Le diagnostic du gouvernement est clair : ces révoltes sont le fruit d’un défaut d’autorité. Le 26 octobre déjà, Élisabeth Borne annonçait à 250 maires de communes touchées par des dommages des mesures destinées à « réaffirmer l’autorité et l’ordre républicain ». Interrogé sur le même sujet par TF1 et France 2 le 24 juillet, Emmanuel Macron déclarait : « La leçon que j’en tire, c’est un : l’ordre, l’ordre, l’ordre. La deuxième, c’est que notre pays a besoin d’un retour de l’autorité à chaque niveau, et d’abord dans la famille. »
Cette mise en cause des parents des quartiers populaires ne date pas d’hier. Dans son livre La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire (La Découverte, 2020), Fatima Ouassak, politologue et militante, relève la récurrence de ce mécanisme. En 2005 déjà, « si des voitures ont brûlé après la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, c’est la faute de leurs parents, et non de la police, pourtant directement responsable de leur mort ». Elle rappelle que les parents des quartiers populaires étaient alors décrits comme « polygames », « dépassés par les événements », « faisant trop d’enfants ». Le qualificatif « défaillants » ne faisait pas encore partie des éléments de langage des responsables politiques, qui lui préféraient alors celui de « démissionnaires », un terme qui a, selon Fatima Ouassak, le même effet : « [leur] faire porter la responsabilité du sort de leurs enfants, alors même que leur marge de manœuvre pour les extraire de leur milieu social et changer de destinée est extrêmement réduite ».
Les familles monoparentales montrées du doigt
Une catégorie de parents est plus particulièrement visée par Aurore Bergé et Emmanuel Macron : les mères célibataires. La ministre souligne en effet qu’« il est frappant de constater que 30 % des émeutiers étaient des mineurs et que 60 % d’entre eux ont grandi dans des familles dites monoparentales ». Sachant que dans 84 % des familles monoparentales c’est la mère qui assume seule la responsabilité d’élever les enfants, les « parents défaillants » dont il faudrait « restaurer l’autorité » sont donc essentiellement des mères.
Se voir reprocher son déficit d’autorité est un classique pour ces femmes. En septembre 2022, Florence Roux, 56 ans et mère de cinq enfants, racontait dans La Déferlante les discussions avec plusieurs conseillers et conseillères principales d’éducation (CPE) qui avaient émaillé la scolarité de ses enfants : « Dès qu’il y avait un souci à l’école, les CPE me disaient : “C’est toujours pareil avec les femmes seules.” Un père seul, on ne lui dira jamais ça, on l’encouragera. Moi, personne ne m’encourage. » Les représentations de la famille monoparentale sont « souvent négatives ; elles oscillent entre le blâme, la pitié et l’admiration. La famille monoparentale est celle à qui, de toute façon, il manque “quelque chose” », confirme le psychiatre Jean-François Le Goff, dans un article de 2006. Lorsqu’un enfant élevé par une mère seule a un problème, c’est bien trop souvent la structure de la famille qui est mise en cause, avec une insistance sur l’absence du père, « ou, plus idéologiquement, sur le manque d’autorité » souligne le psychiatre.
LE DISCOURS SUR LES DÉFAILLANCES DES PARENTS À UN EFFET DÉVASTATEUR SUR LES FAMILLES
Le 25 juillet 2023, le Mouvement des mères isolées réagissait au discours télévisé du président de la République qui les mettait en cause, en lui adressant une lettre ouverte. Elles énuméraient les raisons réelles des révoltes : « la misère croissante depuis le début de [sa] présidence », « [ses] dérives autoritaires », le « mépris de classe », « la xénophobie et le racisme structurel au sein des forces de l’ordre ».
Les mères isolées sont nombreuses à avoir participé aux manifestations qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk. Parmi elles, Bérénice Legendre*, 47 ans, Parisienne et mère de deux enfants, qui se dit intimement convaincue que « la violence de la police, la fermeture des services publics, le désengagement de l’État, c’est ça qui crée les violences ». Interrogée sur l’annonce faite par Aurore Bergé, elle convoque l’exemple des agentes d’entretien qui travaillent de nuit, quand les bureaux sont vides, pour pouvoir s’occuper de leurs enfants quand ils sortent de l’école : « On va demander à ces femmes qui nettoient pour un salaire de misère de faire en plus des travaux d’intérêt général ? Elles passent déjà leur temps à faire du travail d’intérêt général… »
Une mesure contre-productive
Tout aussi graves, ces discours sur la « défaillance » des parents ont un effet dévastateur sur les familles visées. Le sociologue Marwan Mohammed a étudié le rôle des familles dans la formation des bandes de jeunes. D’après lui, l’autorité éducative repose sur les ressources personnelles des parents. C’est seulement s’ils sont jugés « légitimes donc crédibles » par leurs enfants que les parents « pourront déployer leurs valeurs, leurs normes ». Or, les enfants, « sensibles aux modèles dominants, voire publicitaires, d’épanouissement familial, façonnent une image de la parentalité souhaitée » et peuvent avoir un rapport très distancié à des parents qui ne correspondent pas aux modèles que leur proposent l’école ou la télévision. Cette délégitimation est encore renforcée par le désaveu des institutions, qu’il soit incarné par un·e représentant·e de l’institution scolaire qui infantilise le parent ou… par la ministre des Solidarités et des Familles qui le criminalise.
Sanctionner des parents en difficulté – quel parent ne l’a jamais été ? – paraît voué à l’échec. « Ces émeutes sont venues braquer les projecteurs sur une forme de maltraitance institutionnelle subie par une partie de la population, explique au téléphone Marwan Mohammed. Cette colère politique demande une réponse politique à la question “comment discipliner la police ?” Pourtant, c’est la seule à laquelle le gouvernement ne donne aucune réponse. Il réduit la situation à des choix parentaux. Ces jeunes ont exprimé leur révolte de voir l’un d’entre eux tué par un policier. Si leurs parents sont condamnés à des TIG pour cette raison, ce sera pire. »
* Il s’agit d’un nom d’emprunt.
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