« Un vrai homme doit prendre soin de son corps, parce que tout passe par le corps, tout est une question d’hormones », indique Killian Sensei, casquette vissée sur la tête et muscles saillants, à ses 189 000 abonné·es sur YouTube.
Parmi les vidéos les plus populaires sur la chaîne de celui qui se décrit comme « motivateur masculin », nombreuses sont celles qui proposent des solutions pour booster son taux de testostérone. Si elle est sécrétée en grande quantité, la testostérone permet selon lui de renforcer les muscles, d’augmenter la libido, voire de favoriser les comportements agressifs – approuvés par les masculinistes. De nombreux influenceurs vantent ce genre de supposées vertus miracles ; certains affirment même arrêter d’éjaculer et, donc, de se masturber – la rétention séminale ayant prétendument un effet sur leur testostérone.
Comme l’explique l’anthropologue Mélanie Gourarier, spécialiste des questions de genre et autrice de Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil, 2017), les masculinistes tentent de prouver que les hormones différencient les hommes et les femmes : « Cela s’inscrit dans une généalogie de la recherche de ce qui fait le genre, sur lequel vient s’adosser la pensée différentialiste. Ils vont faire des analyses de sang, se mesurer, etc. Ils cherchent dans l’observation et l’analyse de leur propre corps à éprouver une certaine vérité sur ce qui constitue la masculinité. » Pourtant, la testostérone est présente aussi chez les femmes, et son action est beaucoup plus complexe que ce que les masculinistes prétendent, comme le précisent les scientifiques.
Ainsi la neurobiologiste Catherine Vidal insiste-t-elle sur la plasticité du cerveau et la capacité de l’organisme à s’adapter à des influences extérieures, pointant le rôle des constructions sociales et du milieu culturel pour expliquer les comportements, davantage que des taux hormonaux. Sur une vidéo, l’influenceuse identitaire et antiféministe Thaïs d’Escufon affirme de son côté que « plus une femme a multiplié les expériences, moins elle produit d’ocytocine », hormone qui renforcerait la fidélité dans un couple. Son argumentaire a été réfuté sur France Info par des spécialistes, qui dénoncent une approche faite d’amalgames et d’idées préconçues ne correspondant pas à la réalité scientifique. Sa vidéo a néanmoins récolté plus de 26 000 likes sur TikTok.
Captures d’écran de la chaîne YouTube de Killian Sensei, 189 000 abonné·es. Ses vidéos les plus populaires proposent des solutions pour booster son taux de testostérone. Les masculinistes tentent de prouver que les hormones différencient les hommes et les femmes, explique l’anthropologue Mélanie Gourarier.
Conspirationnisme et pseudoscience
Sur les réseaux sociaux, des milliers de contenus issus des sphères antiféministes et réactionnaires prétendent démontrer, chiffres ou études à l’appui, les différences biologiques et neuronales entre hommes et femmes, ces dernières étant par exemple trop émotives ou vénales à cause de certaines hormones ou caractéristiques physiologiques. Ainsi, les inégalités ne seraient pas sociales, mais simplement biologiques. En 2023, une étude de l’École d’anthropologie et de conservation de l’université du Kent montrait comment les membres des communautés masculinistes détournent les études scientifiques pour valider leurs croyances à propos des femmes.
L’un des coauteurs, le chercheur Louis Bachaud, qui réalise sa thèse entre le Royaume-Uni et la France sur l’usage des sciences de la vie dans les discours masculinistes en ligne, explique que l’histoire de la biologie a toujours été corrélée à des biais sexistes et racistes. Il observe d’ailleurs, depuis les années 2010, une récupération de théories scientifiques par les communautés antiféministes et d’extrême droite : celles-ci se radicalisent et créent des groupes hybrides, « avec des chevauchements de thèmes, des discours plus durs, et des mèmes qui circulent entre les communautés », explicite-t-il.
Parmi ces thèmes : un déclin de l’Occident blanc et hétérosexuel, doublé d’un antisémitisme et d’un racisme islamophobe, et la dénonciation d’un lobby féministe accusé de vouloir déviriliser les hommes. Le tout basé sur des théories conspirationnistes et pseudoscientifiques : « L’extrême droite s’est toujours servie d’un vernis scientifique pour prétendre tenir un discours de vérité », rappelle Mélanie Gourarier. Ce qui change peut-être, avec Internet, c’est la rapidité de propagation de ces messages.
