Ségolène Royal face au sexisme de la présidentielle

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La campagne présidentielle de 2007 a vu, pour la première fois, une femme en mesure de l’emporter. Défaite face à Nicolas Sarkozy, la candidate socialiste a subi de violentes attaques pendant des mois : indépendamment de ses erreurs politiques, le sexisme l’a disqualifiée. Y compris dans son propre camp.

L’ambiance est ten­due. La salle, hos­tile. Ségolène Royal hésite à faire les quelques pas qui la séparent du pupitre. Son équipe est fébrile. Le dis­cours a été pré­pa­ré dans des condi­tions rocam­bo­lesques. Une de ses col­la­bo­ra­trices finit par la prendre par la main pour la gui­der. En ce mois de novembre 2008, la can­di­date défaite à la pré­si­den­tielle l’année pré­cé­dente fait face à ses cama­rades de par­ti, les socia­listes réunis en congrès à Reims.

Elle veut conqué­rir la for­ma­tion dont elle est membre depuis plus de 20 ans en deve­nant sa pre­mière secré­taire. Elle a pour elle les 17 mil­lions de voix du second tour de l’élection de 2007, rem­por­tée par Nicolas Sarkozy. Mais Ségolène Royal cultive des rela­tions hou­leuses avec l’appareil du par­ti : « Il faut nous soi­gner de toutes ces petites et grandes bles­sures que nous nous sommes infli­gées », lance-t-elle à ses cama­rades. Elle est huée. Elle l’est encore quand elle évoque leurs « ten­dresses, [leurs] colères, [leurs] indi­gna­tions ». Le mot « ten­dresse » irrite ; il semble incon­gru aux oreilles socialistes.

Pendant plus de 30 minutes d’un dis­cours sou­vent pous­sif et mal­adroit, Royal prend ses cama­rades de front, avec une gram­maire éloi­gnée des clas­siques du mou­ve­ment ouvrier. Elle appelle à être « plus fra­ter­nelle, et pour­quoi pas plus mater­nelle avec les plus dému­nis ». Sa conclu­sion déclenche une bron­ca : « Nous ral­lu­me­rons tous les soleils, toutes les étoiles du ciel. » Pour une par­tie du PS, la coupe est pleine : le voca­bu­laire de celle qu’ils sur­nomment « la Madone », qu’ils jugent « mys­tique » quand ce n’est pas « folle », leur est insup­por­table. Au point qu’ils en oublient que cette for­mule finale est ins­pi­rée d’un texte – certes peu connu – de Jean Jaurès lui-même, fon­da­teur du par­ti : « Même les socia­listes éteignent un moment toutes les étoiles. »

« Avec Ségolène, tout deve­nait un sujet de moque­rie », se sou­vient Aurélie Filippetti, ministre de la culture sous François Hollande et membre de l’équipe de 2007. « Elle a subi un sexisme mons­trueux. Elle était “conne”, “incom­pé­tente”, elle avait des “intui­tions”, “du flair”, mais pas de culture poli­tique, ni d’intelligence ration­nelle. Tout était sujet à cri­tique. Qu’elle sou­rie trop ou pas assez, que sa jupe soit trop longue ou trop courte. Même qu’elle soit belle, ils ne le sup­por­taient pas… »

Une pionnière

À Reims, Ségolène Royal échoue de peu et s’incline devant Martine Aubry. Jamais elle ne retrou­ve­ra l’aura de ces années-là. En 2011, quand elle ten­te­ra d’être à nou­veau dési­gnée can­di­date à la pré­si­den­tielle, c’est François Hollande, son ex-compagnon, qui l’emportera – elle fini­ra qua­trième de la pri­maire citoyenne, sèche­ment bat­tue. Son par­cours la conduit ensuite à deve­nir ministre sous Hollande, puis une « ambas­sa­drice des Pôles » contes­tée sous Emmanuel Macron. De plus en plus iso­lée, elle a échoué, en sep­tembre der­nier, à être élue séna­trice. Le regard posé sur elle s’en est obs­cur­ci. La mémoire de ce qu’elle a repré­sen­té s’est en par­tie évanouie.

Quinze ans plus tôt, elle a pour­tant incar­né un immense espoir, a fait se lever des dizaines de mil­liers de per­sonnes dans des mee­tings enflam­més, a ame­né à la poli­tique des foules qui s’en tenaient bien loin : des femmes, des queers, des habitant·es des quar­tiers popu­laires, des sans-parti et sans-carte, des cher­cheurs et cher­cheuses, et des chan­teurs et chan­teuses. Elle incar­nait un « désir d’avenir », selon le nom du mou­ve­ment qu’elle avait lan­cé en marge du PS – éga­le­ment titre de son livre (Flammarion, 2006).

