Légale depuis seulement vingt ans, cette méthode de stérilisation masculine par ligature des canaux déférents (pour empêcher le passage des spermatozoïdes) reste confidentielle en France avec moins de 1 % d’hommes opérés. La vasectomie est pourtant utilisée depuis plus d’un siècle et s’est largement imposée comme méthode de contraception dans de nombreux pays. Depuis quelques années, malgré les peurs qu’elle suscite, elle fait l’objet d’un regain d’intérêt en France, comme en témoigne l’auteur de cette enquête, qui a lui-même fait le choix de cette contraception.

Maëlle Reat
On ne parle jamais à un homme de son horloge biologique. Et pourtant, la décision de faire un enfant passé 45 ans n’est pas à prendre à la légère. Sur cette question, les études sont rares et pour la plupart très récentes. Prenons celle publiée en 2019 dans la revue internationale Maturitas par exemple, fruit de quarante années de recherche. Le résultat est sans appel. Les pères de plus de 45 ans ont des problèmes de fertilité, mais, surtout, ils font courir plus de risques à leur partenaire durant la grossesse, notamment de prééclampsie ou de diabète gestationnel. La plus forte probabilité de fausses couches et de naissances prématurées y est clairement énoncée, tout comme le risque accru, pour l’enfant, de trisomie 21 et d’infirmité cardiaque. Si cette réalité est ignorée du grand public, elle n’a pas échappé aux législateur·ices: 45 ans est la limite d’âge en France pour le don de sperme.
On me permettra un détour personnel. J’ai 48 ans. Il est devenu clair pour moi il y a quelques années déjà que je n’aurai plus d’enfants. Les hasards de la vie ont fait de moi un papa adoptif et un beau-papa si comblé qu’il ne peut y avoir de tristesse à accepter de tourner la page. Cette certitude acquise, pourquoi m’en remettre à ma compagne, du reste de dix ans plus jeune que moi, pour la suite de notre contraception ? Selon les études scientifiques, la pilule n’est pas sans risque ; le stérilet est un corps étranger qui provoque souvent des règles plus abondantes et plus longues ; la ligature des trompes est une intervention chirurgicale non réversible qui s’effectue sous anesthésie générale. À l’exception du préservatif masculin, les contraceptions communément admises en France restent une affaire de femmes ; elles en assument seules la responsabilité, les risques, la douleur et les conséquences. Je ne me suis jamais senti à l’aise avec ça (1).
UNE OPÉRATION SANS SÉQUELLES ET SANS RISQUE
Au terme de ma réflexion, la vasectomie, opération qui consiste à ligaturer les canaux déférents pour empêcher le passage des spermatozoïdes, s’est donc imposée. Mais de l’idée à l’acte, dans une société où cette démarche est légale mais peu valorisée, il arrive qu’on laisse passer du temps. L’opération n’est pas tout à fait bénigne. Elle oblige à une convalescence de quelques jours et interdit à l’opéré de soulever quoi que ce soit pendant plusieurs semaines s’il ne veut pas aller au-devant de douleurs persistantes – pour en avoir fait l’expérience, je me permettrais d’insister sur ce point. Contrairement à ce que l’on pense, la vasectomie est sans séquelles et sans risque et ne nécessite pas d’anesthésie générale. Sauf si le patient terrorisé la réclame et aussi quand les médecins la recommandent (2). Elle est en théorie réversible, mais comme l’opération de réparation ne réussit pas toujours, la plupart des médecins parlent de contraception définitive. En janvier, j’ai pris contact avec un médecin qui pratique la vasectomie sans bistouri, grâce à une simple perforation sous anesthésie locale, dans une clinique privée du huitième arrondissement de Paris. Je suis arrivé au premier rendez-vous déjà sûr de ma décision, sans autre préoccupation que celle de la coquette somme à régler pour franchir toutes les étapes, de la visite préopératoire au spermogramme trois mois après l’opération: 1400 euros ce n’est pas rien. Depuis la salle d’attente, je voyais et entendais, du bureau de l’assistante dont la porte était restée ouverte, des hommes, pour la plupart accompagnés, manifestement très anxieux. Il ne m’était jamais venu à l’idée de suivre ma compagne chez sa gynécologue, me suis-je dit.
