Lors d’une réunion d’information de l’Institut Guerilla, en mars 2023, à Séoul. « J’ai créé un écosystème féministe et lesbien dans une société oppressive où la loi du patriarcat prévaut », dit l’activiste et entrepreneuse Min Gyeong Lee, sa fondatrice. Cette école de langues « non académique » promeut l’apprentissage du français et de l’anglais comme vecteur d’émancipation. Crédit photo : Agnès Dherbeys
Née en Corée du Sud, Agnès Dherbeys a grandi en France. Dans son pays d’origine, ce sont près de 200 000 enfants qui, comme elle, ont été adopté·es à l’international depuis le milieu des années 1950. Cette histoire personnelle a poussé la photojournaliste à s’interroger sur la place et les luttes des femmes aujourd’hui dans un État d’Asie désormais classé parmi les grandes puissances mondiales. Sa série dresse le portrait d’une génération de jeunes militantes résolues à déjouer les codes d’une société encore très conservatrice. Elles ont fait de la sororité une arme face à l’offensive masculiniste attisée par l’arrivée au pouvoir de la droite populiste.
Busan, deuxième ville de Corée du Sud.
Des jeunes femmes en tenue traditionnelle devant un temple à Séoul, la capital. « Quand on parle de la Corée du Sud, on pense à la technologie, à Samsung, aux relations avec la Corée du Nord ou au phénomène de la K‑culture. On ignore que la société coréenne et les femmes en premier lieu sont prises dans l’étau de traditions qui refusent d’évoluer », constate la journaliste Hawon Jung (en photo page 126). Des normes de beauté strictes pèsent sur les femmes ; ainsi le simple fait de porter les cheveux courts est perçu comme transgressif.
Hanji Na, 29 ans, est assistante sociale pour la Korean Woman Hotline à Séoul. Elle aide des femmes et des enfants victimes de violences intrafamiliales à trouver un foyer. À l’université, elle était l’une des rares filles issues d’une région rurale : « Dans les campagnes, les parents préfèrent investir dans l’éducation des garçons. » Aujourd’hui cependant, bien que globalement plus diplômées que les hommes, les femmes sud-coréennes restent structurellement désavantagées dans leur vie professionnelle, rattrapées par une société qui continue de les assigner à l’espace domestique.
« En général, les femmes ne font pas le lien entre leur statut dans la société et la discrimination de genre… même celles de ma génération. »
Hanji Na
« Arrêtez d’être obsédés par la famille normale ! Toutes les structures familiales ont le droit d’exister » : c’est le slogan préféré de Hanji, photographiée levant le poing sur un char lors de la Journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2023. Cette journée est l’occasion pour les féministes de dénoncer la pression sociale et les rôles de genre institués par l’héritage confucéen, ainsi que la militarisation du pays. Les femmes sud-coréennes ne disposent d’un état civil individuel que depuis 2008, et l’IVG n’a été légalisée qu’en 2021.
La moitié des vingtenaires sud-coréennes se disent aujourd’hui féministes. La plupart attribuent leur prise de conscience à l’affaire du « Gangnam Murder », le féminicide d’une jeune femme dans la station de métro Gangnam à Séoul, en 2016, qui n’avait pas été reconnu comme un « crime de haine » lié au genre, alors que l’auteur avait justifié son geste par l’indifférence des femmes à son égard. Si aujourd’hui les militantes, portées aussi par le #MeToo mondial, n’hésitent plus à investir la rue, c’est d’abord en ligne qu’elles se sont mobilisées, sur l’éphémère forum Megalia, créé en 2015 en réaction aux violences masculinistes.
Yun Won Choi, 23 ans, travaille pour la Busan Women Hotline, une ligne téléphonique d’assistance aux femmes ayant subi des violences adossée à une radio Internet qui diffuse témoignages et conseils.
