Procès des viols « de Mazan » : « Il faut résister à l’héroïsation des victimes »

Depuis le 2 septembre, 51 hommes com­pa­raissent devant la cour cri­mi­nelle du Vaucluse, accusés de viols aggravés sur Gisèle Pélicot. Applaudie dans les couloirs du tribunal, soutenue dans des tribunes et acclamée dans des mani­fes­ta­tions, cette dernière est devenue en quelques semaines une icône de la lutte contre le viol. Dans cette news­let­ter, Valérie Rey-Robert, militante contre les violences sexuelles et autrice d’Une culture du viol à la française (Libertalia, 2020), appelle à la prudence : elle rappelle que si les monstres n’existent pas, les héroïnes non plus…
Publié le 20 septembre 2024
Des rassemblements en soutien à Gisele Pélicot et à toutes les victimes de violences sexuelles se sont tenus le week-end dernier dans toute la France. Ici à Paris, le 14 septembre 2024. Crédit photo : Estelle Ruiz/Hans Lucas.
Des ras­sem­ble­ments en soutien à Gisele Pélicot et à toutes les victimes de violences sexuelles se sont tenus le week-end dernier dans toute la France. Ici à Paris, le 14 septembre 2024. Crédit photo : Estelle Ruiz/Hans Lucas.

En tant que militante féministe, comment vivez-vous la média­ti­sa­tion des audiences quo­ti­diennes du procès dit « de Mazan » ? 

Je suis très inquiète du reten­tis­se­ment de ce procès dans le contexte actuel.

L’extrême droite a fait un score his­to­rique aux élections légis­la­tives [les 30 juin et 7 juillet derniers], le nouveau premier ministre, Michel Barnier, est issu de la droite dure et sécu­ri­taire, et le futur gou­ver­ne­ment a tout intérêt à envoyer des signaux popu­listes à l’électorat d’extrême droite. Le féminisme n’a jamais été la priorité de ces gens-là. Le futur gou­ver­ne­ment pourrait très bien ins­tru­men­ta­li­ser ce procès et les combats fémi­nistes qui l’accompagnent, et hys­té­ri­ser le débat pour faire voter des lois sécu­ri­taires. Or, on sait déjà que ce n’est pas avec plus de répres­sion qu’on lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

Ensuite, je suis très pré­oc­cu­pée par la levée du huis clos, parce que je vois les gens se repaître de ce qu’ont vécu les victimes. L’ensemble de la popu­la­tion n’a pas besoin de connaître les détails de l’affaire : savoir qu’il s’agit de viols aggravés, avec admi­nis­tra­tion de sub­stances, suffit. Un des risques de cette média­ti­sa­tion, c’est aussi qu’à l’avenir tous les viols qui ne res­sem­ble­ront pas à ceux de « l’affaire Pélicot » soient consi­dé­rés comme moins graves.

On a beaucoup entendu que rendre publiques ces audiences per­met­tait que « la honte change de camp ». Bien évi­dem­ment. Mais lorsqu’on a été victime d’un drame, il arrive un jour où on ne veut plus être ramenée à ça et où on reven­dique le droit à l’indifférence. Or, le visage de Gisèle Pélicot est désormais connu dans le monde entier.

Cette femme n’est pas militante, elle n’a rien demandé et on est en train de parler à sa place. On peut avoir – c’est mon cas – beaucoup d’empathie pour elle, mais un jour, on va passer à autre chose et Gisèle Pélicot, elle, va se retrouver seule face à ses trau­ma­tismes. Concrètement, il faudrait se demander si le slogan « Je suis Gisèle » est opportun, faire attention aux détails qu’on donne quand on partage ses récits. Samantha Geimer, par exemple, a expliqué dans son livre (La fille, Plon, 2013) combien c’était violent d’être devenue « la fille qui avait été droguée et sodomisée par Polanski ».

Pourtant, lors de l’audience du mercredi 18 septembre, les avocat·es de la défense ont montré des photos de Gisèle Pélicot nue, les yeux ouverts, dans des poses lascives, insinuant qu’elle aurait pu être complice des jeux sexuels de son mari. Certain·es observateur·ices estiment que ces attaques auraient été pires si les audiences s’étaient tenues à huis clos…Qu’en pensez vous?

Je ne pense vraiment pas que la publicité des débats protège la victime. Pour certain·es des avocat·es de la défense – pas tous·tes –, ce procès est l’occasion d’une publicité inespérée : il s’agit de faire le buzz. Et en l’occurrence, c’est aux juges et non au public que la défense s’adresse. Elle le fait parce que dans une société empreinte de culture du viol, dans laquelle les juges peuvent avoir des idées reçues sur les femmes qui font des photos exhi­bi­tion­nistes, les avocat·es se disent : « Ça peut passer ». Ou alors la défense mise sur le fait qu’ils n’ont pas tota­le­ment écouté les expert·es disant qu’une femme sédatée peut avoir l’air consciente, avec les yeux ouverts. Par consé­quent, elle tente le coup.

Quels sont les risques à faire de Gisèle Pélicot une icône ?

Je comprends bien qu’on ait besoin d’incarner les luttes, de s’attacher à des symboles. Mais en tant que fémi­nistes, on doit résister à la tentation d’héroïser des victimes. Les monstres n’existent pas, les héros et les héroïnes non plus.

Je suis furieuse que, dans l’ensemble de l’opinion comme dans les milieux fémi­nistes, on parle sans cesse de sa « dignité » et de sa « force ». Rappelons qu’une victime qui ne pleure pas face aux récits des horreurs qu’elle a vécu peut aussi traverser un état de dis­so­cia­tion – un mécanisme de pro­tec­tion courant en cas de trau­ma­tismes majeurs. Utiliser ces termes crée un autre problème : s’il y a des « bonnes » victimes, des victimes « dignes », ça veut dire aussi qu’il y en a qui ne le sont pas.

Dans une de vos news­let­ters, vous parlez aussi des réactions des hommes à propos de cette affaire…

Je cite l’étude menée par C. J. Pascoe et Jocelyn A. Hollander sur la « mobi­li­sa­tion du viol » aux États-Unis. La plupart des hommes ne sont pas débiles, ils ont intégré – même incons­ciem­ment – les discours fémi­nistes et s’en servent pour se décul­pa­bi­li­ser. Au lieu de convoquer la figure du monstre comme ils le faisaient avant, ils assi­milent le violeur à un « boy next door » : c’est leur voisin, leur frère, leur pote, mais jamais eux – parce qu’eux ont mieux compris les choses. Ils recons­truisent ainsi une mas­cu­li­ni­té du « good guy » qui, parfois, a fait des erreurs, mais a compris la leçon. Forts de cette argu­men­ta­tion, ils occupent le devant de la scène, parfois en repro­dui­sant des codes virils agressifs. S’ils veulent « aider », ce serait mieux qu’ils passent davantage de temps à gérer des tâches moins valo­ri­sées et valo­ri­santes qu’à occuper le devant de la scène médiatique.

Plusieurs observateur·ices ont fait le parallèle entre ce procès et celui d’Aix-en-Provence, en 1978, où, pour la première fois en France, des viols en réunion ont été jugés comme des crimes. Deux ans plus tard, une loi a fixé la défi­ni­tion juridique du viol, désormais assimilé à un crime. Est-ce que cette com­pa­rai­son vous semble pertinente ?

En 1978, on luttait pour l’obtention d’une loi sur le viol. Aujourd’hui, on lutte pour faire évoluer les men­ta­li­tés, ce qui met beaucoup plus de temps.

Mardi dernier, Dominique Pélicot, le principal accusé, s’est exprimé devant les juges. Ses propos sont tellement dif­fi­ciles à lire que la plupart des gens ont des réactions de dégoût et de haine qui les empêchent de regarder en face la dimension struc­tu­relle des violences sexuelles intra­fa­mi­liales. Un certain nombre d’accusés ont eux-mêmes vécu des violences dans leurs familles. Il est inté­res­sant de ques­tion­ner ces faits-là, mais l’exposition extrê­me­ment détaillée et per­ma­nente de leurs actes rend cette réflexion difficile.

 


« Les viols qui ne res­semblent pas à ceux de l’affaire Pélicot risquent d’être consi­dé­rés comme moins graves »


 

C’est important de faire com­prendre au grand public ce que la famille et le système hété­ro­sexuel pro­duisent en termes de violences. Mais aussi que tout est imbriqué : tant que le sexisme existera, la culture du viol perdura. Cette réflexion doit se faire dans une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle : les viols subis par les femmes trans ou racisées sont souvent jugés moins sévè­re­ment en raison des sté­réo­types racistes et trans­phobes qui leur sont associés.

Enfin, il ne faut pas faire preuve de naïveté : il n’y a rien à attendre du nouveau gou­ver­ne­ment, qui de toute manière va tirer de ce procès des réflexions racistes, sécu­ri­taires et popu­listes. Il faut se concen­trer pour que la gauche, si elle existe encore, arrive au pouvoir aux pro­chaines élections – et là, on pourra lui demander des choses. Il faut aussi continuer à faire de l’éducation populaire, en expli­quant les méca­nismes des violences sexistes et sexuelles.

⟶ La news­let­ter de Valérie Rey-Robert est acces­sible sur ins­crip­tion par ici.
⟶ Elle partage également ses analyses sur son compte instagram.


→ Retrouvez les recom­man­da­tions ainsi que l’agenda de la rédaction juste ici.

 

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister en fémi­nistes, à paraître en août 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie