Les frondeuses : portrait de militantes féministes en Corée du Sud

Publié le 29 juillet 2024
Lors d’une réunion d’information de l’Institut Guerilla, en mars 2023, à Séoul. « J’ai créé un écosystème féministe et lesbien dans une société oppressive où la loi du patriarcat prévaut », dit l’activiste et entrepreneuse Min Gyeong Lee, sa fondatrice. Cette école de langues « non académique » promeut l’apprentissage du français et de l’anglais comme vecteur d’émancipation. Crédit photo : Agnès Dherbeys
Lors d’une réunion d’information de l’Institut Guerilla, en mars 2023, à Séoul. « J’ai créé un éco­sys­tème féministe et lesbien dans une société oppres­sive où la loi du patriar­cat prévaut », dit l’activiste et entre­pre­neuse Min Gyeong Lee, sa fon­da­trice. Cette école de langues « non aca­dé­mique » promeut l’apprentissage du français et de l’anglais comme vecteur d’émancipation. Crédit photo : Agnès Dherbeys

Née en Corée du Sud, Agnès Dherbeys a grandi en France. Dans son pays d’origine, ce sont près de 200 000 enfants qui, comme elle, ont été adopté·es à l’international depuis le milieu des années 1950. Cette histoire per­son­nelle a poussé la pho­to­jour­na­liste à s’interroger sur la place et les luttes des femmes aujourd’hui dans un État d’Asie désormais classé parmi les grandes puis­sances mondiales. Sa série dresse le portrait d’une géné­ra­tion de jeunes mili­tantes résolues à déjouer les codes d’une société encore très conser­va­trice. Elles ont fait de la sororité une arme face à l’offensive mas­cu­li­niste attisée par l’arrivée au pouvoir de la droite populiste.

Busan, deuxième ville de Corée du Sud. Crédit photo : Agnès Dherbeys

Busan, deuxième ville de Corée du Sud.

Des jeunes femmes en tenue traditionnelle devant un temple à Séoul, la capital. « Quand on parle de la Corée du Sud, on pense à la technologie, à Samsung, aux relations avec la Corée du Nord ou au phénomène de la K-culture. On ignore que la société coréenne et les femmes en premier lieu sont prises dans l’étau de traditions qui refusent d’évoluer », constate la journaliste Hawon Jung (en photo page 126). Des normes de beauté strictes pèsent sur les femmes ; ainsi le simple fait de porter les cheveux courts est perçu comme transgressif. Crédit photo : Agnès Dherbeys

Des jeunes femmes en tenue tra­di­tion­nelle devant un temple à Séoul, la capital. 
« Quand on parle de la Corée du Sud, on pense à la tech­no­lo­gie, à Samsung, aux relations avec la Corée du Nord ou au phénomène de la K‑culture. On ignore que la société coréenne et les femmes en premier lieu sont prises dans l’étau de tra­di­tions qui refusent d’évoluer », constate la jour­na­liste Hawon Jung (en photo page 126). Des normes de beauté strictes pèsent sur les femmes ; ainsi le simple fait de porter les cheveux courts est perçu comme transgressif.

Hanji Na, 29 ans, est assistante sociale pour la Korean Woman Hotline à Séoul. Elle aide des femmes et des enfants victimes de violences intrafamiliales à trouver un foyer. À l’université, elle était l’une des rares filles issues d’une région rurale : « Dans les campagnes, les parents préfèrent investir dans l’éducation des garçons. » Aujourd’hui cependant, bien que globalement plus diplômées que les hommes, les femmes sud-coréennes restent structurellement désavantagées dans leur vie professionnelle, rattrapées par une société qui continuede les assigner à l’espace domestique. Crédit photo : Agnès Dherbeys

Hanji Na, 29 ans, est assis­tante sociale pour la Korean Woman Hotline à Séoul. Elle aide des femmes et des enfants victimes de violences intra­fa­mi­liales à trouver un foyer. À l’université, elle était l’une des rares filles issues d’une région rurale : « Dans les campagnes, les parents préfèrent investir dans l’éducation des garçons. » Aujourd’hui cependant, bien que glo­ba­le­ment plus diplômées que les hommes, les femmes sud-coréennes restent struc­tu­rel­le­ment désa­van­ta­gées dans leur vie pro­fes­sion­nelle, rat­tra­pées par une société qui continue
de les assigner à l’espace domestique.


