« Avec le procès de Mazan, on se rend compte que des époux agressent »

« Historique », « hors normes », « sans précédent »… Les adjectifs ne manquent pas pour qualifier le procès dit « des viols de Mazan », qui vient d’entrer dans sa dernière ligne droite avec les plai­doi­ries des parties civiles. Pour docu­men­ter au mieux cette séquence judi­ciaire, nous lui consa­crons trois news­let­ters. Aujourd’hui, nous nous inté­res­sons, avec la socio­logue Alice Debauche, à l’histoire de la légis­la­tion sur le viol et à ce que ce procès rappelle : l’ampleur du viol conjugal et l’embarrassante banalité des profils des violeurs.
Publié le 21 novembre 2024
Le 2 mai 1978, des mili­tantes fémi­nistes mani­festent en marge du procès d’Aix-en-Provence. Cette mobi­li­sa­tion débou­che­ra, deux ans plus tard, sur une défi­ni­tion pénale du viol. Crédit : Gérard Fouet / AFP

Depuis le 2 septembre 2024, Dominique Pelicot et 50 autres hommes, accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot, com­pa­raissent devant la cour cri­mi­nelle du Vaucluse. La sou­mis­sion chimique exercée sur Gisèle Pelicot et la levée du huis clos – qu’elle a elle-même demandée – donnent à ce procès un écho média­tique, social et politique d’une ampleur inédite.

Les débats qui ont animé les audiences rap­pellent à quel point les violences sexistes et sexuelles, notamment au sein du couple, sont encore largement méconnues et invi­si­bi­li­sées, et ont mis en lumière la question de l’impunité des agres­seurs. Maîtresse de confé­rences en socio­lo­gie à l’université de Strasbourg, Alice Debauche travaille sur les violences sexuelles depuis plus de vingt ans – elle a soutenu une thèse sur le viol en 2011 et a contribué à l’enquête Violences et rapports de genre (Virage) de l’Institut national d’études démo­gra­phiques réalisée en 2015.

Avant de parler de la loi, peut-on donner une défi­ni­tion socio­lo­gique du viol ?

La question du viol et des violences sexuelles s’inscrit dans des rapports de domi­na­tion des hommes sur les femmes. À la fin des années 1970, la socio­logue bri­tan­nique Jalna Hanmer montre que les violences contre les femmes consti­tuent des ins­tru­ments de contrôle social.

D’abord en tant qu’acte effectif, avec les repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées, comme les viols commis sur des les­biennes « pour les remettre dans le droit chemin » ou les viols commis sur des femmes alcoo­li­sées ou la nuit. Mais également au-delà des actes, en tant que menace per­ma­nente qui pèse sur les femmes. La très grande majorité des jeunes femmes, voire la totalité, entendent un jour leur mère, leur père, leur entourage leur expliquer qu’il ne faut pas qu’elles fassent ci ou ça parce que c’est dangereux. Du point de vue de l’organisation de la société, l’existence du viol et des violences sexuelles sert à contrôler ce que peuvent faire ou non les femmes.

 

Quelles sont les lois mar­quantes sur le viol ?

La loi de 1980 est inté­res­sante comme début de période d’observation. Elle entérine un chan­ge­ment de pers­pec­tive juridique et sociale sur la question des violences sexuelles. Jusque-là, le Code pénal ne donnait pas de défi­ni­tion du viol, et on s’appuyait sur une juris­pru­dence très vague du début du XXe siècle, qui disait que le viol est un « coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir ».

À l’époque, on se pré­oc­cu­pait davantage de la morale et du risque de grossesse illé­gi­time que de l’atteinte à la victime. En 1980, la nouvelle loi va donner les condi­tions de l’absence de consen­te­ment : le viol devient un acte de péné­tra­tion sexuelle sur la personne d’autrui, commis par violence, contrainte ou surprise – plus tard [en 1994] sera ajoutée la menace. Cette loi intègre aussi la pos­si­bi­li­té que les hommes soient victimes, et envisage le viol au sein du couple. En 1992, le Code pénal est remodelé et les lois sur le viol et les violences sexuelles sont trans­fé­rées du chapitre des atteintes aux mœurs à celui des atteintes aux personnes : cela permet la recon­nais­sance des victimes. Autres mesures phares : en 1989, les délais de pres­crip­tion sont allongés à dix ans après la majorité quand la victime est mineure au moment des faits, notamment en raison de l’incapacité des enfants à porter plainte. En 2002, le délai de pres­crip­tion passe à vingt ans après la majorité, et, en 2018, à trente ans. Enfin, la loi de 2021 introduit la notion d’âge au consen­te­ment et ajoute à la liste des actes consi­dé­rés comme un viol l’acte bucco-génital sur autrui.