Elle était la pre­mière femme à se pré­sen­ter à l’élection pré­si­den­tielle avec des chances de l’emporter. Elle avait aupa­ra­vant gagné, dès le pre­mier tour en novembre 2006, la pri­maire de son par­ti contre deux poids lourds, Dominique Strauss-Kahn (cinq ans avant qu’il n’abandonne la vie poli­tique après avoir été accu­sé de viol) et Laurent Fabius1 (qui pré­side aujourd’hui le Conseil consti­tu­tion­nel). Ce qu’elle a alors subi est à peine croyable.

« Qui va garder les enfants ? »

Dès l’annonce de son ambi­tion, en 2005, ses cama­rades se déchaînent. « Mais qui va gar­der les enfants ? », aurait glis­sé Fabius, fai­sant réfé­rence aux quatre enfants du couple que Royal forme alors avec Hollande, pre­mier secré­taire du PS. « La pré­si­den­tielle n’est pas un concours de beau­té », souffle Jean-Luc Mélenchon. « Voyez la mère Merkel [Angela Merkel, chan­ce­lière alle­mande – ndlr], poum dans le popo­tin ! », lance Michel Charasse, ancien ministre de François Mitterrand.

Pendant les mois qui suivent, celle qui était à cette époque la plus proche conseillère de Royal, Sophie Bouchet-Petersen com­pile ce qu’elle appelle un « flo­ri­lège des cochon­ce­tés ». Pour La Déferlante, elle a exhu­mé les notes qu’elle avait prises à l’époque. On y retrouve des poli­tiques, beau­coup, notam­ment socia­listes. Ainsi Jean-Christophe Cambadélis cité dans Le Canard enchaî­né en jan­vier 2006 : « Ni les socia­listes ni la France ne sont assez mûrs pour faire confiance à une femme dans une période aus­si dif­fi­cile. » Ou l’ancien ministre Jean Glavany, dans Le Nouvel Obs en février 2006 : « Elle repré­sente ce que j’exècre le plus au monde. »

On y lit aus­si des extraits d’articles de presse. Dans Libération, que l’équipe Royal consulte chaque jour, le jour­na­liste Luc Le Vaillant indique qu’« au pays de Ségo-reine, il y aura des dames-sécateurs ». Alain Duhamel déclare, à pro­pos du couple Hollande-Royal : « Elle est la can­di­date média­tique, il est le pré­ten­dant légi­time », et publie cette année-là un livre sur les pré­ten­dants à l’Élysée dans lequel Royal ne figure même pas.

Royal fera elle-même la chro­nique de ces ana­thèmes dans Ce que je peux enfin vous dire (Fayard, 2018) : elle est un « micro­phé­no­mène de mode » et incarne un « moment mon­dain » ; elle est « dame patron­nesse »« mère fouet­tarde »« la petite mère des peuples »« une marque de déter­gent, un vrai pro­duit mar­ke­ting », une « meneuse de revue ».

Ses tenues sont scru­tées. Royal s’habille en blanc depuis 2004 – on lui reproche de jouer sur un registre reli­gieux. Elle opte pour le rouge – elle est accu­sée de pas­ser plus de temps à choi­sir ses vête­ments qu’à conce­voir son pro­gramme poli­tique… À Libé, on regrette en 2004 qu’elle ait « long­temps gâché sa beau­té sous de longues jupes plis­sées ».

Son sou­rire et sa voix font cou­ler de l’encre. Ses chaus­sures aus­si. Une pho­to­gra­phie, publiée dans Libération en août 2006, montre des san­dales blanches à talon sur l’estrade – celles de Royal qui par­ti­cipe à la Fête de la rose de Frangy-en-Bresse –, der­rière quatre roses rouges gisant au sol. « Une construc­tion sté­réo­ty­pée et sym­bo­lique du genre », écrivent en 2009 les cher­cheur et cher­cheuse en infor­ma­tion et com­mu­ni­ca­tion Louise Charbonnier et Jean-Claude Soulages, dans la revue Mots2. Le pho­to­graphe Sébastien Calvet, qui a sui­vi la socia­liste pen­dant un an, s’en est tou­jours défen­du. Des pho­tos des pieds des poli­tiques, il en a fait sou­vent. Il n’est pas res­pon­sable de la mise en scène de son tra­vail. Royal n’a rien vou­lu entendre : certain·es se sou­viennent encore du savon que lui a pas­sé la can­di­date après la publi­ca­tion de cette photo.

Les images s’inscrivent dans un contexte : celui-ci veut qu’en poli­tique les femmes « se voient pré­sen­tées […] dans leur sin­gu­la­ri­té de femmes, constam­ment ren­voyées à l’altérité de leur corps […], pri­son­nières d’une enve­loppe cor­po­relle qui les dis­tingue des autres acteurs du champ », résume Cécile Sourd3 dans un article de sciences poli­tiques publié en 2005.

De fait, les por­traits de Ségolène Royal la pré­sentent comme un ovni. Avec ses pro­po­si­tions ico­no­clastes à gauche – la glo­ri­fi­ca­tion du dra­peau natio­nal, le dis­cours sécu­ri­taire avec pour corol­laire le concept « d’ordre juste » qu’elle popu­la­rise, la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive –, la can­di­date détonne. Mais son CV, archi-classique, compte par­mi les plus four­nis de la République.

Elle est énarque – même pro­mo­tion Voltaire que François Hollande. Elle a été conseillère du pré­sident Mitterrand dans les années 1980. Puis dépu­tée des Deux-Sèvres, dans une cir­cons­crip­tion pour laquelle elle avait arra­ché l’investiture avec un culot monstre, et où elle a triom­phé contre la droite en 1988. En 2004, elle a réus­si à conqué­rir la région Poitou-Charentes, où elle est sur­nom­mée « Zapatera » en réfé­rence au chef de gou­ver­ne­ment espa­gnol de l’époque, le socia­liste José Zapatero. Quand elle est can­di­date à la pré­si­den­tielle, en 2007, elle a été deux fois ministre.

Rien n’y fait. Elle est sou­vent pré­sen­tée comme « la fille de » – elle a racon­té com­ment elle a dû s’émanciper de son père mili­taire –, ou « la femme de ». Dans la presse, le couple Hollande-Royal se décline en « Monsieur » et « Madame », par­fois « papa » et « maman ». Elle est sa « moi­tié », il est « son homme ». Arnaud Montebourg, porte-parole de la can­di­date, tente d’inverser le stig­mate : « Ségolène n’a qu’un défaut, c’est son com­pa­gnon. » Le bon mot fait grin­cer les dents socia­listes ; il est sus­pen­du un mois.

« Qu’a‑t-elle fait pour mériter ça ? »

À l’époque, Montebourg ne sait rien du drame qui se joue au sein du couple. Il sera révé­lé au soir du second tour des élec­tions légis­la­tives, le 17 juin 2007. Deux mois après son échec à la pré­si­den­tielle, Ségolène Royal annonce sa rup­ture avec François Hollande, en couple avec la jour­na­liste de Paris Match Valérie Trierweiler.

Durant toute la cam­pagne, la can­di­date a souf­fert inti­me­ment : « J’étais comme un géné­ral en chef qui doit remon­ter sur son che­val mal­gré la bles­sure qui saigne à son flanc et qu’il dis­si­mule der­rière son armure », confie-t-elle dans Ce que je peux enfin vous dire (Fayard, 2018). Elle est convain­cue qu’elle doit se taire. Que la presse, l’équipe de Sarkozy et même les socia­listes se gaus­se­raient d’une femme trom­pée, dis­qua­li­fiée d’office pour pré­tendre incar­ner la République. « Serait reve­nue l’éternelle ques­tion culpa­bi­li­sante, que mes adver­saires et plus encore les machos du PS n’auraient pas man­qué de poser publi­que­ment et que seules les femmes subissent : qu’a‑t-elle fait pour méri­ter ça ? »

Les témoins de l’époque que nous avons inter­ro­gés se sou­viennent aus­si de la petite chambre que la can­di­date avait amé­na­gée à son QG pari­sien, au n° 282 du bou­le­vard Saint-Germain. « Tous les soirs, elle fai­sait croire aux jour­na­listes qu’elle ren­trait chez elle. Ils voyaient une sil­houette qui s’engouffrait dans une voi­ture. En réa­li­té, elle res­tait dor­mir au 282 », se sou­vient Françoise Degois, alors jour­na­liste à France Inter, qui est ensuite deve­nue la conseillère spé­ciale de Royal, à par­tir de novembre 2009.

Au fil des mois, la can­di­date ne par­vien­dra jamais à dis­si­per le soup­çon d’incompétence qui la pour­suit. Chaque erreur, chaque mal­adresse – et il y en a eu : de l’emploi hasar­deux du terme « bra­vi­tude », inven­té alors qu’elle est en visite sur la muraille de Chine, aux cri­tiques des 35 heures, pour­tant l’une des lois emblé­ma­tiques votées par les socia­listes au tour­nant des années 2000, en pas­sant par une confu­sion très grande sur le conflit israélo-palestinien – est lue à l’aune de l’insuffisance sup­po­sée de la candidate.

Le procès en incompétence

« Cette cam­pagne était pour­tant très réflé­chie. Elle s’appuie sur des ana­lyses élec­to­rales », se sou­vient la jour­na­liste Cécile Amar, coau­trice avec Didier Hassoux de Ségolène et François – bio­gra­phie d’un couple (Privé Éditions, 2005). « Royal parie que le temps des femmes est venu – à l’étranger, elle voit Merkel et Michelle Bachelet [au Chili – ndlr]. Elle pense son “ordre juste”. Elle voit la crise démo­cra­tique avant tout le monde, et pro­pose la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. Elle construit un mou­ve­ment en dehors du PS, comme Macron ensuite avec En Marche!. Mais, elle, elle est pas­sée pour une sor­cière… » Finalement, rap­pelle Amar, « tout ce qu’elle fai­sait était uti­li­sé pour la dis­qua­li­fier ». Après, « c’est la spi­rale, l’engrenage ».

« Au fil de la cam­pagne, explique de son côté Françoise Degois, Ségolène Royal a com­men­cé à inté­rio­ri­ser cette vio­lence et ces charges contre elle. Elles ont com­men­cé à deve­nir des véri­tés dans sa tête. Et elle a com­mis de plus en plus d’erreurs. »

« Elle a fait des fautes, on a aus­si été vic­times de nous-mêmes, dit encore l’ancienne conseillère spé­ciale Sophie Bouchet-Petersen. Mais l’entreprise de délé­gi­ti­ma­tion a été meur­trière. » L’ex-ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem, porte-parole de Royal lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle de 2007, se sou­vient très bien qu’à par­tir de jan­vier de cette année-là, « cela com­mence à se déchaî­ner […] Le récit matra­qué est celui de la nul­li­té. Il finit par deve­nir une évi­dence. Et les biais de confir­ma­tion fonc­tionnent : tous les élé­ments allant dans ce sens sont rete­nus quand ceux qui l’infirment n’impriment pas le cer­veau. C’est un tobog­gan infernal. »

Ça tire dans tous les sens. Y com­pris chez les socia­listes. Michel Rocard vient lui deman­der de se reti­rer à son pro­fit. Éric Besson tra­hit, quit­tant son man­dat de secré­taire natio­nal à l’économie du PS pour rejoindre l’équipe de cam­pagne de Nicolas Sarkozy. Il publie un livre assas­sin : Qui connaît Madame Royal ? (Grasset, 2007).

D’autres feront de même, après la défaite, à l’image de Lionel Jospin qui sort de sa retraite pour publier L’Impasse (Flammarion, 2007). L’ancien pre­mier ministre, bat­tu dès le pre­mier tour à la pré­si­den­tielle de 2002, parle d’un « four­voie­ment ». La lec­ture de l’ouvrage est édi­fiante. Jospin y juge que le suc­cès de Royal à la pri­maire « a tenu sans doute d’abord à sa qua­li­té de femme », que les « com­men­taires mal­ve­nus », sexistes donc, « ont ser­vi la can­di­da­ture »… Et puis, « dans une for­ma­tion poli­tique qui valo­rise la pari­té […], être une femme n’était pas un han­di­cap ».

Certes l’ancien pre­mier ministre, figure res­pec­tée de la social-démocratie, décrypte ses désac­cords poli­tiques et stra­té­giques avec la can­di­date. Mais il par­sème son récit de remarques dérou­tantes. Il cri­tique « le soin, pour le moins inédit, mis à don­ner un sens sym­bo­lique à son appa­rence, à se vêtir de blanc »« cette proxi­mi­té pro­cla­mée et cette inac­ces­si­bi­li­té orga­ni­sée » qui « sem­blaient conçues pour pro­vo­quer fer­veur et dévo­tion et non pas pour obte­nir une adhé­sion réflé­chie », ou encore « le style inédit qu’elle a don­né à ses mee­tings, appe­lant les Français à “s’aimer les uns les autres” ou à lui “don­ner leur éner­gie” », qui « appar­tient à un registre assez éloi­gné des exi­gences de la démo­cra­tie ». Rien de moins.

