En tant que militante féministe, comment vivez-vous la médiatisation des audiences quotidiennes du procès dit « de Mazan » ?
Je suis très inquiète du retentissement de ce procès dans le contexte actuel.
L’extrême droite a fait un score historique aux élections législatives [les 30 juin et 7 juillet derniers], le nouveau premier ministre, Michel Barnier, est issu de la droite dure et sécuritaire, et le futur gouvernement a tout intérêt à envoyer des signaux populistes à l’électorat d’extrême droite. Le féminisme n’a jamais été la priorité de ces gens-là. Le futur gouvernement pourrait très bien instrumentaliser ce procès et les combats féministes qui l’accompagnent, et hystériser le débat pour faire voter des lois sécuritaires. Or, on sait déjà que ce n’est pas avec plus de répression qu’on lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Ensuite, je suis très préoccupée par la levée du huis clos, parce que je vois les gens se repaître de ce qu’ont vécu les victimes. L’ensemble de la population n’a pas besoin de connaître les détails de l’affaire : savoir qu’il s’agit de viols aggravés, avec administration de substances, suffit. Un des risques de cette médiatisation, c’est aussi qu’à l’avenir tous les viols qui ne ressembleront pas à ceux de « l’affaire Pélicot » soient considérés comme moins graves.
On a beaucoup entendu que rendre publiques ces audiences permettait que « la honte change de camp ». Bien évidemment. Mais lorsqu’on a été victime d’un drame, il arrive un jour où on ne veut plus être ramenée à ça et où on revendique le droit à l’indifférence. Or, le visage de Gisèle Pélicot est désormais connu dans le monde entier.
Cette femme n’est pas militante, elle n’a rien demandé et on est en train de parler à sa place. On peut avoir – c’est mon cas – beaucoup d’empathie pour elle, mais un jour, on va passer à autre chose et Gisèle Pélicot, elle, va se retrouver seule face à ses traumatismes. Concrètement, il faudrait se demander si le slogan « Je suis Gisèle » est opportun, faire attention aux détails qu’on donne quand on partage ses récits. Samantha Geimer, par exemple, a expliqué dans son livre (La fille, Plon, 2013) combien c’était violent d’être devenue « la fille qui avait été droguée et sodomisée par Polanski ».
Pourtant, lors de l’audience du mercredi 18 septembre, les avocat·es de la défense ont montré des photos de Gisèle Pélicot nue, les yeux ouverts, dans des poses lascives, insinuant qu’elle aurait pu être complice des jeux sexuels de son mari. Certain·es observateur·ices estiment que ces attaques auraient été pires si les audiences s’étaient tenues à huis clos…Qu’en pensez vous?
Je ne pense vraiment pas que la publicité des débats protège la victime. Pour certain·es des avocat·es de la défense – pas tous·tes –, ce procès est l’occasion d’une publicité inespérée : il s’agit de faire le buzz. Et en l’occurrence, c’est aux juges et non au public que la défense s’adresse. Elle le fait parce que dans une société empreinte de culture du viol, dans laquelle les juges peuvent avoir des idées reçues sur les femmes qui font des photos exhibitionnistes, les avocat·es se disent : « Ça peut passer ». Ou alors la défense mise sur le fait qu’ils n’ont pas totalement écouté les expert·es disant qu’une femme sédatée peut avoir l’air consciente, avec les yeux ouverts. Par conséquent, elle tente le coup.
Quels sont les risques à faire de Gisèle Pélicot une icône ?
Je comprends bien qu’on ait besoin d’incarner les luttes, de s’attacher à des symboles. Mais en tant que féministes, on doit résister à la tentation d’héroïser des victimes. Les monstres n’existent pas, les héros et les héroïnes non plus.
Je suis furieuse que, dans l’ensemble de l’opinion comme dans les milieux féministes, on parle sans cesse de sa « dignité » et de sa « force ». Rappelons qu’une victime qui ne pleure pas face aux récits des horreurs qu’elle a vécu peut aussi traverser un état de dissociation – un mécanisme de protection courant en cas de traumatismes majeurs. Utiliser ces termes crée un autre problème : s’il y a des « bonnes » victimes, des victimes « dignes », ça veut dire aussi qu’il y en a qui ne le sont pas.
Dans une de vos newsletters, vous parlez aussi des réactions des hommes à propos de cette affaire…
Je cite l’étude menée par C. J. Pascoe et Jocelyn A. Hollander sur la « mobilisation du viol » aux États-Unis. La plupart des hommes ne sont pas débiles, ils ont intégré – même inconsciemment – les discours féministes et s’en servent pour se déculpabiliser. Au lieu de convoquer la figure du monstre comme ils le faisaient avant, ils assimilent le violeur à un « boy next door » : c’est leur voisin, leur frère, leur pote, mais jamais eux – parce qu’eux ont mieux compris les choses. Ils reconstruisent ainsi une masculinité du « good guy » qui, parfois, a fait des erreurs, mais a compris la leçon. Forts de cette argumentation, ils occupent le devant de la scène, parfois en reproduisant des codes virils agressifs. S’ils veulent « aider », ce serait mieux qu’ils passent davantage de temps à gérer des tâches moins valorisées et valorisantes qu’à occuper le devant de la scène médiatique.
Plusieurs observateur·ices ont fait le parallèle entre ce procès et celui d’Aix-en-Provence, en 1978, où, pour la première fois en France, des viols en réunion ont été jugés comme des crimes. Deux ans plus tard, une loi a fixé la définition juridique du viol, désormais assimilé à un crime. Est-ce que cette comparaison vous semble pertinente ?
En 1978, on luttait pour l’obtention d’une loi sur le viol. Aujourd’hui, on lutte pour faire évoluer les mentalités, ce qui met beaucoup plus de temps.
Mardi dernier, Dominique Pélicot, le principal accusé, s’est exprimé devant les juges. Ses propos sont tellement difficiles à lire que la plupart des gens ont des réactions de dégoût et de haine qui les empêchent de regarder en face la dimension structurelle des violences sexuelles intrafamiliales. Un certain nombre d’accusés ont eux-mêmes vécu des violences dans leurs familles. Il est intéressant de questionner ces faits-là, mais l’exposition extrêmement détaillée et permanente de leurs actes rend cette réflexion difficile.
« Les viols qui ne ressemblent pas à ceux de l’affaire Pélicot risquent d’être considérés comme moins graves »
C’est important de faire comprendre au grand public ce que la famille et le système hétérosexuel produisent en termes de violences. Mais aussi que tout est imbriqué : tant que le sexisme existera, la culture du viol perdura. Cette réflexion doit se faire dans une perspective intersectionnelle : les viols subis par les femmes trans ou racisées sont souvent jugés moins sévèrement en raison des stéréotypes racistes et transphobes qui leur sont associés.
Enfin, il ne faut pas faire preuve de naïveté : il n’y a rien à attendre du nouveau gouvernement, qui de toute manière va tirer de ce procès des réflexions racistes, sécuritaires et populistes. Il faut se concentrer pour que la gauche, si elle existe encore, arrive au pouvoir aux prochaines élections – et là, on pourra lui demander des choses. Il faut aussi continuer à faire de l’éducation populaire, en expliquant les mécanismes des violences sexistes et sexuelles.
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