« En général, les femmes ne font pas le lien entre leur statut dans la société et la dis­cri­mi­na­tion de genre… même celles de ma génération. »

Hanji Na


« Arrêtez d’être obsédés par la famille normale ! Toutes les structures familiales ont le droit d’exister » : c’est le slogan préféré de Hanji, photographiée levant le poing sur un char lors de la Journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2023. Cette journée est l’occasion pour les féministes de dénoncer la pression sociale et les rôles de genre institués par l’héritage confucéen, ainsi que la militarisation du pays. Les femmes sud-coréennes ne disposent d’un état civil individuel que depuis 2008, et l’IVG n’a été légalisée qu’en 2021.Crédit photo : Agnès Dherbeys

« Arrêtez d’être obsédés par la famille normale ! Toutes les struc­tures fami­liales ont le droit d’exister » : c’est le slogan préféré de Hanji, pho­to­gra­phiée levant le poing sur un char lors de la Journée inter­na­tio­nale des droits des femmes le 8 mars 2023. Cette journée est l’occasion pour les fémi­nistes de dénoncer la pression sociale et les rôles de genre institués par l’héritage confucéen, ainsi que la mili­ta­ri­sa­tion du pays. Les femmes sud-coréennes ne disposent d’un état civil indi­vi­duel que depuis 2008, et l’IVG n’a été légalisée qu’en 2021.

La moitié des vingtenaires sud-coréennes se disent aujourd’hui féministes. La plupart attribuent leur prise de conscience à l’affaire du « Gangnam Murder », le féminicide d’une jeune femme dans la station de métro Gangnam à Séoul, en 2016, qui n’avait pas été reconnu comme un « crime de haine » lié au genre, alors que l’auteur avait justifié son geste par l’indifférence des femmes à son égard. Si aujourd’hui les militantes, portées aussi par le #MeToo mondial, n’hésitent plus à investir la rue, c’est d’abord en ligne qu’elles se sont mobilisées, sur l’éphémère forum Megalia, créé en 2015 en réaction aux violences masculinistes.Crédit photo : Agnès Dherbeys

La moitié des ving­te­naires sud-coréennes se disent aujourd’hui fémi­nistes. La plupart attri­buent leur prise de conscience à l’affaire du « Gangnam Murder », le fémi­ni­cide d’une jeune femme dans la station de métro Gangnam à Séoul, en 2016, qui n’avait pas été reconnu comme un « crime de haine » lié au genre, alors que l’auteur avait justifié son geste par l’indifférence des femmes à son égard. Si aujourd’hui les mili­tantes, portées aussi par le #MeToo mondial, n’hésitent plus à investir la rue, c’est d’abord en ligne qu’elles se sont mobi­li­sées, sur l’éphémère forum Megalia, créé en 2015 en réaction aux violences masculinistes.

Yun Won Choi, 23 ans, travaille pour la Busan Women Hotline, une ligne téléphonique d’assistance aux femmes ayant subi des violences adossée à une radio Internet qui diffuse témoignages et conseils.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Yun Won Choi, 23 ans, travaille pour la Busan Women Hotline, une ligne télé­pho­nique d’assistance aux femmes ayant subi des violences adossée à une radio Internet qui diffuse témoi­gnages et conseils.


« Les hommes de mon âge utilisent le mot “féministe” comme s’il s’agissait d’une insulte. »

Yun Won Choi 


Hawon Jung, 45 ans, a publié Flowers of Fire (2023, non traduit), un livre publié aux États-Unis sur l’essor des nouveaux mouvements féministes en Corée du Sud. Passée par la prestigieuse université pour femmes Ewha de Séoul, elle a pris la mesure des discriminations de genre en devenant journaliste. Elle écrit régulièrement sur les technologies mises au service des violences sexistes : caméras espionnes, « revenge porn », etc.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Hawon Jung, 45 ans, a publié Flowers of Fire (2023, non traduit), un livre publié aux États-Unis sur l’essor des nouveaux mou­ve­ments fémi­nistes en Corée du Sud. Passée par la pres­ti­gieuse uni­ver­si­té pour femmes Ewha de Séoul, elle a pris la mesure des dis­cri­mi­na­tions de genre en devenant jour­na­liste. Elle écrit régu­liè­re­ment sur les tech­no­lo­gies mises au service des violences sexistes : caméras espionnes, « revenge porn », etc.

Eun-Ji Won, 28 ans, journaliste d’investigation, elle préfère cacher son visage. En 2018, encore étudiante, elle a contribué à démanteler un réseau d’esclavage sexuel digital. En 2020, le gouvernement a voté des lois pour la prévention de ce type de crimes. Aujourd’hui, elle continue ses enquêtes et aide des victimes.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Eun-Ji Won, 28 ans, jour­na­liste d’investigation, elle préfère cacher son visage. En 2018, encore étudiante, elle a contribué à déman­te­ler un réseau d’esclavage sexuel digital. En 2020, le gou­ver­ne­ment a voté des lois pour la pré­ven­tion de ce type de crimes. Aujourd’hui, elle continue ses enquêtes et aide des victimes.

Min Gyeong Lee, fondatrice de l’institut Guerrilla, est sortie de l’hétérosexualité en 2016. « Dans l’intimité lesbienne, l’économie est tout à fait différente », dit-elle. Pour elle, monter une entreprise lucrative est aussi « un acte de résistance dans une société où on n’attend pas des femmes qu’elles fassent de l’argent ».Crédit photo : Agnès Dherbeys

Min Gyeong Lee, fon­da­trice de l’institut Guerrilla, est sortie de l’hétérosexualité en 2016. « Dans l’intimité lesbienne, l’économie est tout à fait dif­fé­rente », dit-elle. Pour elle, monter une entre­prise lucrative est aussi « un acte de résis­tance dans une société où on n’attend pas des femmes qu’elles fassent de l’argent ».

Park YeonJin, 29 ans, est la présidente de WITH (Wolves in the Hell, « Louves en enfer »), une communauté de femmes du sud du pays qui fonde ses principes sur le lesbianisme politique. Ses membres, au nombre de 540, se retrouvent pour faire du sport, pique-niquer, organiser des groupes de parole… ou pour partir en vacances ensemble.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Park YeonJin, 29 ans, est la pré­si­dente de WITH (Wolves in the Hell, « Louves en enfer »), une com­mu­nau­té de femmes du sud du pays qui fonde ses principes sur le les­bia­nisme politique. Ses membres, au nombre de 540, se retrouvent pour faire du sport, pique-niquer, organiser des groupes de parole… ou pour partir en vacances ensemble.

Haein Shim, 29 ans, étudiante en Californie, est la porte-parole de Team Haeil (« tsunami » en coréen). Cet important collectif d’activistes féministes a pour objectif de sensibiliser les médias étrangers à la situation des femmes coréennes. Il a réussi à susciter de nombreux articles sur le sujet, dont le premier en mars 2022 dans le média américain Vice.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Haein Shim, 29 ans, étudiante en Californie, est la porte-parole de Team Haeil (« tsunami » en coréen). Cet important collectif d’activistes fémi­nistes a pour objectif de sen­si­bi­li­ser les médias étrangers à la situation des femmes coréennes. Il a réussi à susciter de nombreux articles sur le sujet, dont le premier en mars 2022 dans le média américain Vice.