En entrant dans le bureau à mon tour, j’ai fermé la porte, et très vite la discussion a porté sur cette pratique en général, sur les peurs des patients et de leurs conjointes. L’échange s’est poursuivi avec le praticien, qui, heureux de mon intérêt pour la chose, s’est lancé dans un cours d’histoire. Ainsi ai-je appris que le délai de réflexion obligatoire de quatre mois avant l’opération était la trace d’une légalisation tardive de la pratique: jusqu’en 2001, elle était considérée comme une mutilation. Aujourd’hui, on l’utilise comme un « relais de contraception » – j’ai mis un nom sur ce que j’étais venu faire. Elle reste peu pratiquée en France – quelque dix mille personnes en 2020, soit dix fois plus que dans les années 2000 –, mais concerne un homme sur cinq au Canada ou au Royaume-Uni, et environ un sur dix en Belgique, en Suisse, en Espagne ou aux États-Unis. Pourquoi en France, la vasectomie est-elle très mal remboursée — quelques dizaines d’euros — alors que la ligature des trompes est entièrement prise en charge ? Faut-il croire que le patriarcat est si bien structuré que tout est fait pour empêcher les hommes de tenter de s’en extraire?
SOUHAIT DES FEMMES, PEURS DES HOMMES
Fort de ce que je venais de voir et d’entendre, je suis sorti du cabinet avec l’idée d’un article à écrire. Et la première question à émerger fut la suivante : qui a peur de la vasectomie ? Disons-le d’emblée, les freins psychologiques pour le partage de la responsabilité de ce choix ne viennent pas toujours des hommes. « On a déjà tout écrit sur les hommes et la vasectomie, leurs fantasmes, leurs blocages, m’a dit le médecin que j’ai consulté lors de notre second rendez-vous, mais il y a une chose dont on parle peu, ce sont les conjointes. J’ai eu le cas récent d’un homme qui est revenu pour demander une vasovasostomie [opération qui permet de relier de nouveau les canaux déférents] parce que sa compagne menaçait de le quitter. Pour elle, sexuellement, ce n’était plus comme avant. Les hommes qui choisissent la vasectomie doivent plus souvent qu’on ne le pense affronter ce genre de peurs. »
Élodie Serna, docteure en histoire contemporaine et autrice d’un essai remarquable sur la question (3), rappelle toutefois que globalement « ce sont plutôt les femmes qui sont demandeuses». « Pendant les années de préparation de ma thèse (4), quand j’expliquais sur quoi je travaillais, j’avais souvent des réactions d’effroi de la part d’hommes, se souvient-elle, accompagnées d’un geste protecteur de la main et de blagues sur la castration. » Un autre urologue avec lequel je me suis entretenu, lorsque je lui ai fait part de ma vasectomie, m’a aussitôt demandé : « C’était le souhait de votre femme ? » Ces anecdotes racontent au fond la même chose: la vasectomie reste en France une pratique marginale, qui souffre d’un manque d’information et de dialogue, au sein du couple mais pas seulement. Pour les non-spécialistes, le fonctionnement interne de l’appareil génital masculin semble aussi méconnu que celui du clitoris. On sait que les canaux déférents servent à conduire les spermatozoïdes depuis les testicules, mais on ne sait pas forcément que ce sont la prostate et les vésicules séminales, non affectées par l’opération, qui produisent 97 % de l’éjaculat. Ce dernier ne change pas d’aspect après une vasectomie, mais cela reste l’un des objets d’inquiétude récurrents des patients. Dans l’entre-deux-guerres, la vasectomie a même été prescrite pour redonner de la vitalité aux libidos défaillantes !
