Procès des violeurs de Mazan : la défense a‑t-elle tous les droits ?

Depuis le 27 novembre, les plai­doi­ries des avocat·es de la défense se succèdent au procès dit des « viols de Mazan ». Pour défendre la cin­quan­taine d’hommes accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot, certain·es n’hésitent pas à utiliser la pro­vo­ca­tion et l’agressivité. Dans cette deuxième news­let­ter de notre série consacrée à ce procès, nous nous demandons jusqu’où peuvent aller les avocat·es qui défendent les auteurs de violences sexuelles. Le droit à un procès équitable est-il conci­liable avec le respect des parties civiles ?
Publié le 5 décembre 2024
Au tribunal d’Avignon, le 27 novembre 2024, les avocats de la défense discutent en marge des audiences du procès des « viols de Mazan ». Crédit photo : Fabrice Chassery / KCS presse.

Choqué·es. « Le grand public et les avocat·es ont été choqué·es par ces propos, car ils sortent de la norme », admet Frédérique Morel, vice-bâtonnière à Nancy et membre de la com­mis­sion règles et usages du Conseil national des barreaux.

L’avocate vise direc­te­ment les propos de Nadia El Bouroumi, l’une de ses consœurs qui défend deux accusés dans le procès des violeurs de Mazan et qui, le 19 septembre 2024, a posté une vidéo où elle danse sur le refrain du morceau du groupe Wham! Wake Me Up Before You Go-Go (Réveille-moi avant de partir). L’avocate s’est défendue en plaidant l’humour et en arguant « qu’il faudrait se lever tôt pour [la] museler », mais dans un procès où la victime de viols était sous sou­mis­sion chimique, la pro­vo­ca­tion est à son paroxysme.

Alors que Dominique Pelicot et 50 autres hommes sont accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot et com­pa­raissent, depuis le 2 septembre 2024, devant la cour cri­mi­nelle du Vaucluse, les pro­vo­ca­tions sont-elles déon­to­lo­gi­que­ment acceptables ?

Nadia El Bouroumi n’est pas la seule à détonner dans ce procès hyper­mé­dia­ti­sé. Isabelle Crépin-Dehaene, autre avocate de la défense, a suscité l’indignation au sujet de la cagnotte lancée par l’influenceuse Nabilla Vergara en soutien à Gisèle Pelicot en parlant sur son profil LinkedIn d’« un soutien qui tue ». Quand Gisèle Pelicot a demandé la clôture de la cagnotte, l’avocate s’est fendue d’un nouveau post à l’égard de la star : « Dommage, elle aurait pu vendre ses seins en plastique. »

« Sanctionner les dérives »

Face à ces stra­té­gies de déni­gre­ment, Frédérique Morel précise : « Je n’ai aucun avis sur leur manière de défendre leurs clients, elles sont tota­le­ment libres, mais effec­ti­ve­ment la com­mu­ni­ca­tion sur les réseaux doit être empreinte de modé­ra­tion et de délicatesse. »

Pour Claude Vincent, avocate au barreau de Nantes et copré­si­dente de la récente com­mis­sion féministe du Syndicat des avocats de France (créée en 2023, elle compte 345 membres), la vidéo postée par Me El Bouroumi « est indigne. Elle ne s’inscrit pas dans l’exercice des droits de la défense et méri­te­rait une sanction. De façon générale, les ordres devraient davantage inter­ve­nir et sanc­tion­ner les dérives sur les réseaux sociaux ».

Pour les professionnel·les du droit, il est essentiel de dis­tin­guer les propos tenus hors et dans la salle d’audience. « [À la barre du tribunal] nous avons une immunité totale de parole, dans le respect de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté d’expression [qui interdit toutefois la dif­fa­ma­tion, l’injure et l’outrage] », rappelle Frédérique Morel, qui ajoute que l’exercice de la pro­fes­sion doit se faire avec « dignité, conscience, indé­pen­dance, probité et humanité », selon l’article 3 du code de déon­to­lo­gie des avocat·es.