Chez les fémi­nistes non plus, Royal ne fait pas consen­sus. Pourtant, elle s’est tou­jours reven­di­quée de ce cou­rant poli­tique. Elle s’est aus­si dis­tin­guée toute sa vie par les thé­ma­tiques qu’elle a por­tées, et les pra­tiques qu’elle a mises en place. Ainsi, ministre délé­guée à l’Enseignement sco­laire dans le gou­ver­ne­ment Jospin, au tour­nant des années 2000, elle a lut­té contre la pédo­cri­mi­na­li­té et le bizu­tage. Candidate à la pré­si­den­tielle, elle pro­met, si elle est élue, qu’une de ses pre­mières mesures por­te­ra sur la lutte contre les vio­lences conjugales.

La valorisation de son rôle de mère heurte les féministes

Par ailleurs, elle s’est tou­jours entou­rée de femmes – c’est rare en poli­tique. « Elle aime tra­vailler avec des femmes. Elle nous a mis le pied à l’étrier, à moi, à Najat [Vallaud-Belkacem], et même à Delphine [Batho]… Sa praxis de la poli­tique était vrai­ment fémi­niste », sou­tient Filippetti. « Elle a don­né confiance à toute une géné­ra­tion de jeunes femmes », salue aus­si Vallaud-Belkacem.

Mais la valo­ri­sa­tion de son rôle de mère a heur­té une par­tie des mili­tantes fémi­nistes. Chez Royal, c’est une constante : dès 1992, elle avait inno­vé en invi­tant un pho­to­graphe à la mater­ni­té, quelques heures après la nais­sance de sa fille. En 2007, lors du grand mee­ting de Villepinte, la can­di­date lance, émue : « Je sais au fond de moi, en tant que mère, que je veux pour tous les enfants qui naissent et qui gran­dissent en France ce que j’ai vou­lu pour mes propres enfants. »

Dans sa cam­pagne, plu­tôt que son nom de famille, elle uti­lise son pré­nom « Ségolène » (scan­dé par ses par­ti­sans en mee­ting), ou « Ségo » – le regrou­pe­ment de ses militant·es pen­dant la cam­pagne, coor­don­né par son fils Thomas, s’appelle la « Ségosphère ». Pour se dis­tin­guer de Sarkozy, elle dit à la télé : « La dif­fé­rence, je crois qu’elle se voit. »

« Elle met­tait en scène le fait d’être une femme. Mais ce n’est pas posi­tif en soi. Ce qui importe, c’est le pro­gramme poli­tique », com­mente la mili­tante fémi­niste Caroline De Haas, alors encar­tée au PS, et se décla­rant par ailleurs consciente du sexisme subi par la candidate.

Le piège se referme

« Amorcé par Ségolène Royal elle-même, le piège sym­bo­lique a fonc­tion­né. La can­di­date, (auto-) défi­nie comme mère, a été réas­si­gnée à son genre », explique en 2009 la pro­fes­seure à Sciences-Po Lyon Isabelle Garcin-Marrou.

Les cher­cheuses Catherine Achin et Elsa Dorlin4 dressent le même constat dans un article publié dans la revue Mouvements en avril 2007, juste avant l’issue de l’élection. Elles rap­pellent qu’en 1997, la gauche plu­rielle autour de Lionel Jospin décide d’instaurer la pari­té pour répondre au « malaise démo­cra­tique ». Et elle s’y engage en pen­sant que les femmes récon­ci­lie­ront les Français·es avec la poli­tique, en la fai­sant « autre­ment »« en mobi­li­sant des qua­li­tés répu­tées fémi­nines ».

« On per­çoit ici l’effet per­vers de la “qua­dra­ture du cercle” : appe­lées en poli­tique au nom de leur “dif­fé­rence” et de capi­taux poli­tiques spé­ci­fiques, his­to­ri­que­ment asso­ciés à leur sexe […], les femmes sont péna­li­sées dans la conquête des réelles posi­tions de pou­voir qui reste atta­chée à la pos­ses­sion de res­sources plus clas­siques », écrivent Achin et Dorlin. Quoi qu’elles fassent, les femmes sont exclues. Illégitimes.

Quinze ans plus tard, aucune femme n’a jamais été élue pré­si­dente de la République ou pré­si­dente de l’Assemblée natio­nale. Aucune, depuis, n’est deve­nue pre­mière ministre. La seule à avoir atteint le second tour d’une élec­tion pré­si­den­tielle est la diri­geante d’extrême droite Marine Le Pen. C’était en 2017.