À cette époque, un professeur autrichien de nombreuses fois pressenti pour le prix Nobel, Eugen Steinach, pratique un peu partout en Europe des vasectomies coûteuses, appelées « steinachisation », censées stimuler la production de testostérone. Les bienfaits attendus vont, explique-t-il, du rajeunissement de l’individu à des érections plus persistantes – il reste discret sur les conséquences radicales et (à ce moment) définitives sur la fertilité de ses patients.
MOUVANCE LIBERTAIRE ET DÉRAPAGES EUGÉNISTES
En France, la steinachisation est peu pratiquée, pourtant la vasectomie garde longtemps cette image d’une opération aux vertus rajeunissantes, au point qu’elle devienne l’un des arguments des néomathusien·nes pour promouvoir la stérilisation. Socialistes ou anarchistes, elles et ils prônent la maîtrise de la natalité en actualisant la pensée du pasteur anglican Thomas Malthus dans son Essai sur le principe de la population (1798). Dans un monde fini, rappellent-ils, l’espèce humaine ne peut continuer de croître indéfiniment. Le mouvement se heurte aux politiques natalistes : dans une France obsédée par une démographie en berne, toute visée contraceptive est vue comme une haute trahison – qui plus est lorsqu’elle se veut définitive; c’est que Hitler est au pouvoir depuis deux ans, la guerre menace de nouveau. Seul le préservatif échappe aux foudres de la loi, parce qu’il sert à prévenir des maladies vénériennes.
Ainsi, en 1935 sont jugés quinze hommes du groupe libertaire de Bordeaux qui se font fait opérer au domicile d’André Prévôtel – lui-même vasectomisé. Ils entendaient appliquer leurs convictions néomalthusiennes à eux-mêmes. En l’absence d’une réponse légale claire, la justice applique l’article 316 du Code pénal, qui réprime la castration, et l’article 311 pour les « coups et blessures volontaires ». André Prévôtel est brièvement incarcéré pour complicité, il bénéficie d’un non-lieu l’année suivante.
Norbert Bartosek, le chirurgien incriminé, a, lui, le malheur d’être autrichien : il est suspecté d’ourdir un complot contre la France. Après avoir risqué la perpétuité, il s’en sort avec trois ans de prison ferme et dix années d’interdiction de séjour. La condamnation est ramenée à un an en appel ; il est aussitôt libéré et reprend ses opérations à Paris.
Même dans cette mouvance libertaire, les dérapages eugénistes sont fréquents et l’anarchiste Emma Goldman, favorable au contrôle des naissances, est l’une des rares à s’alarmer que la promotion de la vasectomie ne s’adresse qu’aux seuls défavorisés. La raison de leur pauvreté, corrige-t-elle, n’est pas dans leur trop grand nombre, mais dans l’inégale répartition des richesses.
L’eugénisme en revanche préside au choix de la vasectomie dans le monde anglo-saxon. En Scandinavie, en Allemagne et en Autriche – la liste n’est pas exhaustive– la stérilisation est, au même moment, eugénique, forcée, et vise avant tout les personnes handicapées et les malades mentaux. Comme le rappelle Élodie Serna, « les “asociaux” suivront bien souvent ». En 1933, « sur des critères eugénistes, racistes, antisémites, homophobes et xénophobes, une loi [est] adoptée par le régime nazi, préfguration de la politique d’extermination des années suivantes ».
À L’HÔPITAL PUBLIC, DÉLAIS TRÈS LONGS ET REFUS COURANTS
Après la Seconde Guerre mondiale, la vasectomie s’affirme comme une spécificité libertaire et reste très mal vue des politiques publiques natalistes. Le retrait, qui a été une méthode précoce en France, à l’origine de la « première révolution contraceptive » dès le XVIIIe siècle, demeure la méthode la plus utilisée. Avec la loi Neuwirth en 1967, « d’une contraception “traditionnelle” de couple, on est passé à une contraception médicale et féminine (5) », expliquent Cécile Ventola et ses co-autrices. La pilule en devient le symbole, la contraception choisie par 36 % des femmes encore aujourd’hui. Plus globalement, les contraceptions masculines sont très peu développées en France en comparaison du Royaume-Uni. En effet, « si en France 15 % des femmes de 15–49 ans déclarent avoir recours à des méthodes considérées comme masculines (préservatif, vasectomie et retrait), c’est le cas pour 54 % d’entre elles au Royaume-Uni », rapporte Cécile Ventola (6). En 1975, un « manifeste des vasectomisés », sur le modèle de celui de 1971 pour le droit à l’avortement, est publié dans l’indifférence. La vasectomie se pratique dans plusieurs hôpitaux, mais en toute discrétion. Après 2001, malgré la loi Aubry qui la légalise, la vasectomie ne se développe pas beaucoup : le nombres d’opérations diminue même dans les années 2000. En 2003, l’Association française d’urologie note que plus de quatre chrirugien·nes, urologues et gynécologues sur cinq ne connaissent pas la procédure. À l’hôpital public, les délais restent très longs et les refus courants : Cécile Ventola rappelle que la loi prévoit une clause de conscience, inutile puisqu’elle existe déjà pour tous les actes médicaux. Les médecins imposent assez souvent des « conditions non prévues par la loi », comme le souligne Élodie Serna, que ce soit l’accord du conjoint ou de la conjointe, l’âge, le fait d’avoir eu des enfants, la congélation du sperme ou même l’avis d’un psychiatre. La volonté des hommes de n’avoir pas d’enfants n’est au fond guère mieux considérée que celle des femmes, même si, finalement, plus d’un homme sur cinq n’aura pas d’enfants dans sa vie.
Comme le dit en conclusion de son ouvrage Élodie Serna, « une nouvelle génération exprime désormais des attentes égalitaristes qui rebattent les cartes de la question contraceptive. À l’exigence d’autonomie des femmes succède la demande de répartition des responsabilités et des charges entre femmes et hommes, mais au sein d’un système intrinsèquement inégalitaire. […] Dans ce contexte, il semble nécessaire de souligner que la contraception masculine ne peut avoir de bénéfice social que si et seulement si elle a pour objectif l’émancipation des femmes. » Autrement dit, il n’est nullement question par cet acte de rechercher quelque gratitude ou de tirer profit d’une démarche qui ne devrait pas se placer davantage sur le terrain éthique que la pilule ou le stérilet. « Que les hommes participent à la contraception, conclut l’autrice, est sans nul doute une demande minimale des femmes et un effort dérisoire au regard de ce qu’il nous faut envisager pour que l’on puisse réellement parler un jour de libération. »
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(1) Le retrait, le préservatif ou la vasectomie ne sont évidemment pas les seuls procédés de contraception masculine. Pour un panorama exhaustif et très pédagogique, on peut lire le roman graphique de Guillaume Daudin, Stéphane Jourdain et Caroline Lee, Les Contraceptés. Enquête sur le dernier tabou, Steinkis éditions, 2021.
(2) Le ratio anesthésie locale/générale est diffcile à évaluer, estime un chirurgien spécialisé interrogé pour cette enquête. Dans les établissements publics et privés, l’hospitalisation ambulatoire –à la suite d’une anesthésie générale ou locale– semble majoritaire.
(3) Élodie Serna, Opération vasectomie. Histoire intime et politique d’une contraception au masculin, Libertalia, 2021.
(4) Élodie Serna, Faire et défaire la virilité. Les stérilisations masculines volontaires en Europe dans l’entre-deux-guerres, sous la direction de Sylvie Aprile et Sandrine Kott, 2018.
(5) Mireille Le Guen, Alexandra Roux, Mylène Rouzaud-Cornabas, Leslie Fonquerne, Cécile Thomé, Cécile Ventola, «Cinquante ans de contraception légale en France: diffusion, médicalisation, féminisation», Population & Sociétés, 2017.
(6) Cécile Ventola, «Le genre de la contraception: représentations et pratiques des prescripteurs en France et en Angleterre», Cahiers du genre, janvier 2016.