Dans ma famille, on plie les serviettes. En trois, puis en deux. Ma grand-mère faisait ce geste. Ma mère en a hérité. C’est une habitude qui, chez moi, se transmet, de génération en génération, à toutes les personnes qui doivent s’occuper du linge, tenir leur maison, fonder un foyer.
Pendant longtemps, j’ai ignoré la plupart des gestes de la parfaite maîtresse de maison et de la mère idéale. Mon corps n’a pas appris à les faire. Lorsque mon grand frère devait passer l’aspirateur ou aider à mettre la table, j’étais gênée de continuer à jouer, m’interrogeant sur mon utilité au sein de la maison. Frustrée de ne pouvoir faire ma part des tâches ménagères, je me demandais souvent quelle était ma place dans la famille.
Singer le corps valide
Si, comme d’autres gestes du quotidien, celui de plier des serviettes ne m’a pas été transmis, ce n’était pas par défaillance de la part de mes parents, mais parce que l’urgence était ailleurs. Nous étions dans les années 1990 et mon avenir d’adulte était sans cesse mis en doute par les institutions. Ma scolarité en école primaire dépendait du bon vouloir de l’Éducation nationale. « Mais vous savez bien qu’elle devra un jour quitter l’école et aller dans un centre », se plaignait parfois la directrice d’école que mes parents devaient supplier à chaque fin d’année scolaire de me réinscrire dans son établissement. La rage au cœur, la peur au ventre, j’ai dû vivre avec ces mots qui faisaient planer la menace de mon institutionnalisation. J’étais assignée à une autre résidence que celle que l’on prévoit pour une jeune fille hétérosexuelle et valide. En tant qu’enfant handicapée, je devais déjouer non pas le piège d’une maison à tenir mais le danger d’un intérieur qui m’enfermerait. Pour y échapper, pour être une adulte financièrement indépendante, il me fallait être une élève irréprochable : avoir de bonnes notes, taire mes douleurs et ma fatigue, passer sous silence mes émotions. J’ai dû parler le langage viriliste de la performance et singer le corps valide. Sinon, la directrice m’aurait exclue, me jugeant inadaptée à son école.
Trop occupée à garder la face, j’ai oublié d’apprendre à être une adulte. Pendant mon adolescence, je préférais les savoirs scolaires et légitimes, négligeant les savoir-faire perçus comme féminins que je trouvais futiles, voire dégradants. Il était inutile que je sache plier le linge. Je ne me projetais pas encore dans le quotidien d’une personne qui devrait remplir le frigo, gérer les lessives, et posséderait un meuble télé. Même si je l’espérais, rien ne me permettait de penser cet avenir. Au mieux, même si j’échappais à l’institutionnalisation, je vivrais dans le studio accolé à la maison, que mes parents avaient fait construire en prévision du moment où j’aurais besoin d’indépendance. Ignorant comment être une adulte handicapée dans un monde de valides, je me définissais finalement et bien malgré moi comme un perpétuel objet de soin. L’anathème de l’exclusion scolaire me privait des ressources pour m’imaginer tout autre.
Un beau jour, la logique universitaire a pris le pas sur celle de l’institutionnalisation. Me voilà, après le bac, préparant des concours de grandes écoles, et voilà même que j’en réussis un. Contre toute attente, j’ai dû partir étudier à trois cents kilomètres de la maison. « Elle ne tiendra pas six mois », disait-on chez mes oncles et tantes, parmi les voisin·es ou les ami·es de mes parents. Alors, une fois de plus, la peur au ventre, la rage au cœur, je suis entrée dans mon premier appartement étudiant.
Réintégrer les gestes de la famille
Entre les mains d’un service d’auxiliaires de vie, je me suis retrouvée assignée au rôle du corps à soigner. Il m’était intimé de rester à ma place. Tout me disait que je n’étais pas chez moi : des espaces mal adaptés à mes déplacements, des placards trop hauts, un carnet de liaison où des consignes étaient écrites sans me consulter,
et ces phrases qui revenaient sans cesse : « Attends, laisse, je vais le faire. »
Toujours ces mots qui parlent du point de vue valide et me croient incapable. Cette croyance qui me dépossède de mon foyer. Cette illusion d’un quotidien indolore auquel je ne prendrais aucunement part. Toujours cet imaginaire valido-centré sur mon corps assisté par autrui.
Cette ingérence m’effaçait de chez moi. Le petit appartement était tenu par des inconnu·es, avec leurs propres manières de faire. Je ne voulais pas de ces gestes imposés : j’aspirais à des gestes délégués. Il fallait que mon intérieur ressemble à mon histoire personnelle. Ne pas perdre ce qui m’était familier, continuer de m’inscrire dans la lignée de ma mère, ne pas oublier le savoir-faire quotidien de ma grand-mère. Réintégrer la chaîne de transmission, de laquelle les logiques validistes m’avaient exclue.
Pour pouvoir les transmettre à mes aidant·es, je me suis réapproprié les gestes de ma famille. Ils n’étaient plus à mes yeux de dégradantes futilités, mais les ressources de mon émancipation. En les apprenant puis en les enseignant, j’ai affirmé que j’étais chez moi, marquant cet intérieur de mon corps et de ma filiation. Maintenant, je sais plier les serviettes. En trois, puis en deux.