« Les hommes de mon âge utilisent le mot “féministe” comme s’il s’agissait d’une insulte. »
Yun Won Choi
Hawon Jung, 45 ans, a publié Flowers of Fire (2023, non traduit), un livre publié aux États-Unis sur l’essor des nouveaux mouvements féministes en Corée du Sud. Passée par la prestigieuse université pour femmes Ewha de Séoul, elle a pris la mesure des discriminations de genre en devenant journaliste. Elle écrit régulièrement sur les technologies mises au service des violences sexistes : caméras espionnes, « revenge porn », etc.
Eun-Ji Won, 28 ans, journaliste d’investigation, elle préfère cacher son visage. En 2018, encore étudiante, elle a contribué à démanteler un réseau d’esclavage sexuel digital. En 2020, le gouvernement a voté des lois pour la prévention de ce type de crimes. Aujourd’hui, elle continue ses enquêtes et aide des victimes.
Min Gyeong Lee, fondatrice de l’institut Guerrilla, est sortie de l’hétérosexualité en 2016. « Dans l’intimité lesbienne, l’économie est tout à fait différente », dit-elle. Pour elle, monter une entreprise lucrative est aussi « un acte de résistance dans une société où on n’attend pas des femmes qu’elles fassent de l’argent ».
Park YeonJin, 29 ans, est la présidente de WITH (Wolves in the Hell, « Louves en enfer »), une communauté de femmes du sud du pays qui fonde ses principes sur le lesbianisme politique. Ses membres, au nombre de 540, se retrouvent pour faire du sport, pique-niquer, organiser des groupes de parole… ou pour partir en vacances ensemble.
Haein Shim, 29 ans, étudiante en Californie, est la porte-parole de Team Haeil (« tsunami » en coréen). Cet important collectif d’activistes féministes a pour objectif de sensibiliser les médias étrangers à la situation des femmes coréennes. Il a réussi à susciter de nombreux articles sur le sujet, dont le premier en mars 2022 dans le média américain Vice.
« Tous les suicides de femmes sont des féminicides. Je ne veux plus perdre d’amies. »
Haein Shim
Lee Gahyung, 30 ans, et Lee Soyun, 26 ans, coprésidentes du Feminism Party, ne se reconnaissaient ni dans les partis politiques traditionnels pour lesquels « l’égalité des genres n’est pas une cause à défendre », ni dans le Women’s Party, dont « les membres sont toutes cisgenres et font trop de concessions ». Leur mouvement – pas encore reconnu comme un parti officiel faute d’un nombre d’adhérent·es suffisant – soulève notamment la question de l’écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes, de l’ordre de 31 %, soit le plus élevé parmi les pays de l’OCDE.
Lors de la manifestation pour la Journée internationale des droits des femmes, en mars 2023, à Séoul. Les mouvements féministes ont connu un nouvel essor au moment de l’élection du très conservateur Yoon Suk-yeol à la présidence en 2022. Le dirigeant n’hésite pas à leur faire porter la responsabilité du faible taux de natalité, l’un des plus bas de la planète, et à soutenir ouvertement les mouvements masculinistes radicalisés. Ces derniers se sont montrés particulièrement violents lors des dernières élections législatives, en avril 2024, finalement remportées par l’opposition.
Agnès Dherbeys est photojournaliste, membre de l’agence MYOP. Elle alterne couverture de l’actualité et projets documentaires. Elle est l’autrice du portfolio sur la jeune génération féministe en Corée du Sud.
Chloé Devis est journaliste indépendante et photographe. Elle a publié plusieurs livres en lien avec l’image, dont, dernièrement, Le Portrait de presse au prisme des dominations avec Marie Docher et Ingrid Milhaud. Elle a rédigé les légendes de ce portfolio à partir des entretiens réalisés par Agnès Dherbeys.
Le travail d’Agnès Dherbeys a été réalisé avec l’aide du fonds de soutien pour la photographie documentaire du CNAP, le Centre national français des arts plastiques.
Note de la correction : la transcription, l’orthographe et l’ordre des noms et prénoms reproduits dans ce portfolio respectent le choix formulé par les personnes photographiées.
Résister en féministes : la lutte continue
Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.
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