« Oh putain c’est un mec ! »

Étudiant, Paul affiche une allure androgyne : ça s’est fait comme ça, par rébellion, puis par envie de jouer avec les codes. Un soir, alors qu’il marche dans la rue avec une amie, il et elle sont apostrophé·es par un groupe de garçons qui les prennent d’abord pour deux femmes. Quand ils réalisent que Paul est lui aussi un homme, leur attitude change du tout au tout. 
Publié le 5 octobre 2022
Chronique Le Labo 148 - Paul Wimart

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

Cette histoire se déroule il y a deux ans à Lille, près du palais des Beaux-Arts. C’est presque l’heure du dernier métro. Mon amie Camille et moi venons de quitter le groupe d’ami·es avec qui nous avons passé une soirée dans un bar, et nous nous apprêtons à rentrer chez nous, après avoir discuté de nos études et de ce que nous en attendons.

À cette époque, je suis encore étudiant en lettres. Je ne suis alors pas certain des mots pour me définir, ni conscient que « homme cisgenre » peut suffire à me décrire. Dès mon enfance, je n’ai pas su, pas pu, adhérer à certains codes de virilité. 

Mon andro­gy­nie est alors trop mal maîtrisée pour me rendre compte que je peux être un homme tout en me sentant étranger à ces codes. Et à vrai dire, cela ne me préoccupe pas beaucoup. Au début de mon ado­les­cence, période où je me suis laissé pousser les cheveux par esprit de rébellion, cette andro­gynie était acci­den­telle. J’ai appris peu à peu à en jouer avec des vêtements aux coupes bien choisies, un ton de voix qui prête à confusion. Je suis un habitué des « bonjour madame, ah pardon, monsieur » et, sin­cè­re­ment, ça ne me chagrine pas. La curiosité et la méchan­ce­té d’autrui sont les fibres qui m’ont permis de tisser mon identité, quand bien même j’aurais voulu par moments me débar­ras­ser de ces petits fils gênants qui ont pu me faire douter de la solidité du tissu.

Camille et moi discutons.
Tout à coup une voix, tout à coup plusieurs voix, un chœur mal accordé, nous les entendons derrière nous et nous arrêtons de parler, nous ne savons pas d’où elles viennent, et nous ne déchif­frons pas le message qui, nous le savons d’instinct, nous est adressé.

Des macho men qui se sont mis en tête d’emmerder des nanas

« Eh les meufs, vous êtes trop bonnes ! » Camille et moi attendons main­te­nant de mettre des visages sur ces voix, nous attendons aussi qu’ils nous voient, et on devine rapi­de­ment que c’est une bande de jeunes copains, ils sont cinq, six peut-être, des macho men qui se sont mis en tête d’emmerder des nanas, nous les sentons approcher – et cer­tai­ne­ment leurs yeux s’élargissent : deux sil­houettes fines sur une place publique, venez, on va les faire chier !
Puis ils contournent les deux femmes, voient leurs visages qu’encadre une chevelure dénouée, et l’un de ces deux visages attire l’attention plus que l’autre : cette femme a une fine barbe, son implan­ta­tion de cheveux est haute et ses sourcils sont bas. Par ailleurs, aucun maquillage n’orne cette figure à l’aspect plat. Je ne sais pas à quoi ils s’attendaient, mais pas à cela.
« Oh putain, c’est un mec ! »
Je ne vais pas vous mentir : même en sachant que Camille est blasée d’être abordée de manière aussi inélé­gante, c’est d’abord pour elle que je m’inquiète. Moi, ça va. Je savais que dès que les garçons se ren­draient compte de leur erreur, ils seraient gênés de m’avoir importuné dans mon quotidien d’homme.

Les codes masculins : une protection face aux normes hétéros de la rue

Je comprends que le har­cè­le­ment de rue n’est habituel que pour celles que l’on perçoit comme femmes. Je n’en suis donc pas victime. Si je me sens en danger dans l’espace public, je peux adopter une démarche dite « virile », attacher mes cheveux, ouvrir mon manteau pour me donner une carrure plus large, bouger les épaules plus que les hanches. Alors, oui, je m’inquiète des dis­cri­mi­na­tions homo­phobes (je pourrais dire « fol­lo­phobes »), j’ai peur de croiser un groupe d’hommes sorti pour casser du pédé, mais heu­reu­se­ment, dans la rue, je n’ai eu que des expé­riences désa­gréables, jamais trau­ma­ti­santes. Je ne suis pas le plus à plaindre !

Après quelques moqueries échangées sans mal­veillance avec les garçons, Camille et moi nous éloignons de leur groupe. Je lui demande comment elle se sent.
« Oui, boh, tu sais, ça m’arrive souvent… »

La scène a duré cinq minutes tout au plus. Camille en est ressortie agacée plus qu’angoissée. Nous avons rapi­de­ment parlé d’autre chose. De mon côté, j’ai gardé cette histoire en mémoire, un peu comme une fable : elle m’a permis de com­prendre comment les quelques codes masculins que je possédais me pro­té­geaient face aux normes hétéros de la rue, qui ne m’affecteraient pas tout à fait de la même manière si j’étais une femme. 

Ma façon d’habiter le monde, d’aborder la rue, était liée à la per­cep­tion que les autres avaient de moi, à ce qu’ils me lais­saient faire, à ce qu’ils déci­daient de me faire subir ou pas. Si mon corps, mon visage, si cette accu­mu­la­tion d’images brouillées par l’obscurité nocturne ne définit pas qui je suis, ces images reflètent parfois une vilaine couleur sexiste, de la même teinte que les trottoirs de la ville. •

Paul Wimart

Paul Wimart, 25 ans, originaire du nord de la France, est assistant d’éducation en lycée. Cette chronique est la dernière d’une série de quatre réalisées dans le cadre d’un atelier d’écriture sur le thème « genre et ville », au sein du Labo 148 de la Condition publique, à Roubaix. Voir tous ses articles

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