Maman, mamie, les serviettes pliées et moi

No Anger est han­di­ca­pée physique. Pour échapper à un placement en ins­ti­tu­tion spé­cia­li­sée, elle a passé son enfance à recher­cher l’excellence scolaire, au détriment d’apprentissages quo­ti­diens qu’elle jugeait trop genrés. Aujourd’hui adulte, elle réalise combien cette stratégie a pu nuire à son autonomie.

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Publié le 17 octobre 2023
mock-up Chronique No Anger « Maman, Mamie, les serviettes pliées et moi » - La Déferlante 12

Dans ma famille, on plie les ser­viettes. En trois, puis en deux. Ma grand-mère faisait ce geste. Ma mère en a hérité. C’est une habitude qui, chez moi, se transmet, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, à toutes les personnes qui doivent s’occuper du linge, tenir leur maison, fonder un foyer.

Pendant longtemps, j’ai ignoré la plupart des gestes de la parfaite maîtresse de maison et de la mère idéale. Mon corps n’a pas appris à les faire. Lorsque mon grand frère devait passer l’aspirateur ou aider à mettre la table, j’étais gênée de continuer à jouer, m’interrogeant sur mon utilité au sein de la maison. Frustrée de ne pouvoir faire ma part des tâches ménagères, je me demandais souvent quelle était ma place dans la famille.

Singer le corps valide

 

Si, comme d’autres gestes du quotidien, celui de plier des ser­viettes ne m’a pas été transmis, ce n’était pas par défaillance de la part de mes parents, mais parce que l’urgence était ailleurs. Nous étions dans les années 1990 et mon avenir d’adulte était sans cesse mis en doute par les ins­ti­tu­tions. Ma scolarité en école primaire dépendait du bon vouloir de l’Éducation nationale. « Mais vous savez bien qu’elle devra un jour quitter l’école et aller dans un centre », se plaignait parfois la direc­trice d’école que mes parents devaient supplier à chaque fin d’année scolaire de me réins­crire dans son éta­blis­se­ment. La rage au cœur, la peur au ventre, j’ai dû vivre avec ces mots qui faisaient planer la menace de mon ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion. J’étais assignée à une autre résidence que celle que l’on prévoit pour une jeune fille hété­ro­sexuelle et valide. En tant qu’enfant han­di­ca­pée, je devais déjouer non pas le piège d’une maison à tenir mais le danger d’un intérieur qui m’enfermerait. Pour y échapper, pour être une adulte finan­ciè­re­ment indé­pen­dante, il me fallait être une élève irré­pro­chable : avoir de bonnes notes, taire mes douleurs et ma fatigue, passer sous silence mes émotions. J’ai dû parler le langage viriliste de la per­for­mance et singer le corps valide. Sinon, la direc­trice m’aurait exclue, me jugeant inadaptée à son école.

Trop occupée à garder la face, j’ai oublié d’apprendre à être une adulte. Pendant mon ado­les­cence, je préférais les savoirs scolaires et légitimes, négli­geant les savoir-faire perçus comme féminins que je trouvais futiles, voire dégra­dants. Il était inutile que je sache plier le linge. Je ne me projetais pas encore dans le quotidien d’une personne qui devrait remplir le frigo, gérer les lessives, et pos­sé­de­rait un meuble télé. Même si je l’espérais, rien ne me per­met­tait de penser cet avenir. Au mieux, même si j’échappais à l’institutionnalisation, je vivrais dans le studio accolé à la maison, que mes parents avaient fait construire en prévision du moment où j’aurais besoin d’indépendance. Ignorant comment être une adulte han­di­ca­pée dans un monde de valides, je me défi­nis­sais fina­le­ment et bien malgré moi comme un perpétuel objet de soin. L’anathème de l’exclusion scolaire me privait des res­sources pour m’imaginer tout autre.

Un beau jour, la logique uni­ver­si­taire a pris le pas sur celle de l’institutionnalisation. Me voilà, après le bac, préparant des concours de grandes écoles, et voilà même que j’en réussis un. Contre toute attente, j’ai dû partir étudier à trois cents kilo­mètres de la maison. « Elle ne tiendra pas six mois », disait-on chez mes oncles et tantes, parmi les voisin·es ou les ami·es de mes parents. Alors, une fois de plus, la peur au ventre, la rage au cœur, je suis entrée dans mon premier appar­te­ment étudiant.

Réintégrer les gestes de la famille

 

Entre les mains d’un service d’auxiliaires de vie, je me suis retrouvée assignée au rôle du corps à soigner. Il m’était intimé de rester à ma place. Tout me disait que je n’étais pas chez moi : des espaces mal adaptés à mes dépla­ce­ments, des placards trop hauts, un carnet de liaison où des consignes étaient écrites sans me consulter,
et ces phrases qui reve­naient sans cesse : « Attends, laisse, je vais le faire. »

Toujours ces mots qui parlent du point de vue valide et me croient incapable. Cette croyance qui me dépossède de mon foyer. Cette illusion d’un quotidien indolore auquel je ne prendrais aucu­ne­ment part. Toujours cet ima­gi­naire valido-centré sur mon corps assisté par autrui.

Cette ingérence m’effaçait de chez moi. Le petit appar­te­ment était tenu par des inconnu·es, avec leurs propres manières de faire. Je ne voulais pas de ces gestes imposés : j’aspirais à des gestes délégués. Il fallait que mon intérieur ressemble à mon histoire per­son­nelle. Ne pas perdre ce qui m’était familier, continuer de m’inscrire dans la lignée de ma mère, ne pas oublier le savoir-faire quotidien de ma grand-mère. Réintégrer la chaîne de trans­mis­sion, de laquelle les logiques vali­distes m’avaient exclue.
Pour pouvoir les trans­mettre à mes aidant·es, je me suis réap­pro­prié les gestes de ma famille. Ils n’étaient plus à mes yeux de dégra­dantes futilités, mais les res­sources de mon éman­ci­pa­tion. En les apprenant puis en les ensei­gnant, j’ai affirmé que j’étais chez moi, marquant cet intérieur de mon corps et de ma filiation. Maintenant, je sais plier les ser­viettes. En trois, puis en deux.

 

Docteure en science politique, No Anger est une artiste et militante queer et anti­va­li­diste. Elle s’intéresse aux mou­ve­ments sociaux et aux questions liées au genre, au corps et à la sexualité. Elle livre ici sa troisième chronique d’une série de quatre.

Rêver : la révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°12 Rêver, de novembre 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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