Picasso : l’homme violent derrière l’artiste

Le cin­quan­te­naire de la mort de Picasso, en 2023, est une nou­velle occa­sion de célé­brer, par­tout dans le monde, la mémoire du peintre. Mais depuis quelques années, à la faveur des témoi­gnages d’anciennes com­pagnes et d’enquêtes jour­na­lis­tiques, l’homme miso­gyne et violent appa­raît peu à peu der­rière la figure du génie. Julie Beauzac, créa­trice du pod­cast Vénus s’épilait-elle la chatte ?, revient, dans cette news­let­ter, sur le silence qui entoure encore la per­son­na­li­té et les crimes pré­su­més du peintre.
Publié le 28 avril 2023
Pablo Picasso : l’homme violent derrière l’artiste

Plus de 42 expo­si­tions sur Picasso sont pré­vues dans le monde en 2023. Le suc­cès de ce peintre est-il un pro­blème en soi ?

Picasso est un artiste pré­cur­seur qui a gran­de­ment par­ti­ci­pé à la créa­tion du cubisme. On a en tête ses grands tableaux : GuernicaLes Demoiselles d’Avignon ou La Femme qui pleure. Mais le pro­blème, c’est que la cri­tique conti­nue de taire ce qu’il était : un auteur de vio­lences sexuelles, phy­siques et éco­no­miques. Ce qui m’intéresse [elle a consa­cré, en 2021, un épi­sode de son pod­cast à Picasso], c’est com­ment ses com­por­te­ments condam­nables ont nour­ri sa pro­duc­tion artis­tique : il pei­gnait des femmes en pleurs après les avoir frap­pées ou vio­lées. Parmi ses congé­nères, Picasso est le moins sub­til, mais ce n’est pas le seul. Je pense aux jeunes filles tahi­tiennes vio­lées par Gauguin, ou à Rodin, qui a fait enfer­mer la sculp­trice Camille Claudel dans un asile psy­chia­trique. C’est assez symp­to­ma­tique de la culture de la vio­lence, qui infuse dans tout l’art occidental.

Au-delà des séquelles liées aux vio­lences, quelles sont les consé­quences des actes de ces artistes sur la car­rière des femmes artistes qu’ils côtoient ?

Les grands artistes mas­cu­lins, mais plus lar­ge­ment le monde de l’art tout entier, ont broyé de nom­breuses femmes talen­tueuses. Dans son essai Le Génie les­bien (Grasset, 2020)l’élue muni­ci­pale de Paris (Paris en Commun-Écologie pour Paris) et mili­tante fémi­niste Alice Coffin dénonce le mono­pole mas­cu­lin sur la pro­duc­tion artis­tique : les hommes artistes se défendent entre eux et pro­tègent leurs œuvres. On l’a encore vu récem­ment avec l’affaire Bastien Vivès, quand ses col­lègues des­si­na­teurs sont mon­tés au cré­neau pour l’aider.

Alice Coffin parle éga­le­ment des « œuvres man­quantes » : celles qui n’ont tout sim­ple­ment pas pu exis­ter ou ont été peu conser­vées. C’est le cas, par exemple, pour Jo Hopper, une peintre états-unienne de talent, por­trai­tiste de scènes de la vie quo­ti­dienne et des grands espaces de son pays. Petit à petit, son mari, Edward Hopper a res­treint son art, car il l’obligeait à peindre uni­que­ment depuis sa chambre et avait fait d’elle son impre­sa­rio. Lorsqu’elle est morte, en 1968, les tableaux du couple ont été légués au Whitney Museum à New York qui a pré­cieu­se­ment conser­vé les œuvres d’Edward mais détruit une par­tie des celles de Jo. On a décou­vert il y a peu que quelques toiles avaient été gar­dées dans le sous-sol du musée, mais qu’elles étaient en très mau­vais état.

La dif­fi­cul­té à contex­tua­li­ser les œuvres et à cri­ti­quer les com­por­te­ments des artistes est-elle une spé­ci­fi­ci­té française ? 

Il reste, en France, un gros tra­vail de démys­ti­fi­ca­tion à entre­prendre. Depuis l’époque des Lumières, au xviie siècle, la cri­tique vénère sans aucune nuance des « génies natio­naux » rem­plis de fier­té et d’arrogance. Après la sor­tie de mon pod­cast sur Picasso, beau­coup de per­sonnes tra­vaillant dans le monde de l’art et de l’enseignement m’ont confié leur volon­té de chan­ger les nar­ra­tions. Plusieurs professeur·es d’espagnol m’ont expli­qué s’être mis à par­ler dif­fé­rem­ment de Guernica. Ce tableau était une com­mande pour l’Exposition inter­na­tio­nale de Paris, en 1937. Picasso n’avait encore rien peint, car il avait hor­reur des com­mandes. C’est Dora Maar, sa com­pagne, qui lui aurait sug­gé­ré de s’emparer de cet épi­sode de la guerre civile sur­ve­nu quelques jours plus tôt au Pays basque.


« Cinquante ans après la mort de Picasso, les musées fran­çais conti­nuent de mon­ter des expo­si­tion très élogieuses »


Mais il y a encore beau­coup de résis­tances du côté de ce que la jour­na­liste Sophie Chauveau (Picasso, le Minotaure, Folio, 2020) appelle « la firme Picasso », qui com­prend notam­ment le musée Picasso à Paris. Après la paru­tion de nos tra­vaux res­pec­tifs, Cécile Debray, la direc­trice du musée, a expli­qué que nous abor­dions l’œuvre « de manière fron­tale et uni­voque ». Sans répondre sur le fond, le musée a orga­ni­sé deux expo­si­tions dans les­quelles des artistes femmes – Orlan et Faith Ringgold – réin­ter­pré­taient l’œuvre de Picasso.
C’est assez repré­sen­ta­tif de la puis­sance de la lignée Picasso : les ques­tions finan­cières demeurent reines et cade­nassent toute la com­mu­ni­ca­tion offi­cielle. Ses tableaux conti­nuent de se vendre très cher et les expo­si­tions attirent tou­jours autant de spectateur·ices.

Concrètement, pouvons-nous ima­gi­ner une autre manière de regar­der et d’enseigner les œuvres de Picasso aujourd’hui ? 

Cinquante ans après sa mort, les musées fran­çais conti­nuent de mon­ter des expo­si­tions très élo­gieuses, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis, où le monde de l’art est beau­coup plus en avance. Là-bas, la jour­na­lise Arianna Huffington enquête sur Picasso depuis les années 1980. Et cette année, le Brooklyn Museum orga­nise une expo­si­tion diri­gée par l’humoriste les­bienne aus­tra­lienne Hannah Gadsby qui rééva­lue la pro­duc­tion artis­tique de l’artiste à tra­vers un prisme féministe.
Un autre exemple à suivre serait celui de l’exposition « Why are you angry ? » orga­ni­sée à Berlin en 2022. Elle pré­sen­tait le tra­vail de Gauguin au prisme de la colo­ni­sa­tion, du regard blanc et de la féti­chi­sa­tion des femmes colo­ni­sées. Étonnamment, l’exposition n’a pas été prise par le musée d’Orsay, qui conserve de nom­breuses œuvres de l’artiste en France. Il reste encore beau­coup de tra­vail à faire pour que les conservateur·ices français·es nous pro­posent un regard poli­ti­sé sur les artistes.

→ Retrouvez la revue de presse ain­si que les coups de cœur de la rédac­tion juste ici.

Dans la même catégorie