Gender fluid, le manga ?

À rebours des sté­réo­types sexistes et viri­listes véhiculés par une large part de sa pro­duc­tion édi­to­riale, le manga est aussi un lieu d’expression pri­vi­lé­gié pour de nom­breuses autrices. On y trouve un art du dessin qui dynamite la binarité de genre et les repré­sen­ta­tions de la féminité et de la masculinité.
Publié le 25 avril 2024
Le manga Lady Oscar
Dessin extrait de La Rose de Versailles (dont l’animé s’intitule Lady Oscar), tome 2, de Riyoko Ikeda, Kana, 2011.

Héroïnes dévêtues à grosse poitrine, voleurs de petites culottes, récits toni­truants sans queue ni tête, combats violents… En France, on a souvent réduit le manga aux sté­réo­types qu’une partie de la pro­duc­tion diffuse. Le 9e art japonais ne se résume pas à ces images sexistes et brutales. Lorsqu’ils ont afflué à la télé­vi­sion française dans leur adap­ta­tion animée, dans les années 1970, les mangas ont constitué un véritable phénomène culturel chez les plus jeunes.

À la même époque, le monde de la BD franco-belge ignore encore le lectorat féminin et n’accorde quasiment pas de place aux autrices. Vu le médium où seules la Schtroumpfette et quelques rares figures féminines ont droit de cité, les amatrices de fiction dessinée, qu’elles soient ado­les­centes ou jeunes adultes, se tournent vers l’autre Terre sainte de la bande dessinée : le Japon. Sur l’archipel, l’industrie de la BD aborde déjà une myriade de thé­ma­tiques, et classe minu­tieu­se­ment ses ouvrages selon l’âge et le genre des lecteur·ices visé·es. Ainsi, une palette de repré­sen­ta­tions féminines, à des années-lumière de Falbala ou de Natacha l’hôtesse de l’air, prend vie sur les planches des mangas.

Dès les années 1980, un aperçu de la richesse des figures empou­voi­rantes du manga est donné au public français avec la diffusion d’un grand nombre d’adaptations télé­vi­suelles : des sportives qui ne lâchent rien (Jeanne et Serge), des voleuses sexy qui font tourner la police en bourrique (Signé Cat’s Eyes), des super-héroïnes (Sailor Moon et Cardcaptor Sakura), ou des créa­trices de génie (Bulma dans Dragon Ball).

Récits joyeux et sen­ti­men­taux, explo­ra­tion de thèmes liés à l’intime, héroïnes complexes… tout un univers s’ouvre alors pour un public jusqu’ici ignoré. Il faut toutefois attendre le début des années 2000 pour voir appa­raître en français des œuvres conçues spé­cia­le­ment pour les femmes : le shōjo manga (adressé aux ado­les­centes) et le josei manga (pour un lectorat féminin adulte). Importée en France par l’éditeur Tonkam (qui a depuis fusionné avec Delcourt), la série Nana d’Aï Yazawa va par exemple dura­ble­ment marquer les esprits : elle narre de manière crue et sen­ti­men­tale le quotidien de deux colo­ca­taires tokyoïtes qui entrent dans la vie adulte. Ces œuvres vont d’ailleurs imprégner l’imaginaire de nom­breuses bédéastes fran­co­phones nées dans les années 1980 et 1990, comme Chloé Wary (Rosigny Zoo, FLBLB, 2023) ou Lucie Bryon (Voleuse, Sarbacane, 2023). « Avant que je découvre le manga, la BD me parais­sait loin, masculine. Je dévorais des histoires, mais je n’envisageais pas d’en faire », expli­quait Lucie Bryon en janvier 2024 au journal Le Monde (1).

Nourrir un lectorat féminin

Découvert tar­di­ve­ment en Europe, le shōjo manga a pourtant une longue histoire. Elle commence dès la fin du xixe siècle avec des pério­diques pour ado­les­centes qui servaient prin­ci­pa­le­ment de mode d’emploi pour devenir une épouse modèle. Si quelques incur­sions dans le fan­tas­tique per­met­taient à des autrices de fiction lit­té­raire d’explorer des idées rela­ti­ve­ment ico­no­clastes – relations homo­sexuelles, critique de la société de classes, etc. –, le manga féminin n’en était encore qu’à ses bal­bu­tie­ments dans les années 1930. Après le conflit mondial et la fin de l’occupation états-unienne du Japon, au début des années 1950, le manga s’épanouit et la catégorie shōjo s’exhibe for­mel­le­ment dans des magazines qui lui sont désormais quasi entiè­re­ment consacrés. Loin d’être pro­gres­siste, le Japon n’en néglige pas pour autant le lectorat féminin – et la manne finan­cière qu’il repré­sente – en lui proposant des histoires spé­ci­fiques. Avec l’avènement de la société de consom­ma­tion, dans les années 1960, les maisons d’édition recrutent à tour de bras pour remplir leurs pério­diques, per­met­tant à des des­si­na­trices de mettre un pied dans la porte.