« Pour légitimer et justifier un discours sur la hiérarchie des genres, on récupère la nature et l’observation de celle-ci », poursuit Mélanie Gourarier. Ainsi, les communautés antiféministes n’hésitent pas à utiliser la science, puisant dans la biologie ou la zoologie, pour forger leurs arguments. « Les coachs en séduction veulent commercialiser leurs services, alors ils se concentrent sur les préférences sexuelles, et mettent en avant les choses qui peuvent être changées, comme la confiance en soi. Les Incels (1), qui pensent être condamnés par leur génétique, mettent en avant des recherches sur les désavantages d’une petite taille, de la neuro-atypie, des caractères immuables », observe Louis Bachaud. Si leur discours réactionnaire recourt à des justifications présentées comme scientifiques, les masculinistes sont souvent défiants vis-à-vis des savoirs perçus comme officiels ou faisant consensus. « On retrouve des personnes qui s’affirment comme autodidactes et qui font reposer la valeur de leur savoir sur le fait qu’elles l’ont acquis de façon “autonome”, en dehors des institutions scientifiques, voire contre », ajoute Mélanie Gourarier.
« Autre concept récupéré par les communautés virilistes : celui du « mâle alpha », qui désignerait le chef de meute chez les loups. »
Les communautés masculinistes ne cessent de se comparer aux espèces animales. Ils citent par exemple souvent « la loi de Briffault », du nom d’un anthropologue et écrivain franco-britannique (2), affirmant que « c’est la femelle, et non le mâle, qui détermine les conditions d’existence d’une famille animale. Si la femelle ne peut obtenir aucun bénéfice d’une association avec le mâle, alors il n’y a pas d’association. » Un principe qui justifierait le concept d’hypergamie féminine, postulant que toutes les femmes voudraient s’unir avec des hommes aux ressources financières et sociales plus élevées qu’elles. « Cette “loi”, tirée d’un vieux livre prônant la domination masculine, n’a aucune existence dans la littérature scientifique contemporaine », souligne Odile Fillod, chercheuse indépendante qui analyse la construction des discours biologiques autour du genre. « Utiliser cette citation est d’autant plus ridicule que Briffault parle ici de ce qu’il appelle la famille animale par opposition à la famille humaine : selon lui, chez l’humain l’inégalité de capacités intellectuelles entre les sexes est inversée, ce qui fait que les mâles y dominent, au contraire, la famille », ajoute-t-elle.
Autre concept récupéré par les communautés virilistes : celui du « mâle alpha », qui désignerait le chef de meute chez les loups, et dominerait les autres par un accès prioritaire à la reproduction. Problème : ce concept du zoologiste allemand Rudolf Schenkel a été développé en 1947 à partir de l’observation de loups en captivité. Depuis, de nombreux zoologistes ont démontré qu’il ne correspondait absolument pas au comportement des meutes en milieu naturel.
Darwin a bon dos
« Depuis le milieu du xixe siècle, les théories de Darwin sur la sélection naturelle et sexuelle ont été utilisées pour justifier tout et n’importe quoi », rappelle Louis Bachaud. C’est encore le cas aujourd’hui. Or, comme le précise Odile Fillod, « la théorie darwinienne de la sélection sexuelle explique juste pourquoi certains traits génétiques ont été sélectionnés au cours de l’évolution. La recherche scientifique n’a pas davantage produit de données montrant que les hommes seraient naturellement prédisposés à choisir les femmes en fonction de tel ou tel trait que de données prouvant l’existence de prédispositions féminines à choisir les hommes ayant tel ou tel trait physique ou autre. »
Cela n’empêche pas le youtubeur antiféministe Valek, presque 400 000 abonné·es, d’indiquer dans ses contenus que l’amitié homme-femme serait impossible parce que « les hommes en tant que prédateurs choisissent souvent leurs amies en fonction de leur attractivité physique ». Une vidéo qui compte près de 500 000 vues, mais qui ne comporte aucune source scientifique, et pour cause : il ne s’agit pas tant de se comparer à la nature que de vouloir la faire correspondre à une vision idéologique de la société. « Ils considèrent que la nature est aujourd’hui viciée, et qu’il faut la transformer par un retour vers une nature plus “authentique” », pointe Mélanie Gourarier (3).
