La mode est-elle toujours raciste ?

Stéréotypes racistes et sexistes, appro­pria­tion cultu­relle, relents orien­ta­listes… la mode française est marquée par l’histoire coloniale et l’ethnocentrisme. Au-delà des ajus­te­ments marketing, comment cette industrie pourrait-elle changer ses pratiques et ses représentations ?
Publié le 21/10/2024
Crédit photo : Alinari / Roger-Viollet
En 1913, photo de groupe dans les costumes créés par le couturier français Paul Poiret. Quelques années plus tôt, ce dernier a lancé une col­lec­tion « orien­ta­liste », qui s’inscrit dans un mouvement artis­tique plus large, résumé par l’écrivain pales­ti­nien Edward Saïd comme « le style occi­den­tal de domi­na­tion, de restruc­tu­ra­tion et d’autorité sur l’Orient ». Crédit photo : Alinari / Roger-Viollet

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

En 1910, le couturier Paul Poiret – célèbre pour avoir « libéré la femme du corset » – lance une col­lec­tion orien­ta­liste lors d’une soirée mémorable intitulée « La mille et deuxième nuit », en référence aux célèbres contes qui viennent d’être traduits en français. Le texte de l’invitation est édifiant.

Revisitant un ima­gi­naire persan bourré de sté­réo­types, il promet pour cet événement : une danseuse « mince & flexible comme le rameau de l’Arbre Tan », un « vieux potier myope », un « marchand d’esclaves dont la moins belle vaut mille dinars d’or », un « savetier pouilleux » et un « tailleur cacochyme »…

L’orientalisme : tout commence au milieu du XVIIIe siècle avec ce mouvement artis­tique et lit­té­raire qui a contribué à ancrer l’industrie naissante de la mode dans un « ailleurs » fantasmé, expres­sion de la domi­na­tion de l’Occident sur l’Orient. Pour l’écrivain pales­ti­nien Edward Saïd, qui décrivit la pensée orien­ta­liste dès 1978, ce « style occi­den­tal de domi­na­tion, de restruc­tu­ra­tion et d’autorité sur l’Orient » est pensé autour d’une esthé­tique occi­den­tale, et plus pré­ci­sé­ment française.

Les expo­si­tions uni­ver­selles et les nombreux zoos humains, mettant en scène des corps non blancs exotisés devant un public européen, ont été, dès la fin des années 1800, une source inépui­sable d’inspiration pour les indus­tries créatives. Jusqu’à la fin du XXe siècle, ils nour­rissent notamment l’imagination des cou­tu­riers comme Jeanne Lanvin ou plus tard Yves Saint Laurent, qui se plaisent à « découvrir » et col­lec­tion­ner les objets, tissus, drapés issus de cultures « orientales ».

Pour l’historien d’art Khémaïs Ben Lakhdar, auteur de L’Appropriation cultu­relle. Histoire, domi­na­tion et création : aux origines d’un pillage occi­den­tal (Stock 2024), les liens entre l’expansion des empires coloniaux européens et l’orientalisme de la couture pari­sienne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle pour­raient se résumer à une expres­sion : « l’appropriation cultu­relle ». Ce mécanisme d’oppression, par le biais duquel une personne ou un groupe en situation de domi­na­tion pille les res­sources d’un groupe minorisé en décon­tex­tua­li­sant l’objet pillé à des fins capi­ta­listes, perpétue des sté­réo­types colo­nia­listes et raciaux. Parmi les exemples récents les plus marquants, on peut évoquer Dolce & Gabbana et sa publicité pour pro­mou­voir son arrivée sur le marché chinois, mettant en scène une mannequin asiatique tentant de manger une pizza et des spa­ghet­tis avec des baguettes. De son côté, Prada a été critiqué pour avoir créé un pull orné d’une bouche rouge évoquant un blackface (1).

Sous la pression des réseaux sociaux, ces polé­miques ont entraîné des excuses publiques, sans rien changer en pro­fon­deur. La jour­na­liste et critique de mode Mélody Thomas parle d’une « économie de la visi­bi­li­té », qui pous­se­rait les marques à policer pro­vi­soi­re­ment leur com­mu­ni­ca­tion, avant de revenir à leur cible et à leurs valeurs ori­gi­nelles. Dans La mode est politique (Les Insolentes, 2022), elle décrit cette industrie comme un miroir gros­sis­sant de sujets de société impli­quant des personnes mino­ri­sées, qui sont encore quo­ti­dien­ne­ment invi­si­bi­li­sées, mani­pu­lées, volées et silenciées.

Continuum colonial

Même quand elles sont racisées, les personnes qui tra­vaillent dans la mode sont prises dans un système de repré­sen­ta­tion qui relève de l’appropriation cultu­relle. En 2023, l’artiste, musicien, pro­duc­teur et styliste états-unien Pharrell Williams est nommé directeur artis­tique de la col­lec­tion Homme chez Louis Vuitton. Inspirée du Far West, sa troisième col­lec­tion, présentée en janvier 2024, est censée, selon la com­mu­ni­ca­tion de la maison de couture, « réin­ven­ter le vestiaire du western américain », et par là rendre hommage à aux cultures natives nord-américaines. Le défilé spectacle a suscité de nom­breuses réactions positives et a été plé­bis­ci­té pour son « inclusivité ».

Pourtant, Khémaïs Ben Lakhdar l’utilise dans ses cours comme un cas d’école qui dit l’inverse : « Le continuum colonial est fascinant. Le défilé s’est déroulé au jardin d’acclimatation, qui, iro­ni­que­ment, est aussi le lieu de la mons­tra­tion des sauvages à Paris, où les zoos humains ont été installés au début du XXe siècle. Tandis que Buffalo Bill faisait sensation avec un spectacle sur “les Indiens et les cowboys” (2). Ni les pro­duc­teurs du défilé, ni Pharrell Williams, ni la marque… personne n’a fait le rap­pro­che­ment ! Ils sont tellement ignorants de cette histoire coloniale qu’ils repro­duisent la même chose. » Le com­mu­ni­qué de presse de la col­lec­tion – pas plus que le site de Louis Vuitton – ne mentionne les quatre cou­tu­riers et cou­tu­rières natives amé­ri­caines qui ont collaboré à cette col­lec­tion : Lauren Good Day, Trae Littlesky, Jocy Littlesky et Kendra Red House.


« Décoloniser la mode, c’est aussi couvrir d’autres fashion weeks que celles de Paris, Milan, New York et Londres, afin de montrer que la mode se construit et s’organise en dehors de l’Occident. »

Khémaïs Ben Lakhdar, historien


Les mannequins, clés d’une réelle évolution

Pour l’essayiste Christelle Bakima Poundza, autrice de Corps noirs. Réflexions sur la mode et les femmes noires (Les Insolentes, 2023), « plusieurs projets concré­ti­sés au début des années 2020 doivent beaucoup au mouvement anti­ra­ciste né en 2013 aux États-Unis Black Lives Matter, le problème est que le sujet est resté sur la morale, or il est ailleurs ». Comme elle, Khémaïs Ben Lakhdar pense que ce sont les moyens de pro­duc­tion et l’utilisation de certains matériaux qu’il faut remettre en question : « Décoloniser la mode, c’est aussi demander à des jour­na­listes de couvrir d’autres fashion weeks que les quatre plus impor­tantes que sont Paris, Milan, New York et Londres, afin de montrer que la mode se construit et s’organise en dehors de l’Occident. C’est un réseau qui doit être global, en repensant la chaîne en entier. »

L’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza en 2013, qui a fait plus de 1 130 mort·es à Dacca au Bangladesh, a sonné l’alerte sur les condi­tions catas­tro­phiques dans les­quelles les marques occi­den­tales font fabriquer leurs produits à l’autre bout du monde (lire notre reportage en Turquie et l’entretien avec Audrey Millet). Pour Mélody Thomas, c’est un enjeu de formation : « La mode en France est limitée par les notions de méri­to­cra­tie et d’universalisme et tend à recruter les étudiant·es sur des critères très sélectifs avec des coûts d’admission élevés. L’idéologie française reste passéiste sur l’histoire du costume, sans jamais évoquer l’histoire des colonies ni les rapports Nord-Sud, ce qui per­met­trait pourtant aux étudiant·es d’en savoir plus sur l’industrie qu’ils vont intégrer. »

