« Mais qu’est-ce que je fous là, en fait ? »

Comment prendre la parole en tant qu’homme dans un espace féministe ? Pour Martin Page, le statut d’« allié » suscite plus de questions qu’il ne scelle de certitudes.
Publié le 30 juillet 2021

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3 Se battre (septembre 2021)

Ma présence au sein de cette revue féministe a suscité des remarques parfois critiques [lire le courrier des lecteur·ices du numéro 2 de La Déferlante]. C’est une question que je me suis posée moi-même quand on m’a proposé cette chronique.

Mais ma position est que, si des féministes me demandent quelque chose, je dis OK. Cela m’a amené à une inter­ro­ga­tion plus large : pourquoi un mec s’intéresse-t-il à la remise en cause du patriar­cat ? J’ai parfois entendu : pour l’argent, pour être cool ou dans l’espoir de coucher avec des fémi­nistes. La suspicion est légitime et il faudrait être un bien piètre allié pour se vexer. Parce que « homme allié » ou « homme décons­truit », ça sonne un peu comme « capi­ta­lisme vert » – c’est un oxymore – il y a de quoi être sceptique. 

Mais si je ne suis pas là pour ces raisons, alors pourquoi ? J’ai deux hypo­thèses. Pour les déve­lop­per, je dois un peu raconter ma vie. 

En voici une esquisse : père peintre, chômeur, alcoo­lique, problèmes psy, sdf, foyer Sonacotra, hôpital psy­chia­trique, tutelle de mon propre père, maladie neu­ro­lo­gique (Korsakov), mort. Ses oeuvres ont été jetées dans des bennes par les huissiers. Je n’ai pas eu une jeunesse très douce. Aujourd’hui, j’ai atteint un certain niveau de bour­geoi­sie précaire, mais j’ai vécu ça. J’ai été ce genre de jeune qui donnait une partie de son salaire à sa mère pour par­ti­ci­per aux frais du foyer et à son père pour qu’il puisse s’acheter à manger.

Vivre l’oppression, faire alliance

Alors je crois que si je me suis engagé dans d’autres causes, c’est que la mienne est inti­me­ment trop dou­lou­reuse. Quand je soutiens le combat féministe, je me bats aussi aux côtés de mon père, des pauvres, des malades, je porte des coups contre des adver­saires de mon passé (ce n’est donc pas sans ambiguïtés). 

Je fais le pari que les meilleur·es allié·es sont celles et ceux qui ont vécu d’autres oppres­sions (je pense à l’engagement massif de membres de la com­mu­nau­té juive aux États-Unis dans le mouvement des droits civiques des années 1950 à 1970, mais aussi au soutien apporté par des personnes LGBT à la grève dans les mines au Royaume-Uni en 1984–1985). La méfiance à l’égard des alliés des fémi­nistes est normale, mais peut-être que ce sont des hommes qui, eux aussi, ont vécu la violence de la norme d’une manière ou d’une autre, et qui ont connu le racisme, l’antisémitisme, le mépris de classe, les sté­réo­types vali­dis­tes¹, l’homophobie, le viol…

Il y a une autre hypothèse concer­nant ma présence ici.

J’ai toujours été un homme peu vrai­sem­blable. Celui dont les autres trouvent qu’il n’est pas un « vrai » mec, je passe sur les insultes, les sarcasmes et les violences (ce n’est pas pour rien que Coline Pierré et moi avons coédité chez Monstrograph Moi les hommes, je les déteste, de Pauline Harmange). Je me suis toujours senti en inadé­qua­tion avec le genre masculin, même si, socia­li­sa­tion oblige, je n’y échappe pas totalement.

Longue vie aux traîtres !

Certaines personnes nées hommes « quittent » ce genre assigné à la naissance. Leur socia­li­sa­tion et leur expres­sion de genre sont mas­cu­lines, mais un jour iels com­prennent que si ça fait mal comme ça, s’iels sont perdu·es, c’est qu’iels ne sont pas des hommes.

Ainsi plus je lis, plus je réfléchis, plus je me comprends, plus il est évident que je suis non binaire (et bien conscient que, même non binaire, on n’en a pas fini avec le genre). Je repense à un texte publié le 9 mars dernier par la blogueuse La Mecxpliqueuse à propos de Léo Thiers-Vidal, l’un des premiers théo­ri­ciens fran­co­phones de la mas­cu­li­ni­té, qui s’est suicidé il y a une quinzaine d’années et qui, dans un texte paru en 2002 dans Nouvelles Questions fémi­nistes, expli­quait vouloir « briser le lien avec le groupe social des hommes et élaborer une conscience anti­mas­cu­li­niste ». La Mecxpliqueuse se demande si Thiers-Vidal n’aurait pas tran­si­tion­né « s’il avait vécu dans un autre milieu, à un autre moment ». 

C’est une question : et si parfois un mec allié était en fait une personne trans ou non binaire qui ne l’a pas encore compris ou qui n’ose pas le dire publi­que­ment ? Voilà qui explique peut-être ma présence ici, mon point de vue par­ti­cu­lier, fruit de mon histoire et de mon identité.

On ne peut pas pour autant dire aux hommes cis² de devenir trans ou non binaires, ça ne marche pas comme ça (en revanche, il faudrait qu’ils se ren­seignent sur ces sujets). Mais on peut peut-être leur demander de faire quelque chose qui leur coûte, et pas qui les valorise, comme c’est le cas avec la décons­truc­tion et le terme « allié ». En premier lieu : trahir leur genre. Selon quelles modalités ? Je ne sais pas. Déjà en utilisant ce mot de « traître », négatif, pas valo­ri­sant, qui brise l’entente, et rappelle que la mas­cu­li­ni­té n’est pas une nature, mais une construc­tion politique et un système qui assurent la supré­ma­tie d’un groupe social. « Traître » s’adresse aux autres hommes, et non plus aux femmes, il marque le désir d’une rupture : il ne s’agit plus d’un combat pour les femmes, mais contre les hommes.

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 ¹ Le validisme, également appelé capa­ci­tisme, est un système d’oppressions qui dis­cri­mine et inté­rio­rise les personnes han­di­ca­pées, consi­dé­rant les personnes valides comme la norme sociale.

 ² Cisgenre (raccourci en « cis ») : dont l’identité de genre est en concor­dance avec le sexe assigné à la naissance.

Martin Page

Martin Page est auteur de romans (dont L'apiculture selon Samuel Beckett), de livres jeunesse (dont Le permis d'être un enfant), et d’essais (Manuel d’écriture et de survie, Au-delà de la pénétration). Avec sa compagne, Coline Pierré, il est co-créateur du laboratoire d’édition Monstrograph. Lire sa chronique page 34. Voir tous ses articles

Se battre : nos corps dans la lutte

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