« Les inégalités de genre s’expliqueraient par le fait que les femmes seraient des êtres naturellement inférieurs, notamment du point de vue de l’intelligence. »
Construit en glanant et détournant des résultats mis en lumière par la biologie comportementale, le prétendu « retour à la nature » promu par les masculinistes est en réalité la validation d’un modèle de société conservateur : schéma familial reposant sur des rôles genrés, rejet de l’immigration, et antiféminisme. On observe aussi un recours à la psychologie évolutionniste, courant controversé qui postule que nos pensées et comportements sont le résultat de l’évolution, et donc de la sélection naturelle et sexuelle théorisée par Darwin, quitte à simplifier ou même trahir sa pensée. « C’est une discipline qui parle beaucoup de préférence sexuelle. Cela attire les masculinistes parce que c’est une discipline critiquée par les féministes, mais aussi parce que ça pose la question de la nature profonde des hommes et des femmes, qui va parfaitement avec leur idéologie », résume le chercheur Louis Bachaud. Pourtant la psychologie évolutionniste reste de l’ordre des prédictions hypothétiques de l’évolution sur les comportements des individus, tient-il à rappeler. « Les gens s’approprient la recherche scientifique pour donner du sens au réel. Mais il n’y a jamais d’études empiriques ou d’expériences : ce prisme darwinien, on peut l’appliquer à tout », ajoute-t-il.
Les communautés masculinistes interprètent les théories scientifiques de façon à pouvoir gommer toute responsabilité sociale et toute oppression systémique. « L’importance des constructions sociales est largement surestimée si on veut expliquer les différences entre les hommes et les femmes. Elles sont principalement dues à la biologie (génétique, hormones, etc.) et [à] l’environnement non social (politique, économie, climat, maladies infectieuses, etc.) », pouvait-on ainsi lire en 2020 sur le site MGTOW-france.fr, issu du mouvement Men Going Their Own Way (MGTOW), un groupe masculiniste rassemblant des hommes qui ne désirent plus relationner avec des femmes. Dans ces espaces politiques, les inégalités de genre sont expliquées par le fait que les femmes seraient des êtres naturellement inférieurs, notamment du point de vue de l’intelligence. Cette vision des femmes comme moins cérébrales et moins rationnelles s’appuie notamment sur les travaux du psychologue britannique Richard Lynn (4), très apprécié non seulement dans les sphères masculinistes, mais aussi dans les cercles d’extrême droite.
Peggy Sastre, l’évoféminisme au service des inégalités de genre
Les courants masculinistes ne sont pas les seuls à utiliser la science pour justifier les inégalités. Docteure en philosophie et passionnée de Darwin, Peggy Sastre est invitée régulièrement dans les médias conservateurs tels que Le Figaro pour critiquer le féminisme – tout en se revendiquant elle-même de ce courant de pensée. Elle fut la corédactrice de la tribune faisant valoir la « liberté d’importuner » aux côtés de Catherine Deneuve, en plein mouvement #MeToo.
Peggy Sastre se définit comme « évoféministe », « c’est-à-dire un féminisme qui prend comme base, comme matière, le paradigme darwinien et évolutionnaire », s’appuie sur la psychologie évolutionniste, assure que la domination masculine n’existe pas, et s’acharne souvent sur les « néo-féministes » et les « wokistes », qui semblent l’obséder. Dans les colonnes du journal Le Point, auquel elle collabore régulièrement, elle affirme ainsi que, « aux États-Unis, la chasse au patriarcat vient de s’inviter chez des anthropologues idéologues, faisant une victime : la science ». Mais elle-même n’hésite pas à sélectionner les études susceptibles de conforter ses croyances. Dans un de ses ouvrages, paru en 2018, Comment l’amour empoisonne les femmes, elle affirmait ainsi que les militantes féministes seraient « plus “masculinisées” que la moyenne des femmes, c’est-à-dire qu’elles ont été exposées à davantage de testostérone lorsqu’elles étaient dans l’utérus de leur mère » – la preuve par l’annulaire qui, dans ce cas, serait plus grand que l’index chez les futures rebelles. Une théorie qu’elle reconnaît elle-même comme peu fiable, mais qu’elle n’hésite pas à relayer pour appuyer ses propos sur la différence des sexes. La science est apparemment victime, ici, de celle qui prétendait la sauver.