Ces nouvelles et jeunes autrices reprennent à leur compte les codes de leurs aîné·es, tout en insuf­flant plus de com­plexi­té et de consis­tance aux per­son­nages féminins. Ces autrices s’appellent Moto Hagio, Keiko Takemiya, Yumiko Oshima, Chikako Urano, Riyoko Ikeda… Autant de noms qui ont révo­lu­tion­né le manga, conju­guant succès critique et com­mer­cial. Ces baby-boomeuses dyna­mitent la com­po­si­tion des pages et les codes gra­phiques, repoussent les limites nar­ra­tives et thé­ma­tiques, repré­sentent visuel­le­ment l’intériorité de leurs per­son­nages, leur donnent une agen­ti­vi­té, tout en assumant de les parer d’atours kawaii (2), de motifs floraux et de sil­houettes haute couture.

Planche extraite de Sakuran, de Moyoco Anno, Pika Édition, 2023. Le destin sans fard d’une prostituée en quête de liberté.

Planche extraite de Sakuran, de Moyoco Anno, Pika Édition, 2023. Le destin sans fard d’une pros­ti­tuée en quête de liberté. Crédit : SAKURAN © Moyoco Anno /Cork All rights reserved

Fluidité des genres

À partir du milieu des années 1960, les héroïnes, longtemps idéa­li­sées et éthérées, « vont, à travers les mangas de sport, d’horreur ou des romances en milieu scolaire, prendre de la cor­po­ra­li­té. Les corps vont être par exemple mis à l’épreuve des blessures », analyse Julia Popek, qui mène des recherches indé­pen­dantes sur le shōjo manga, citant notamment, dans ce bas­cu­le­ment, l’importance du manga de volley Les Attaquantes (1968) de Chikako Urano, qui suit le parcours d’une jeune joueuse pro­met­teuse et de son équipe scolaire. Emblématique de cette effer­ves­cence, le per­son­nage Oscar de Jarjayes, va, sous la plume de Riyoko Ikeda, incarner dans La Rose de Versailles (dont l’animé s’intitule Lady Oscar) une héroïne combative, politisée, libre, sensuelle. Selon la critique et spé­cia­liste de la culture manga Yukari Fujimoto, pro­fes­seure à l’université Meiji, à Tokyo, la scène d’amour sans rapports de domi­na­tion entre Oscar et son ami d’enfance André a contribué « à forger [la] concep­tion de la sexualité des col­lé­giennes et lycéennes de l’époque (3) ».

Tandis que certaines autrices jouent avec la fluidité des genres et la sexualité au travers du tra­ves­tis­se­ment et de l’androgynie, d’autres ont recours à des per­son­nages masculins pour accéder par pro­cu­ra­tion à des expé­riences qui leur sont inter­dites, explorer leur propre sexualité et leur désir, mais aussi mettre à distance des trau­ma­tismes et des violences qu’elles ont pu subir. « J’ai tendance à idéaliser les per­son­nages masculins, à les faire très beaux. Le fait de ne pas être un homme me permet de les dessiner de cette façon », expli­quait la mangaka Moto Hagio au Monde (4), à l’occasion de sa venue au Festival inter­na­tio­nal de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême. Elle dit s’être servie du manga pour se défaire « de la pression parentale » et qu’elle se sentait plus libre de s’exprimer à travers des bishōnen, ces jolis garçons délicats et andro­gynes devenus, depuis, un archétype du manga. Elle aura aussi posé des jalons du boy’s love (shōnen ai), le nom donné aux romances et BD érotiques mettant en scène des couples d’hommes, à des­ti­na­tion d’un lectorat essen­tiel­le­ment féminin ; un genre qui va par­ti­cu­liè­re­ment s’épanouir dans les cercles de mangas amateurs et autoé­di­tés, les dojinshi, des espaces pro­li­fiques et par­ti­cu­liè­re­ment féminisés.

