Moi les hommes, je déteste les entendre

Quand elle marche dans la rue, pour épargner ses tympans des remarques sexistes, Camille, étudiante de 27 ans, monte à fond le son de ses écouteurs. Une solution efficace mais qui n’apaise pas son sentiment d’injustice et de colère.
Publié le 7 février 2022

Je pense que je serai sourde jeune. Depuis quelques années j’ai pris l’habitude de ne plus sortir de chez moi sans écouteurs dans les oreilles. Ils sont blancs – je veux qu’ils se remarquent – et très bon marché. 

Quand, au bout de deux mois, un écouteur sur deux ne fonc­tionne plus, ou est arraché, ou grésille, je vais au magasin de télé­pho­nie au bout de ma rue en racheter une paire. Et quand arrive le moment de sortir sans écouteurs qui marchent, je suis prise d’un sentiment de vul­né­ra­bi­li­té qui rend assez pénible la marche de 140 mètres qui me sépare du magasin.
Je règle le volume assez fort, car je n’utilise pas les écouteurs uni­que­ment pour mani­fes­ter mon indis­po­ni­bi­li­té, mais aussi pour ne pas les entendre et éviter qu’une rencontre inop­por­tune ne vienne gâcher le reste de ma journée. Quand je dis « les », je pense à un gars qui est venu m’aborder un jour alors que je sortais du lycée, pré­tex­tant avoir besoin de savoir l’heure – il était midi pile. Je pense également à un autre qui, un jour, m’a suivie dans les cabines de la piscine, ou à un autre encore qui m’a suivie dans la rue, tard dans la nuit, ou à ce groupe qui m’a entourée un soir dans le métro. Toutes ces personnes, qui ont petit à petit contribué à façonner ce que je ressens aujourd’hui. Le fait est que je les déteste. Je les déteste sous toutes les formes : du vieux misogyne décom­plexé au jeune profem¹ auto­cen­tré. De toute façon, dans les deux cas ils parlent plus fort que le volume maximum de mes écouteurs.

Mon corps commence à être fatigué par cette hypervigilance

Quand j’entre dans un magasin, je n’enlève mes écouteurs que lors du passage en caisse. Avant de repartir dans la rue, je fais une courte pause pour prendre le temps de les remettre à mes oreilles, trouver une musique et me préparer au retour à l’extérieur. J’ai assez régu­liè­re­ment mal aux oreilles et je crains les acou­phènes, alors il m’arrive d’essayer de modérer le volume. J’ai des périodes où il m’est dou­lou­reux d’entendre le simple bruit d’un verre qu’on pose sur la table ou d’autres sons du quotidien. Je sens que mon corps commence à être fatigué par cette hyper­vi­gi­lance et par mes oreilles rendues sensibles par l’écoute trop forte et trop longue de musiques que je n’apprécie plus. Ne pas les entendre me permet d’essayer d’ignorer leur existence au moins le temps d’un trajet mais les bruits de la ville me manquent parfois.

Il m’est arrivé de par­ti­ci­per à des évé­ne­ments en non-mixité choisie ² dans des squats ou des festivals, de vivre des moments presque entiè­re­ment libérés de leur présence. Difficile d’imaginer une telle expé­rience tant qu’on ne l’a pas vécue, tant qu’on reste au-dehors, dans un monde où ils prennent toute la place. Quel bonheur que ces moments où j’ai pu danser sans crainte et m’habiller comme je le voulais. Ce sentiment de sécurité est un luxe, je ne l’ai ressenti nulle part ailleurs, pas même chez moi quand je suis seule, tant j’ai appris à vivre avec un sentiment de danger qui brouille les limites de mon espace et du leur. Loin d’eux, j’écoute de la musique allongée dans l’herbe sans avoir l’impression de devoir ouvrir un oeil de temps en temps. C’est alors tout un tas de barrières qui s’effondre.

Lorsque je rentre de ces paren­thèses en non-mixité, je déteste les voir réap­pa­raître dans ma vie avec l’impression qu’ils n’ont vraiment rien à faire dans mon champ de vision. Revenir au milieu d’eux déclenche chez moi un sentiment d’hostilité doublé d’un fort désir de ne pas les avoir dans mon monde. Après l ’une de ces expé­riences à Notre- Dame-Des-Landes, de retour à Lille, je me suis retrouvée abso­lu­ment désarmée gare du Nord face à celui qui ne voulait pas entendre mon refus de discuter avec lui.

Je ne veux plus me donner la peine d’essayer d’éduquer un adulte

J’ai essayé sans succès de déter­mi­ner le choix de mes inter­ac­tions avec eux selon ce qui me demandera le moins d’énergie, mais j’ignore s’il est moins fatigant de les haïr dans mon coin que d’essayer de faire de la pédagogie, de répéter les mêmes choses en boucle pour un résultat rarement probant. Je sélec­tionne minu­tieu­se­ment ceux qui m’entourent, car je ne veux plus me donner la peine d’essayer d’éduquer un adulte, même s’il est gentil, même s’il héberge des mineurs étrangers isolés, même s’il a résolu le conflit israélo- pales­ti­nien et aboli le capitalisme.

Je pars du principe qu’ils peuvent toujours me décevoir et qu’il faut se préparer à les bannir de ma vie. Tous, un jour ou l’autre, sont sus­cep­tibles de pousser des femmes à se priver des bruits de la ville. À la fac, je me méfie de ceux qui sont sympas, je me méfie de mes camarades militants, je m’empêche de faire confiance à ceux qui portent des luttes qui me tiennent à coeur. Ça doit être mer­veilleux d’avoir toute cette énergie dis­po­nible pour faire des choses construc­tives et je leur en veux de connaître ce bonheur quand j’use la mienne à me protéger d’eux.

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¹ « Profem », abré­via­tion de pro­fé­mi­niste désignant les hommes qui sou­tiennent les reven­di­ca­tions fémi­nistes. Utilisé de façon péjo­ra­tive comme ici, il se réfère à un homme qui se reven­di­que­rait profem pour se faire valoir auprès de fémi­nistes, ou groupes de fémi­nistes, tout en se dédoua­nant des problèmes de sexisme.

² Sans hommes cisgenres (dont l’identité de genre est en concor­dance avec le sexe assigné à la naissance). 

Parler : les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5 Parler (mars 2022)

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