Racisme à la carte
Lynn est également auteur d’une « carte mondiale des QI », supposée montrer une différence de niveau intellectuel selon les pays, et qui tourne depuis plusieurs années dans les réseaux racistes. « La comparaison entre pays de scores moyens à des tests de QI a peu de sens dès lors que leurs cultures diffèrent : soit le test est mieux adapté à l’un qu’à l’autre, soit des tests différents ont été utilisés. De plus, des facteurs environnementaux en moyenne plus favorables dans les pays occidentaux influent positivement sur les scores à ces tests, et rien ne permet a contrario d’affirmer que des différences génétiques jouent ici un rôle. Cette carte ne montre donc pas que le QI baisserait dans un pays occidental par l’incorporation à son pool génétique de variants plus fréquents ailleurs », analyse Odile Fillod. Mais le mal est fait : des influenceurs masculinistes et d’extrême droite ne manquent pas de citer cette carte en référence, comme Julien Rochedy, directeur du Front national de la jeunesse entre 2012 et 2014, et animateur d’une chaîne YouTube comptant 166 000 abonné·es.
Les théories pseudoscientifiques visant à établir des différenciations biologiques entre les individus, dans un but raciste ou sexiste, voyagent sur la Toile, de tweets en groupes Facebook ou en fils de discussion sur Telegram. À mesure que les communautés réactionnaires se mélangent et se rejoignent autour de certaines théories conspirationnistes, elles ne restent pas confinées au Web occidental. « On retrouve des discours masculinistes en Afrique du Nord, en Amérique du Sud, en Inde… On les retrouve dans les sociétés qui s’ouvrent à la mondialisation, et où il y a une restructuration, car la place des femmes dans la société change », remarque Louis Bachaud, qui rappelle que les discours masculinistes, en se basant sur une supposée crise de la masculinité, prennent de multiples formes. Ces théories biologisantes touchent même certaines sphères se revendiquant comme féministes, à l’image des militantes anti-trans Marguerite Stern et Dora Moutot, qui se définissent comme « femellistes », et qui affirment qu’être une femme, c’est être une « femelle humaine », « ancrée dans la réalité biologique de son corps ». Un discours essentialisant, à rebrousse-poil de la célèbre citation de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. »
Les communautés masculinistes et d’extrême droite s’adossent à des théories scientifiques qu’elles instrumentalisent, selon Mélanie Gourarier. « Ils sont méfiants à l’égard des discours scientifiques, mais vont en même temps reprendre des données décontextualisées des recherches. Le risque, c’est un grand mélange et une mécompréhension des résultats », souligne-t-elle. Or, comme le montrent les témoignages d’anciens masculinistes, les arguments scientifiques ont un grand pouvoir de conviction : ils donnent de la légitimité à un ressenti. « Ce serait facile de dire qu’ils n’ont rien compris, ou que c’est de la mauvaise science. Mais le fait est que tout savoir scientifique, surtout quand il est descriptif, risque toujours d’être réapproprié de travers », affirme Louis Bachaud. C’est ainsi que des savoirs venus de plusieurs disciplines servent d’argumentaire pour défendre une certaine vision du monde, et deviennent des armes permettant de mener des batailles idéologiques. Des armes qui, ensuite, peuvent même tirer des balles réelles : fin mai 2024, près de Bordeaux, la police a interpellé un jeune homme de 26 ans qui avait revendiqué sur Facebook sa fascination pour Elliot Rodger, masculiniste auteur d’une tuerie de masse aux États-Unis en 2014. Célibataire « condamné à l’Incel dream depuis six ans », selon ses propres mots, Axel G., possesseur d’une arme, aurait expliqué, en garde à vue, avoir envisagé un attentat. •
Cette enquête a été éditée par Élise Thiébaut.
(1) Les Incels (pour « involuntary celibates », abstinents sexuels involontaires) sont une communauté de jeunes hommes qui se plaignent d’un manque d’accès aux relations affectives et sexuelles avec les femmes, qu’ils rendent responsables de cette exclusion.
(2) Dans The Mothers: A Study of the Origins of Sentiments and Institutions, publié en 1927, Robert Stephen Briffault (1876–1948) fait l’hypothèse, dans une prose teintée de sexisme et de racisme, que les sociétés préhistoriques étaient des matriarcats, et que l’avènement de la civilisation passe par celle du patriarcat.
(3) Sur ce sujet, lire « Écologie : les pensées réactionnaires en embuscade », de Christelle Gilabert (page 128).
(4) Titulaire d’un doctorat en psychologie à Cambridge, Richard Lynn (1930–2023) se décrivait lui-même comme un « raciste scientifique ». L’université d’Ulster lui a retiré en 2018 son titre de professeur émérite.