Régulièrement, les femmes élues ou mili­tantes sont moquées, prises à par­tie ou décon­si­dé­rées. Christiane Taubira, Nathalie Kosciusko-Morizet, Chantal Jouanno, Najat Vallaud-Belkacem, Cécile Duflot… Toutes peuvent en témoi­gner. La der­nière cible en date s’appelle Sandrine Rousseau, fina­liste de la pri­maire EELV à l’automne 2021 et fémi­niste reven­di­quée. Sa can­di­da­ture et son dis­cours ont été salués par un déclen­che­ment violent de sexisme.

« Aujourd’hui, je regarde le par­cours de Ségolène Royal dif­fé­rem­ment de la manière dont je l’ai per­çu en 2007 », admet l’écologiste. À l’époque, elle la voit comme « un ani­mal poli­tique éton­nant », aux « accents mys­tiques », avec qui les désac­cords sont pro­fonds : « J’avais des lignes rouges – les dra­peaux au 14-Juillet, le dis­cours sécu­ri­taire ». Sandrine Rousseau pour­suit : « Il m’a fal­lu vivre ma cam­pagne pour com­prendre que ce qu’elle avait subi était du sexisme, ou plu­tôt une haine des femmes libres en poli­tique. » Et l’économiste lil­loise, plai­gnante dans l’affaire Baupin en 2016, conclut : « Cette haine des femmes indé­pen­dantes est sidé­rante. Depuis Cléopâtre dont on ne retient que le nez et la beau­té, on n’est tou­jours pas prêt·es. »

Une époque révolue ?

Le constat est par­ta­gé par la poli­tiste Frédérique Matonti, autrice d’un livre de réfé­rence, Le Genre pré­si­den­tiel (La Découverte, 2017), et fine connais­seuse de la cam­pagne de Royal. « Depuis 2007, je ne suis pas cer­taine que cela ait beau­coup évo­lué pour les femmes en poli­tique. Il fau­dra aus­si sur­veiller la cam­pagne d’Anne Hidalgo5. En réa­li­té, l’irruption des femmes dans l’espace public a pré­ci­pi­té les dis­cours réac­tion­naires. Plus on en voit, plus le retour de bâton est fort. C’est vrai pour les femmes, mais aus­si pour l’intersectionnalité et les luttes antiracistes. »

En cet hiver 2021–2022, un pam­phlé­taire d’extrême droite, condam­né pour inci­ta­tion à la haine raciale et accu­sé d’agressions sexuelles par au moins sept femmes, enchaîne les pla­teaux télé. Candidat à la pré­si­den­tielle, Éric Zemmour y déverse sa miso­gy­nie et sa trans­pho­bie. « Royal a été moquée pour avoir appe­lé à la “fra-ter-ni-té”. Elle disait qu’on devait s’aimer. C’était génial », se sou­vient son ancienne conseillère pour la presse, Dominique Bouissou. « Aujourd’hui, les Zemmour et Le Pen frac­turent la socié­té. On est dans le mur. » Personne n’a encore ral­lu­mé les soleils.

*

1. Laurent Fabius a démen­ti à de nom­breuses reprises avoir pro­non­cé cette phrase.
2. Louise Charbonnier et Jean-Claude Soulages, « Les des­tins croi­sés ou les ava­tars du genre. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal vus par les pho­to­graphes de Libération », Mots. Les lan­gages du poli­tique, 2009 (n° 90).
3. Cécile Sourd, « Femmes ou poli­tiques ? La repré­sen­ta­tion des can­di­dates aux élec­tions fran­çaises de 2002 dans la presse heb­do­ma­daire », Mots. Les Langages du poli­tique, 2005 (n° 78).
4. Catherine Achin et Elsa Dorlin, « J’ai chan­gé, toi non plus. La fabrique d’un‑e Présidentiable : Sarkozy/Royal
au prisme du genre », Mouvements, 5 avril 2007.
5. Candidate décla­rée pour le PS à l’automne 2021. Au moment où nous bou­clons ces pages (21 jan­vier 2022), quatre autres femmes sont offi­ciel­le­ment can­di­dates à l’élection pré­si­den­tielle : Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière), Marine Le Pen (Rassemblement natio­nal), Valérie Pécresse (Les Républicains) et Christiane Taubira (divers gauche).

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5, de mars 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.