peu stable.
En 2023, un juge aux affaires familiales peut-il encore confier la garde – même provisoire – à un père accusé de violences conjugales, dans le cadre d’une séparation ? « Le magistrat doit pouvoir analyser chaque situation sans systématisme en ayant en tête le caractère très fréquent des violences conjugales, mais également les fausses allégations volontaires – même si elles sont extrêmement rares – ainsi que les différentes dynamiques relationnelles. Le législateur pourrait prévoir le retrait automatique de l’autorité parentale en cas de violences conjugales. Ce n’est pas le cas », répond Laurence Begon, magistrate et membre du conseil d’administration de l’Association française de criminologie. La magistrate préfère, d’ailleurs, que chaque situation reste à la libre appréciation du juge aux affaires familiales (JAF). Mais d’un JAF qui serait formé aux violences conjugales. Ce qui n’était pas toujours le cas avant 2019, avant le Grenelle des violences conjugales et la prise de conscience liée au féminicide de Julie Douib.
Des juges encore dans l’idéologie du lien familial
Aujourd’hui, en France, trois justices travaillent en silo. Le juge des enfants est en charge de la protection de l’enfance en danger ; le juge aux affaires familiales règle les divorces et la garde des enfants ; enfin le juge pénal sanctionne les infractions au sein de la famille et en dehors. Or dans un dossier de violences intrafamiliales, tout est entremêlé. Maintenir le lien entre des enfants et un père accusé de violences conjugales, c’est exposer les enfants à la violence de leur père, c’est aussi mettre en danger la mère. Anaïs Defosse, avocate spécialisée dans les violences intrafamiliales, résume ce casse-tête à « un combat devant les juges aux affaires familiales pour faire reconnaître l’enfant comme covictime et lui permettre de couper les contacts avec son père ». Mais dans la balance, regrette-t-elle, « l’auteur des violences reste le père de l’enfant et les JAF sont encore dans l’idéologie du lien familial (1) ».
Faudrait-il alors mettre en place une juridiction spécialisée, incarnée par un·e magistrat·e qui aurait toute compétence dans le champ des violences intrafamiliales, au civil comme au pénal ? C’est le sens d’une proposition de loi Les Républicains (LR) votée au mois de décembre 2022 par l’Assemblée nationale (2), faisant écho à une promesse de campagne de Valérie Pécresse, pendant la dernière campagne présidentielle. « Les questions intrafamiliales sont celles qui font le moins débat dans la société, constate Élodie Tuaillon-Hibon, avocate spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles. Aujourd’hui, peu de gens pensent encore qu’on peut battre sa femme. Alors que sur les violences sexuelles, il y a un tout un consensus à construire et un imaginaire à défaire. Il faut s’intéresser aux mécanismes psychologiques de sidération ou de soumission qui donnent l’impression d’un consentement. Il faut se renseigner sur la vie familiale et scolaire des plaignantes, parce qu’avoir été victime de harcèlement scolaire ou de violences intrafamiliales ça crée des adultes plus vulnérables et exposées. » En 2004, l’Espagne a fait le choix de créer des tribunaux dédiés spécifiquement à la violence contre les femmes, en intégrant justement une perspective de « genre ».
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Les féminicides dépassent le cadre du foyer
« Les violences conjugales sont massivement le fait d’un homme sur une femme, explique Laurence Begon. Pour autant, est-ce l’angle utile pour les traiter efficacement ? Il me paraît surtout primordial de pouvoir bien décortiquer les mécanismes présents et que les magistrats bénéficient de formations spécifiques sur le psycho-trauma, le temps du dévoilement, ainsi que sur les techniques d’audition spécifiques. » Davantage qu’un tribunal dédié, cette magistrate envisage plutôt une spécialisation des magistrat·es et une meilleure articulation entre le parquet, le juge aux affaires familiales, le juge des enfants et le juge pénal.
Une autre question émerge dans ce débat : si on met en place une juridiction spécialisée, doit-elle se limiter au cadre familial ? Les féminicides ne sont pas cantonnés au cadre conjugal mais appartiennent à un continuum de violences lié au genre des victimes. Le Québec expérimente depuis 2022 un tribunal spécialisé dans les violences sexuelles et conjugales, considérant que ces crimes et délits relèvent de la même logique patriarcale. En France, Philippe Callen, président de la commission violences au Haut Conseil à l’égalité, est l’un des rares à défendre cette lecture au sein de la magistrature. Il plaide aujourd’hui pour un tribunal qui pourra aussi bien juger le meurtrier de Julie Douib que celui de Saba, une prostituée parisienne de 49 ans battue à mort par un client, le 8 novembre dernier. •
Marion Dubreuil est journaliste judiciaire indépendante. Elle travaille notamment pour le service police-justice de RMC. Cette chronique est la dernière d’une série de quatre sur la justice.
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1. L’idéologie du lien familial a été théorisée par le pédopsychiatre Maurice Berger, pour décrire l’aveuglement de certain·es professionnel·les qui privilégient le maintien du lien coûte que coûte. Lire à ce sujet L’Échec de la protection de l’enfance de Maurice Berger, éditions Dunod, 2021.
2. À l’heure où nous bouclons ce numéro, ce texte, adopté à une voix près par les député·es, n’est toujours pas à l’agenda des sénateurs.