« Tous les suicides de femmes sont des fémi­ni­cides. Je ne veux plus perdre d’amies. »

Haein Shim


Lee Gahyung, 30 ans, et Lee Soyun, 26 ans, coprésidentes du Feminism Party, ne se reconnaissaient ni dans les partis politiques traditionnels pour lesquels « l’égalité des genres n’est pas une cause à défendre », ni dans le Women’s Party, dont « les membres sont toutes cisgenres et font trop de concessions ». Leur mouvement – pas encore reconnu comme un parti officiel faute d’un nombre d’adhérent·es suffisant – soulève notamment la question de l’écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes, de l’ordre de 31 %, soit le plus élevé parmi les pays de l’OCDE.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Lee Gahyung, 30 ans, et Lee Soyun, 26 ans, copré­si­dentes du Feminism Party, ne se recon­nais­saient ni dans les partis poli­tiques tra­di­tion­nels pour lesquels « l’égalité des genres n’est pas une cause à défendre », ni dans le Women’s Party, dont « les membres sont toutes cisgenres et font trop de conces­sions ». Leur mouvement – pas encore reconnu comme un parti officiel faute d’un nombre d’adhérent·es suffisant – soulève notamment la question de l’écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes, de l’ordre de 31 %, soit le plus élevé parmi les pays de l’OCDE.

Lors de la manifestation pour la Journée internationale des droits des femmes, en mars 2023, à Séoul. Les mouvements féministes ont connu un nouvel essor au moment de l’élection du très conservateur Yoon Suk-yeol à la présidence en 2022. Le dirigeant n’hésite pas à leur faire porter la responsabilité du faible taux de natalité, l’un des plus bas de la planète, et à soutenir ouvertement les mouvements masculinistes radicalisés. Ces derniers se sont montrés particulièrement violents lors des dernières élections législatives, en avril 2024, finalement remportées par l’opposition.Crédit photo : Agnès Dherbeys

Lors de la mani­fes­ta­tion pour la Journée inter­na­tio­nale des droits des femmes, en mars 2023, à Séoul. Les mou­ve­ments fémi­nistes ont connu un nouvel essor au moment de l’élection du très conser­va­teur Yoon Suk-yeol à la pré­si­dence en 2022. Le dirigeant n’hésite pas à leur faire porter la res­pon­sa­bi­li­té du faible taux de natalité, l’un des plus bas de la planète, et à soutenir ouver­te­ment les mou­ve­ments mas­cu­li­nistes radi­ca­li­sés. Ces derniers se sont montrés par­ti­cu­liè­re­ment violents lors des dernières élections légis­la­tives, en avril 2024, fina­le­ment rem­por­tées par l’opposition.

Agnès Dherbeys est pho­to­jour­na­liste, membre de l’agence MYOP. Elle alterne cou­ver­ture de l’actualité et projets docu­men­taires. Elle est l’autrice du portfolio sur la jeune géné­ra­tion féministe en Corée du Sud.

Chloé Devis est jour­na­liste indé­pen­dante et pho­to­graphe. Elle a publié plusieurs livres en lien avec l’image, dont, der­niè­re­ment, Le Portrait de presse au prisme des domi­na­tions avec Marie Docher et Ingrid Milhaud. Elle a rédigé les légendes de ce portfolio à partir des entre­tiens réalisés par Agnès Dherbeys.

Le travail d’Agnès Dherbeys a été réalisé avec l’aide du fonds de soutien pour la pho­to­gra­phie docu­men­taire du CNAP, le Centre national français des arts plastiques. 

Note de la cor­rec­tion : la trans­crip­tion, l’orthographe et l’ordre des noms et prénoms repro­duits dans ce portfolio res­pectent le choix formulé par les personnes photographiées.

Résister en féministes : la lutte continue

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

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