Ces des­si­na­trices révo­lu­tion­naires, encore en activité aujourd’hui, ont pavé le chemin pour leurs ben­ja­mines, dont beaucoup ché­rissent cette liberté de ton, adoptent une certaine désin­vol­ture graphique. C’est le cas de la sul­fu­reuse Kyoko Okazaki et sa critique du star-system dans Helter Skelter (lire aussi encadré en fin d’article) ou encore Moyoco Anno, autrice de Sakuran, centré sur la vie d’une cour­ti­sane qui ne veut pas se plier aux diktats de la société. D’autres vont aussi revenir à des histoires plus ancrées dans le quotidien. C’est le cas, dans les années 2010, de Reiko Momochi (Moi aussi) ou Akane Torikai (En proie au silence), qui aborde, entre autres, la question des violences de genre.


Les récits yuri, mettant en avant des relations les­biennes, les boy’s love, ou ceux abordant la vie de per­son­nages trans­genres, sortent des caté­go­ries spé­cia­li­sées pour se répandre dans des publi­ca­tions plus généralistes.


Leurs récits vont aussi servir de res­pi­ra­tion à des lecteur·ices à la recherche d’une autre mas­cu­li­ni­té que celle performée dans les mangas shōnen, à des­ti­na­tion des jeunes garçons, du type Dragon Ball, One Piece ou encore Naruto. Bien que les magazines aient vu émerger des per­son­nages andro­gynes, gender fluid ou trans­genres (Shun des Chevaliers du Zodiaque, ou une partie du casting de JoJo’s Bizarre Adventure, pour ne citer qu’eux), la plupart des per­son­nages du manga masculin restent érigés en parangons de virilité et d’héroïsme. « Je me sentais comme pri­son­nier de la prétendue “culture masculine”. Le shōjo manga m’a offert l’occasion de remettre en question la mas­cu­li­ni­té et de faire l’examen critique des rapports au genre », confie le socio­logue Kimio Ito (5), spé­cia­liste des men studies – études inter­dis­ci­pli­naires sur les mas­cu­li­ni­tés – qui s’est passionné pour le shōjo dès le début des années 1970.

Planche extraite de Helter Skelter, de Kyōko Okazaki, Atelier akatombo, 2023. On y suit le déclin sordide de la top-modèle Ririko. Une charge implacable contre les diktats de la beauté.Helter Skelter ©︎ Kyoko Okazaki 2003 / SHODENSHA Publishing Co

Planche extraite de Helter Skelter, de Kyōko Okazaki, Atelier akatombo, 2023. Le livre est une charge impla­cable contre les diktats de la beauté.
Crédit : Helter Skelter ©︎ Kyoko Okazaki 2003 / SHODENSHA Publishing Co

Autobiographies et thématiques sociales

Les héroïnes de manga ne sont pas en reste dans les séries destinées aux hommes, qui sont aussi plé­bis­ci­tées par les lectrices. Certains auteurs ont été influen­cés par des autrices comme Moto Hagio, et le shonen a aussi été investi par des des­si­na­trices. Papesse de la comédie roman­tique pour garçons, Rumiko Takahashi, l’autrice de Ranma ½ (lire aussi encadré en fin d’article), leur a ouvert la voie. Dessinés pour séduire la gent masculine, des per­son­nages à la fois kawaii, sexy et badass, comme Lamu d’Urusei Yatsura ou Kaori de City Hunter, ont pu aussi inspirer des jeunes femmes.

Malgré le fait que la société japonaise reste conser­va­trice et qu’une partie des titres publiés, y compris ceux destinés aux femmes, continue de mettre en scène des com­por­te­ments toxiques et de perpétuer des rôles assignés à chacun·e selon son genre, le manga est en per­pé­tuelle évolution, mouvant et rempli d’intertextualité. Les récits yuri, mettant en avant des relations les­biennes, les boy’s love, ou ceux abordant la vie de per­son­nages trans­genres, sortent des caté­go­ries spé­cia­li­sées pour se répandre dans des publi­ca­tions plus géné­ra­listes, constatent Julia Popek et le pro­fes­seur James Welker, de la faculté des études japo­naises et inter­cul­tu­relles de l’université de Kanagawa.

Ces évo­lu­tions ne sont pas étran­gères au déve­lop­pe­ment des com­mu­nau­tés en ligne, comme l’évoque James Welker : « Lors de la dernière décennie, sur les pla­te­formes web telles que Pixiv [un réseau social japonais de partage de contenus artis­tiques], nous avons constaté une forte aug­men­ta­tion du nombre d’“essay mangas” », des récits où l’auteur·ice se sert de son expé­rience per­son­nelle pour évoquer des thé­ma­tiques sociales comme la santé mentale ou la mono­pa­ren­ta­li­té. « Les ques­tion­ne­ments autour de l’homosexualité et du genre ont pendant longtemps été associés à du mal-être. Cela a peu à peu changé à partir des années 1990 », précise de son côté Julia Popek. Ces dernières années ces récits sur l’homosexualité sont racontés de façon plus nor­ma­li­sée ou positive. C’est le cas par exemple dans Éclat(s) d’âmes (2015) de Yuhki Kamatani dans lequel le héros s’épanouit à travers de nouvelles amitiés tissées dans un centre asso­cia­tif LGBT+ ou dans What Did You Eat Yesterday? (2007), une comédie roman­tique et culinaire autour d’un couple gay. Les séries LGBT+, de plus en plus volon­tiers importées par des éditeurs français, semblent donc aujourd’hui trouver leur place dans les récits dits « tranches de vie » ou les thé­ma­tiques sociales, ce qui contribue encore à renou­ve­ler les représentations.