 


« Ce n’est pas rendre service à l’accusé que d’attaquer la victime. »

Anne Bouillon, avocate


 

La média­tique avocate féministe Anne Bouillon, autrice d’Affaires de femmes. Une vie à plaider pour elles (L’Iconoclaste, 2024) insiste auprès de La Déferlante : « Chacun·e est libre des moyens de sa défense, c’est la pierre angulaire du procès équitable. » Cependant, « ter­ro­ri­ser la victime, c’est très contre-productif, poursuit-elle. L’efficacité d’un système de défense se mesure à l’aune du résultat obtenu, et ce n’est pas rendre service à l’accusé que d’attaquer la victime ». 

« La défense est libre, mais on se limite plus ou moins au regard de notre propre morale et éthique », précise encore Me Claude Vincent, avocate d’une partie civile dans le procès de Gérard Depardieu. « Dans ce procès, je fais face à un confrère, Me Jérémie Assous, qui accable média­ti­que­ment les parties civiles avec une ligne misogyne, à savoir : ces femmes portent de fausses accu­sa­tions car elles sont vénales. La liberté d’expression nous autorise aussi à critiquer ces pratiques, et notre pro­fes­sion doit s’interroger collectivement. » 

Le Canada offre un autre modèle de légis­la­tion. Afin de contrer les défenses qui portent atteinte à la dignité des femmes, la loi interdit depuis 1992 aux avocat·es comme au ministère public de faire référence au passé sexuel des victimes d’agressions sexuelles. « Si la victime a consenti à des relations sexuelles avec son par­te­naire intime par le passé, il n’est pas pertinent de dire qu’elle est davantage sus­cep­tible de consentir aujourd’hui », explique Suzanne Zaccour, cher­cheuse et direc­trice des affaires juri­diques de l’Association nationale femmes et droit qui lutte pour les droits des femmes au Canada. « Ce rai­son­ne­ment, établi sur des sté­réo­types, est d’autant plus pro­blé­ma­tique qu’on a plus de risques d’être agressé·e sexuel­le­ment par quelqu’un avec qui on a déjà eu des relations sexuelles que par un inconnu. »

 

Deux fois victimes

D’une manière générale, les avocat·es français·es regardent la légis­la­tion cana­dienne avec frilosité et invoquent des cultures judi­ciaires dif­fé­rentes. « Nous n’avons pas besoin de légiférer là-dessus car, à mon sens, un juge ne va pas regarder une victime en fonction de son passé », affirme la vice-bâtonnière Frédérique Morel. « Je crois qu’une bonne justice ne se rend que lorsque tout a pu être dit, débattu et discuté, et que fina­le­ment le verdict rendu peut susciter l’adhésion et de la victime et du condamné », complète Anne Bouillon.

Me Claude Vincent s’interroge également sur la per­ti­nence du texte canadien : « Notre serment prévoit déjà la dignité et la déli­ca­tesse, donc à mes yeux, une ligne de défense misogyne sort déjà du cadre. » Elle insiste : « Les président·es font la police de l’audience et doivent inter­ve­nir quand les lignes sont franchies et qu’une victime se fait agresser à la barre. » L’avocate rappelle par ailleurs qu’il existe une « limite légale, et tota­le­ment méconnue » : la vic­ti­mi­sa­tion secon­daire. Cette notion, apparue dans la juris­pru­dence de la Cour euro­péenne des droits de l’homme il y a une dizaine d’années, introduit l’idée que « la victime n’est pas censée être une deuxième fois victime, cette fois de la procédure judi­ciaire ».

Dans leurs plai­doi­ries, les avocats de Gisèle Pelicot, Antoine Camus et Stéphane Babonneau, ont eux aussi dénoncé « une forme de mal­trai­tance de prétoire ». Par exemple, lorsque Guillaume de Palma, l’avocat de six des accusés, a osé affirmer : « Il y a viol et viol. », Me Antoine Camus a fait valoir que : « Certaines stra­té­gies de défense n’ont plus leur place dans une enceinte judi­ciaire en France, au XXIe siècle. Si la défense est libre, elle dit aussi ce que nous sommes. »

 

Par Sarah Boucault

Journaliste indé­pen­dante, elle s’intéresse aux sujets sur la fin de vie et travaille également sur les violences sexuelles.
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