Je pense que je serai sourde jeune. Depuis quelques années j’ai pris l’habitude de ne plus sortir de chez moi sans écouteurs dans les oreilles. Ils sont blancs – je veux qu’ils se remarquent – et très bon marché.
Je règle le volume assez fort, car je n’utilise pas les écouteurs uniquement pour manifester mon indisponibilité, mais aussi pour ne pas les entendre et éviter qu’une rencontre inopportune ne vienne gâcher le reste de ma journée. Quand je dis « les », je pense à un gars qui est venu m’aborder un jour alors que je sortais du lycée, prétextant avoir besoin de savoir l’heure – il était midi pile. Je pense également à un autre qui, un jour, m’a suivie dans les cabines de la piscine, ou à un autre encore qui m’a suivie dans la rue, tard dans la nuit, ou à ce groupe qui m’a entourée un soir dans le métro. Toutes ces personnes, qui ont petit à petit contribué à façonner ce que je ressens aujourd’hui. Le fait est que je les déteste. Je les déteste sous toutes les formes : du vieux misogyne décomplexé au jeune profem¹ autocentré. De toute façon, dans les deux cas ils parlent plus fort que le volume maximum de mes écouteurs.
Mon corps commence à être fatigué par cette hypervigilance
Quand j’entre dans un magasin, je n’enlève mes écouteurs que lors du passage en caisse. Avant de repartir dans la rue, je fais une courte pause pour prendre le temps de les remettre à mes oreilles, trouver une musique et me préparer au retour à l’extérieur. J’ai assez régulièrement mal aux oreilles et je crains les acouphènes, alors il m’arrive d’essayer de modérer le volume. J’ai des périodes où il m’est douloureux d’entendre le simple bruit d’un verre qu’on pose sur la table ou d’autres sons du quotidien. Je sens que mon corps commence à être fatigué par cette hypervigilance et par mes oreilles rendues sensibles par l’écoute trop forte et trop longue de musiques que je n’apprécie plus. Ne pas les entendre me permet d’essayer d’ignorer leur existence au moins le temps d’un trajet mais les bruits de la ville me manquent parfois.
Il m’est arrivé de participer à des événements en non-mixité choisie ² dans des squats ou des festivals, de vivre des moments presque entièrement libérés de leur présence. Difficile d’imaginer une telle expérience tant qu’on ne l’a pas vécue, tant qu’on reste au-dehors, dans un monde où ils prennent toute la place. Quel bonheur que ces moments où j’ai pu danser sans crainte et m’habiller comme je le voulais. Ce sentiment de sécurité est un luxe, je ne l’ai ressenti nulle part ailleurs, pas même chez moi quand je suis seule, tant j’ai appris à vivre avec un sentiment de danger qui brouille les limites de mon espace et du leur. Loin d’eux, j’écoute de la musique allongée dans l’herbe sans avoir l’impression de devoir ouvrir un oeil de temps en temps. C’est alors tout un tas de barrières qui s’effondre.
Lorsque je rentre de ces parenthèses en non-mixité, je déteste les voir réapparaître dans ma vie avec l’impression qu’ils n’ont vraiment rien à faire dans mon champ de vision. Revenir au milieu d’eux déclenche chez moi un sentiment d’hostilité doublé d’un fort désir de ne pas les avoir dans mon monde. Après l ’une de ces expériences à Notre- Dame-Des-Landes, de retour à Lille, je me suis retrouvée absolument désarmée gare du Nord face à celui qui ne voulait pas entendre mon refus de discuter avec lui.
Je ne veux plus me donner la peine d’essayer d’éduquer un adulte
J’ai essayé sans succès de déterminer le choix de mes interactions avec eux selon ce qui me demandera le moins d’énergie, mais j’ignore s’il est moins fatigant de les haïr dans mon coin que d’essayer de faire de la pédagogie, de répéter les mêmes choses en boucle pour un résultat rarement probant. Je sélectionne minutieusement ceux qui m’entourent, car je ne veux plus me donner la peine d’essayer d’éduquer un adulte, même s’il est gentil, même s’il héberge des mineurs étrangers isolés, même s’il a résolu le conflit israélo- palestinien et aboli le capitalisme.
Je pars du principe qu’ils peuvent toujours me décevoir et qu’il faut se préparer à les bannir de ma vie. Tous, un jour ou l’autre, sont susceptibles de pousser des femmes à se priver des bruits de la ville. À la fac, je me méfie de ceux qui sont sympas, je me méfie de mes camarades militants, je m’empêche de faire confiance à ceux qui portent des luttes qui me tiennent à coeur. Ça doit être merveilleux d’avoir toute cette énergie disponible pour faire des choses constructives et je leur en veux de connaître ce bonheur quand j’use la mienne à me protéger d’eux.
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¹ « Profem », abréviation de proféministe désignant les hommes qui soutiennent les revendications féministes. Utilisé de façon péjorative comme ici, il se réfère à un homme qui se revendiquerait profem pour se faire valoir auprès de féministes, ou groupes de féministes, tout en se dédouanant des problèmes de sexisme.
² Sans hommes cisgenres (dont l’identité de genre est en concordance avec le sexe assigné à la naissance).