Sélection de six classiques du manga écrits par des femmes à découvrir

Le Clan des Poe - Tome 1 (01) : Hagio, Moto, Slocombe, Miyako: Amazon.fr: Livres

Le Clan des Poe (Moto Hagio, 1972–1976, Akata) : plus gros succès d’une des cheffes de file du renouveau dans les années 1970 du shōjo, manga conçu spé­cia­le­ment pour les femmes. L’œuvre revisite la figure du vampire avec ses jeunes héros condamnés à une existence à la marge, faite de solitude et de tourments exis­ten­tiels. L’adolescence, en somme.

 

Ranma 1/2 - Édition originale - Tome 01 | Éditions Glénat

Ranma ½ (Rumiko Takahashi, 1987–1996, Glénat) : série décou­verte tôt en France, Ranma ½ est né de la plume d’une des mangakas les plus influentes au Japon. Le récit met à l’épreuve, dans un joyeux tohu-bohu, un héros tantôt garçon tantôt fille.

 

Amazon.fr - Gunnm - Édition originale - Tome 01 - Kishiro, Yukito - Livres

Gunnm (de Yukito Kishiro, 1990–1995, Glénat) : classique du cyberpunk des années 1990, ce manga pour jeunes hommes, auquel les lectrices fran­çaises se sont aussi attachées, se démarque en mettant en scène une cyborg mal­adroite, sur­puis­sante et sensible qui s’interroge autant sur son passé de machine de guerre que sur le sens de la vie.

 

Helter Skelter - Manga série - Manga news

Helter Skelter (Kyōko Okazaki, 2003, Atelier akatombo) : véritable audace graphique et narrative à la limite parfois de l’insoutenable, cette critique du star-system japonais et du culte de l’apparence met en scène l’implacable lutte contre la péremp­tion d’une starlette imbuvable.

 

Nana T02 de Aï Yazawa - Album | Editions Delcourt

Nana (Aï Yazawa, depuis 2000, Delcourt-Tonkam) : incursion dans les galères sen­ti­men­tales et maté­rielles de deux jeunes colo­ca­taires tokyoïtes, Nana a redéfini le cool chez les mil­le­nials nippons. Un récit de formation qui n’édulcore pas les aspects les moins relui­sants des relations femmes-hommes.

 

 

Moi aussi - Manga série - Manga news

Moi aussi (Reiko Momochi, 2020, Akata) : inspiré de faits réels, Moi aussi raconte le combat d’une inté­ri­maire pour faire recon­naître le har­cè­le­ment sexuel dont elle est victime au travail. Ce manga témoigne de la capacité des autrices à se saisir du manga pour raconter les violences et dénoncer des injus­tices sociales.

 

 

Spécialiste du Japon, vivant entre Paris et Tokyo depuis plus de vingt ans, Aude Boyer est pho­to­graphe indé­pen­dante et tra­duc­trice de mangas. Pauline Croquet, jour­na­liste au Monde, est spé­cia­liste des cultures web et suit également l’actualité du manga.

Cet article a été édité par Diane Milleli.


(1) Pauline Croquet, « Au festival d’Angoulême, la lente recon­nais­sance du manga », Le Monde, 25 janvier 2024.

(2) Kawaii, qui signifie « mignon » en japonais, désigne une esthé­tique carac­té­ri­sée par des couleurs pastel, des per­son­nages aux expres­sions enfan­tines avec des grands yeux et de fines bouches.

(3) Yukari Fujimoto revient sur cet épisode dans l’essai, non traduit en français, Watashi no ibasho wa doko ni aru no?, Asahi Shinbun Shuppan, 2008.

(4) Pauline Croquet, « Moto Hagio : “Par le manga, j’ai cherché à me libérer de ma mère” », Le Monde, 18 janvier 2024.

(5) Cité par Patrick W. Galbraith, Otaku and the Struggle for Imagination in Japan, Duke University Press, 2019, non traduit en français.

Dessiner : esquisses d’une émancipation

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 Dessiner, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie