Se sentir vivante parmi les vivant·es

En 2017, Gwennenn Montagnon est devenue paysanne en Ille-et-Vilaine dans l’espoir de ralentir et d’harmoniser son rythme de vie avec la nature. Dans cette chronique, elle explique comment rapi­de­ment la pression du rendement et la pro­duc­ti­vi­té ont cadencé sa vie pro­fes­sion­nelle et familiale. 
Publié le 24 janvier 2025
Se sentir vivante parmi les vivantes - Collectif les Elles de l'Adage 35

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.

Je suis paysanne depuis sept ans. Au début, ce qui m’a poussée à m’installer, c’était l’envie de changer de rythme, de me caler sur celui des saisons. De me sentir vivante parmi les vivant·es, qu’ils soient humain·es ou non humain·es. Oui, c’est ça d’avoir quelque chose qui me tient et
qui m’apprend.

Été 2017, c’est parti ! Avec mon conjoint on trouve une ferme à reprendre, 40 hectares, 40 vaches qui ne mangent que de l’herbe. La chambre d’agriculture nous serine que c’est trop petit : « Même en bio, il faut au moins 70 vaches pour faire vivre deux personnes. Vous devriez penser à aller tra­vailler à l’extérieur, madame. » Tiens, marrant, c’est à moi qu’on le propose, jamais à mon conjoint…

On tient bon. Avril 2018, c’est le saut dans la grande aventure. Je m’y jette avec enthou­siasme ! Il faut prendre ses marques, découvrir chaque parcelle, se fami­lia­ri­ser avec le troupeau, apprendre à conduire une remorque de 16 tonnes, atteler les outils (car pas question que ça soit que les bonhommes qui s’en occupent), prendre le rythme de la traite matin et soir, jongler entre les listes de choses à faire qui se ral­longent chaque jour un peu plus. C’est dur, faut tenir la cadence, mais on y croit.

Les semaines et les saisons défilent. Je vois arriver les mûres, je me dis que j’ai hâte de pouvoir faire des confi­tures. Et puis c’est trop tard, pas eu le temps de les cueillir, on verra l’année prochaine.

Et il y a ce jour comme les autres, mais qui a pour moi l’effet d’un élec­tro­choc. On s’était encore engueulés avec mon conjoint-associé pour… bah, je ne sais même plus pourquoi. Depuis des mois la tension était per­ma­nente à cause de la fatigue, du sur­tra­vail, du mal de dos, de l’astreinte quo­ti­dienne lourde, du prix du lait qui avait encore chuté, des résultats éco­no­miques qui nous mettaient la pression ; à cause du pas de relais, du jamais de temps pour soi.

Un quotidien dénué de sens


Je vais chercher notre fille à l’école, on rentre, je l’installe devant un dessin animé car je dois faire la traite. Je lui donne un goûter : une Pom’Pote, un yaourt et un biscuit, et je pars chercher les vaches. Je ne me sens pas bien, il y a un truc dans ma gorge qui m’étouffe, mais pas le temps d’y faire attention, faut que je me speed pour que la petite ne reste pas trop longtemps devant l’écran. La pression de me sentir mauvaise mère en plus.

Je commence la traite, et puis d’un coup les larmes débordent de mes yeux, elles ne s’arrêtent plus. Je me dis que ce que je fais n’a aucun sens : je fais la traite pour gagner quelques dizaines d’euros pour pouvoir ensuite acheter en grande surface des Pom’Potes et des yaourts alors que j’ai des pommes sur mes pommiers mais pas le temps de les ramasser. Idem pour les yaourts : la ferme produit du lait, mais on trouve pas un fucking moment pour en faire ! Et ce sont ces mêmes grandes surfaces et ces agro-industriels qui nous paient si mal…

Aucun sens.

C’était pas pour ça que je voulais être paysanne. C’est pas ça, être vivante parmi les vivant·es. Le vivant n’a que faire de nos jonglages quo­ti­diens pour tout faire rentrer dans la même journée. La pression du rendement, de l’efficacité à tout prix, de vouloir être pro­duc­tive encore plus et plus. Comme si on ne l’était pas déjà assez entre le travail à la ferme, les enfants, le travail domes­tique, le soin aux proches, l’attention à la cohérence éco­lo­gique de nos vies !

Reprendre la main sur nos conditions d’existence


Alors, en groupe de meufs paysannes, les langues se délient, on commence timi­de­ment à se livrer : « Je me sens tellement nulle », « Je culpa­bi­lise en per­ma­nence en me disant que je pourrais faire plus », « Je suis épuisée mais j’ai l’impression de ne pas en faire assez ou pas bien »…

Toutes ces phrases font écho en nous, et lentement nous sortons de la culpa­bi­li­té indi­vi­duelle. Si nos vécus résonnent, ce n’est pas nous le problème mais bien le système qui engendre ces situa­tions. Ce système capitalo­patriarcal nous éreinte. Nous abîme au plus profond de nous-mêmes. Il s’ancre dans une vision essen­tia­liste du vivant et de la nature en les réduisant à des matières inertes que l’on peut exploiter, piller, violer.

Beau parallèle avec le processus d’essentialisation des femmes qu’on a enfermées dans une prétendue « nature faible », esclaves de leurs émotions, en oppo­si­tion au monde des hommes, où régne­raient la raison et la logique, afin de justifier leur exploi­ta­tion et béné­fi­cier de leur travail gratuit et dévalorisé.

Ce système binaire et genré a créé une hié­rar­chi­sa­tion des valeurs dites mas­cu­lines sur celles dites féminines, pri­vi­lé­giant la force, l’endurance, l’ambition, et méprisant l’empathie, l’attention. Il légitime de fait le pro­duc­ti­visme et l’extractivisme* comme étant dans l’ordre « naturel » des choses. Tout comme il légitime les rapports de domi­na­tion, qu’il soit de genre, de race, ou de classe, nous imposant un rapport des­truc­teur au monde.

Ce système mortifère a colonisé nos ima­gi­naires et a créé chez nous de la culpa­bi­li­té et des injonc­tions contra­dic­toires : pour être une bonne agri­cul­trice, il faut que je travaille encore plus, mais pour être une bonne paysanne, il faut que je sois davantage dis­po­nible. Travailler avec le vivant demande de prendre le temps d’observer, de sentir, d’analyser…
J’ai envie de mettre un grand coup de pied à cet ordre de valeurs ! Et reven­di­quer l’attention et le soin comme prisme obli­ga­toire de nos luttes, car je ne vois pas d’autre solution face au merdier éco­lo­gique et humain dans lequel nous sommes embourbé·es.

Aujourd’hui, après plusieurs remises en question, notre ferme a évolué, nous sommes sorti·es de la seule pro­duc­tion laitière. Elle s’est ouverte et diver­si­fiée en plusieurs ateliers : vaches allai­tantes, céréales, arbo­ri­cul­ture, avec toujours au cœur de notre réflexion le travail de sub­sis­tance pour essayer de reprendre la main sur nos condi­tions d’existence, pour nous rap­pro­cher de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. Ce chemin a été dur à parcourir mais il est libé­ra­teur. Aujourd’hui, je me sens fière d’être entourée de femmes et d’hommes qui luttent pour une agri­cul­ture pro­fon­dé­ment paysanne qui cultive les inter­dé­pen­dances avec le vivant et se mette à son rythme, dans sa diversité. •

Cette chronique a été écrite par Gwennenn Montagnon. Elle est la dernière d’une série de quatre écrites par le collectif de paysannes en non-mixité Les Elles de l’Adage 35 (asso­cia­tion d’éleveurs et éleveuses en système herbager autonome et économe en Ille-et-Vilaine).


* L’extractivisme est l’exploitation massive et irrai­son­née des res­sources naturelles.

Gwennenn Montagnon

Elle est paysanne à son compte depuis 2018 après avoir obtenu un brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole. C’est de son investissement dans les collectifs écologistes qu’est née son envie de se rapprocher de la paysannerie. Elle signe la quatrième chronique écrite par des membres du collectif Les Elles de l’Adage 35. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°17 Travailler, parue en février 2025. Consultez le sommaire.