 

Pensez-vous que le procès de Mazan soit un tournant dans la prise de conscience des violences sexistes et sexuelles ?

Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur la question, et, de manière récur­rente, il est question de « libé­ra­tion de la parole », de « prise de conscience » ou de « trans­for­ma­tion du regard ». En 2017, aux débuts de #MeToo, dans les nombreux débats publics et média­tiques, il était dit que rien ne serait plus jamais comme avant. D’un point de vue socio­lo­gique, on regarde les effets produits sur le long terme : cela fait toujours couler énor­mé­ment d’encre, et les choses avancent vrai­sem­bla­ble­ment, mais pas forcément de manière très sensible sur la prise en charge par les pouvoirs publics et la législation.

Cela dit, le procès de Mazan est inté­res­sant, car il met la lumière sur ce qui peut se passer au sein du couple. Au début des années 2000, la publi­ca­tion de l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) a entraîné un début de prise de conscience autour des violences au sein du couple, mais l’accent était davantage mis sur les violences psy­cho­lo­giques (har­cè­le­ment, contrôle, déni­gre­ment) que sur les violences sexuelles. #MeToo puis #MeTooInceste, en 2021, ont assez peu parlé du couple.

 


« L’existence du viol sert à contrôler ce que peuvent faire ou non les femmes. »


 

Avec le procès de Mazan, on se rend compte que des époux agressent, et qu’une femme rela­ti­ve­ment âgée, mariée, qu’on ne se repré­sente pas comme la victime type, peut subir des viols. C’était d’ailleurs l’un des éléments déjà mis en évidence dans l’enquête Virage de 2015 : les violences sexuelles aux­quelles les femmes de plus de 25 ans sont le plus exposées se déroulent au sein de leur couple.

Quand on analyse les crimes jugés à ce procès, on se rend compte qu’on est face à des actes extra­or­di­naires, sulfureux, qui sous­traient ces situa­tions à l’ordinaire de la vie conjugale. Mais cela oblige aussi à se repré­sen­ter le fait que les violeurs ne sont pas néces­sai­re­ment iden­ti­fiables comme tels, qu’ils peuvent faire partie de notre quotidien, qu’on peut les connaître. La diversité des âges et des statuts sociaux permet de se rendre compte que ce sont des personnes par­fai­te­ment banales par ailleurs.

 

À l’instar du procès d’Aix en 1978, qui aboutit à l’adoption de la loi de 1980, pensez-vous que le procès de Mazan peut faire changer la loi ?

De nom­breuses asso­cia­tions fémi­nistes reven­diquent l’inscription de la notion de consen­te­ment dans la loi. C’est inté­res­sant puisque l’apport de la loi de 1980 était justement de retirer la notion de consen­te­ment du Code pénal en défi­nis­sant plutôt les condi­tions de l’absence de consen­te­ment. Au-delà de la demande de défi­ni­tion juridique du viol, inscrire le consen­te­ment dans la loi est une manière de sortir de cette repré­sen­ta­tion de la sexualité où les hommes expriment leur désir et où les femmes le subissent plus ou moins. Dans les années 1970, un slogan disait « Non c’est non ». Ici, on pourrait refor­mu­ler cette reven­di­ca­tion ainsi : « Nous voulons pouvoir dire oui pour mani­fes­ter notre désir, sur le moment présent, de nous engager dans une relation sexuelle. » Selon moi, il s’agit d’une reven­di­ca­tion davantage sociale que juridique : ce n’est pas tant un point technique sur lequel les juristes et les légis­la­teurs vont réfléchir et tra­vailler qu’une question de regard sur la société, sur l’état des rapports en matière de sexualité entre femmes et hommes.

Par Sarah Boucault

Journaliste indé­pen­dante, elle s’intéresse aux sujets sur la fin de vie et travaille également sur les violences sexuelles.
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