Au-delà de l’enseignement de l’histoire, il importe, pour décons­truire les logiques d’oppression, de prendre en compte les réalités de genre, de cor­pu­lences et de cultures, en plus des questions raciales. Les man­ne­quins sont « les clés pour une réelle évolution, car ce sont celles qui voient tous les ressorts de cette industrie, des coulisses aux médias, elles sont en contact avec tout le monde », estime Christelle Bakima Poundza, qui les replace au centre de sa réflexion. Dans son essai Corps noirs. Réflexions sur la mode et les femmes noires, elle affirme : « L’industrie s’en sert comme faire-valoir […] et n’hésite pas à enfermer ces femmes dans le narratif uni­di­men­sion­nel de la jeune fille noire africaine sortie de la pauvreté grâce au man­ne­qui­nat. » Une référence aux processus de féti­chi­sa­tion, d’animalisation et de miso­gy­noir (lire l’encadré dans l’article “L’aube d’un #MeToo pour les femmes racisées”) dont elles restent victimes, à plus forte raison quand elles sont ori­gi­naires d’Afrique, et plus pré­ci­sé­ment du Soudan du Sud, comme c’est très souvent le cas sur les podiums ces dernières années.


« L’idéologie française reste passéiste sur l’histoire du costume, sans jamais évoquer l’histoire des colonies ni des rapports Nord-Sud »

Mélody Thomas


Certaines ini­tia­tives, comme celle de la maison Chanel qui présente, depuis deux décennies, une col­lec­tion « métiers d’art » autour du savoir-faire des brodeuses, plu­mas­sières ou encore des modistes, vont dans la bonne direction, souligne Khémaïs Ben Lakhdar. Pour son vingtième anni­ver­saire, l’équipe de la direc­trice artis­tique Virginie Viard (qui a annoncé son départ en juin 2024) a choisi Dakar, au Sénégal, pour présenter sa col­lec­tion. « Ils sont allés apprendre auprès des artisans locaux, en décou­vrant que d’autres étaient sans doute mieux formés, avec un réel savoir-faire », note l’historien.

Des emprunts culturels recontextualisés

Certain·es créateur·ices semblent être pour le moment les plus aptes à faire changer la vision d’un ancien monde. Mélody Thomas cite le créateur Raul Lopez, fondateur de la marque Luar, « qui repense les questions queer », tandis que Khémaïs Ben Lakhdar salue l’approche « réflexive et arti­sa­nale » de Grace Wales Bonner : « Elle intègre la notion d’hybridité qui est une des notions clés de la pensée post­co­lo­niale, entre la Grande-Bretagne et la Jamaïque notamment. » Cette créatrice, qui était pres­sen­tie pour reprendre la maison Louis Vuitton, propose après chacun de ses défilés une biblio­gra­phie et des infor­ma­tions appro­fon­dies afin de recon­tex­tua­li­ser les emprunts et ins­pi­ra­tions cultu­relles de ses créations.

Pour Christelle Bakima Poundza, la personne qui pourrait être véri­ta­ble­ment l’incarnation d’une mode déco­lo­niale, voire déco­lo­ni­sée est Marvin M’toumo. Cet artiste designer, scé­no­graphe, per­for­meur, poète gua­de­lou­péen, propose une mode de haute couture plu­ri­dis­ci­pli­naire : « Il raconte quelque chose dans ses col­lec­tions, qui sont des per­for­mances. C’est un acteur qui repense la mode avec des choses qui se voient. Son casting, les espaces dans lesquels il présente ses col­lec­tions changent tota­le­ment le rapport de qui regarde quoi », avance l’autrice.

Un rappel que la haute couture hexa­go­nale n’est pas seulement une industrie, mais une ins­ti­tu­tion qui se pense comme un héritage de tra­di­tions. « Il serait peut-être temps d’intégrer des cher­cheurs et penseurs aux studios, suggère Khémaïs Ben Lakhdar. Pour faire les bons liens et donner le bon contexte. Alors, on pourra éven­tuel­le­ment déco­lo­ni­ser la mode. »


(1) La pratique du blackface (lit­té­ra­le­ment, « visage noir ») consiste, pour une personne blanche, à se grimer en personne noire, soit pour se moquer, soit pour tirer avantage de la culture noire, comme le faisaient aux États-Unis les jazzmen blancs.

(2) Dans ce spectacle qui a tourné en France en 1889 puis en 1905, des Natifs et Natives américain·es étaient sommé·es de jouer leur propre rôle de vaincu·es. Cette esthé­tique de western a, par la suite, puis­sam­ment imprégné l’imaginaire occidental.

Les mots importants

Orientalisme

L’orientalisme est un concept décrit par Edward Saïd en...

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Jennifer Padjemi

Journaliste culture et autrice de Féminismes et Pop Culture, paru en mars 2021 aux éditions Stock, elle s’intéresse à tous les phénomènes culturels qui façonnent notre époque et en particulier aux productions télévisées des années 1990 et 2000. Voir tous ses articles

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