La justice face aux défis des violences de genre

Alors que les faits de violences conju­gales enre­gis­trés par les forces de l’ordre ont augmenté de 42 % depuis 2017, la justice française est aujourd’hui confron­tée aux limites d’un modèle incapable de penser de manière simul­ta­née l’intérêt des femmes victimes de violences et celui des enfants. De quelles pistes dispose-t-elle pour mieux traiter les affaires de violences intrafamiliales ?
Publié le 17 janvier 2023
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Le 28 janvier 2019, un juge aux affaires fami­liales de Bastia confie la garde pro­vi­soire de deux petits garçons à leur père, Bruno Garcia. L’homme fait pourtant l’objet de plaintes pour violences conju­gales, mais la situation de la mère, qui a quitté le domicile familial, est jugée peu stable.

Julie Douib obtient l’autorisation de voir ses enfants un mercredi et un week-end sur deux, en attendant une enquête sociale, puis une audience qui doit avoir lieu en mai, soit quatre mois plus tard. Le 3 mars, Bruno Garcia tue Julie Douib par arme à feu, chez elle.

En 2023, un juge aux affaires fami­liales peut-il encore confier la garde – même pro­vi­soire – à un père accusé de violences conju­gales, dans le cadre d’une sépa­ra­tion ? « Le magistrat doit pouvoir analyser chaque situation sans sys­té­ma­tisme en ayant en tête le caractère très fréquent des violences conju­gales, mais également les fausses allé­ga­tions volon­taires – même si elles sont extrê­me­ment rares – ainsi que les dif­fé­rentes dyna­miques rela­tion­nelles. Le légis­la­teur pourrait prévoir le retrait auto­ma­tique de l’autorité parentale en cas de violences conju­gales. Ce n’est pas le cas », répond Laurence Begon, magis­trate et membre du conseil d’administration de l’Association française de cri­mi­no­lo­gie. La magis­trate préfère, d’ailleurs, que chaque situation reste à la libre appré­cia­tion du juge aux affaires fami­liales (JAF). Mais d’un JAF qui serait formé aux violences conju­gales. Ce qui n’était pas toujours le cas avant 2019, avant le Grenelle des violences conju­gales et la prise de conscience liée au fémi­ni­cide de Julie Douib.

Des juges encore dans l’idéologie du lien familial

Aujourd’hui, en France, trois justices tra­vaillent en silo. Le juge des enfants est en charge de la pro­tec­tion de l’enfance en danger ; le juge aux affaires fami­liales règle les divorces et la garde des enfants ; enfin le juge pénal sanc­tionne les infrac­tions au sein de la famille et en dehors. Or dans un dossier de violences intra­fa­mi­liales, tout est entremêlé. Maintenir le lien entre des enfants et un père accusé de violences conju­gales, c’est exposer les enfants à la violence de leur père, c’est aussi mettre en danger la mère. Anaïs Defosse, avocate spé­cia­li­sée dans les violences intra­fa­mi­liales, résume ce casse-tête à « un combat devant les juges aux affaires fami­liales pour faire recon­naître l’enfant comme covictime et lui permettre de couper les contacts avec son père ». Mais dans la balance, regrette-t-elle, « l’auteur des violences reste le père de l’enfant et les JAF sont encore dans l’idéologie du lien familial (1) ».

Faudrait-il alors mettre en place une juri­dic­tion spé­cia­li­sée, incarnée par un·e magistrat·e qui aurait toute com­pé­tence dans le champ des violences intra­fa­mi­liales, au civil comme au pénal ? C’est le sens d’une pro­po­si­tion de loi Les Républicains (LR) votée au mois de décembre 2022 par l’Assemblée nationale (2), faisant écho à une promesse de campagne de Valérie Pécresse, pendant la dernière campagne pré­si­den­tielle. « Les questions intra­fa­mi­liales sont celles qui font le moins débat dans la société, constate Élodie Tuaillon-Hibon, avocate spé­cia­li­sée dans les violences sexistes et sexuelles. Aujourd’hui, peu de gens pensent encore qu’on peut battre sa femme. Alors que sur les violences sexuelles, il y a un tout un consensus à construire et un ima­gi­naire à défaire. Il faut s’intéresser aux méca­nismes psy­cho­lo­giques de sidé­ra­tion ou de sou­mis­sion qui donnent l’impression d’un consen­te­ment. Il faut se ren­sei­gner sur la vie familiale et scolaire des plai­gnantes, parce qu’avoir été victime de har­cè­le­ment scolaire ou de violences intra­fa­mi­liales ça crée des adultes plus vul­né­rables et exposées. » En 2004, l’Espagne a fait le choix de créer des tribunaux dédiés spé­ci­fi­que­ment à la violence contre les femmes, en intégrant justement une pers­pec­tive de « genre ».

À lire aussi : Espagne : dans les coulisses d’un tribunal spé­cia­li­sé dans les violences conjugales

Les féminicides dépassent le cadre du foyer

« Les violences conju­gales sont mas­si­ve­ment le fait d’un homme sur une femme, explique Laurence Begon. Pour autant, est-ce l’angle utile pour les traiter effi­ca­ce­ment ? Il me paraît surtout pri­mor­dial de pouvoir bien décor­ti­quer les méca­nismes présents et que les magis­trats béné­fi­cient de for­ma­tions spé­ci­fiques sur le psycho-trauma, le temps du dévoi­le­ment, ainsi que sur les tech­niques d’audition spé­ci­fiques. » Davantage qu’un tribunal dédié, cette magis­trate envisage plutôt une spé­cia­li­sa­tion des magistrat·es et une meilleure arti­cu­la­tion entre le parquet, le juge aux affaires fami­liales, le juge des enfants et le juge pénal.

Une autre question émerge dans ce débat : si on met en place une juri­dic­tion spé­cia­li­sée, doit-elle se limiter au cadre familial ? Les fémi­ni­cides ne sont pas cantonnés au cadre conjugal mais appar­tiennent à un continuum de violences lié au genre des victimes. Le Québec expé­ri­mente depuis 2022 un tribunal spé­cia­li­sé dans les violences sexuelles et conju­gales, consi­dé­rant que ces crimes et délits relèvent de la même logique patriar­cale. En France, Philippe Callen, président de la com­mis­sion violences au Haut Conseil à l’égalité, est l’un des rares à défendre cette lecture au sein de la magis­tra­ture. Il plaide aujourd’hui pour un tribunal qui pourra aussi bien juger le meurtrier de Julie Douib que celui de Saba, une pros­ti­tuée pari­sienne de 49 ans battue à mort par un client, le 8 novembre dernier. •

Marion Dubreuil est jour­na­liste judi­ciaire indé­pen­dante. Elle travaille notamment pour le service police-justice de RMC. Cette chronique est la dernière d’une série de quatre sur la justice.

1. L’idéologie du lien familial a été théorisée par le pédo­psy­chiatre Maurice Berger, pour décrire l’aveuglement de certain·es professionnel·les qui pri­vi­lé­gient le maintien du lien coûte que coûte. Lire à ce sujet L’Échec de la pro­tec­tion de l’enfance de Maurice Berger, éditions Dunod, 2021.

2. À l’heure où nous bouclons ce numéro, ce texte, adopté à une voix près par les député·es, n’est toujours pas à l’agenda des sénateurs. 

Baiser : pour une sexualité qui libère

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°9 Baiser (février 2023)

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