Parfois surnommé « la petite mer Morte », le lac Ourmia, dans le nord de l’Iran, a longtemps été le poumon économique et touristique de la région. Depuis les années 1970, sous l’effet de l’agriculture intensive et de nombreux épisodes de sécheresse, son volume a baissé de 80 %. Enfant, la photographe iranienne Solmaz Daryani a passé toutes ses vacances sur les rives de ce lac, dans un hôtel tenu par ses grands-parents.
Avec sa série intitulée The Eyes of Earth, elle raconte depuis 2014 la transformation de sa région d’origine et ses conséquences sur la vie de sa famille, dont sa grand-mère était une figure centrale.

Je chéris le souvenir de mes étés chez mes grands-parents, au bord du lac Ourmia. C’était l’époque où les touristes venaient encore en nombre pour se baigner dans ses eaux salées et se couvrir de sa boue noire aux vertus apaisantes.
Je me souviens précisément des jeux auxquels nous jouions entre enfants, du bruit des vagues, des bavardages des vacancier∙es sur la plage, de l’odeur du soufre et du goût de la brise salée. Le tourisme nourrissait l’économie locale et, en particulier, le port de Sharafkhaneh, où ma famille tenait un hôtel. Aujourd’hui, les rives du lac sont désertes, mais ces images, ces sons et ces odeurs sont toujours en moi.
En 2015, alors que je marchais sur les rives du lac, j’ai découvert un paysage qui me hante encore : des navires abandonnés, des pédalos échoués, un ponton en ruines. Sous mes pieds, ce jour-là, j’entendais craquer la croûte de sel qui recouvre le sable. J’ai ressenti un profond sentiment de perte. Autrefois haut lieu touristique mais aussi terrain de retrouvailles pour ma famille élargie, la station balnéaire de mon enfance est désormais réduite au silence. Ses habitant·es sont les dernier·es témoins du passé glorieux du lac Ourmia.
Prise en 1979, la photo ci-dessus montre ma grand-mère, debout au milieu du verger qu’elle a elle-même planté, à proximité de l’hôtel. Au fil des ans et de l’assèchement du lac, le sel qu’il contenait s’est répandu sur les terres alentour et a tué les arbres à petit feu.
La photographie ci-dessus date de 2016. On y voit ma grand-mère en train de reprendre des forces dans son jardin, après une marche de cinq kilomètres pour aller se baigner dans un des derniers étangs salés du lac. Sur sa peau, on observe des traces de sel. On devine autour d’elle les vestiges de l’hôtel et de son verger.
Ma grand-mère se prénommait Narges – Narcisse, en langue persane. Elle était analphabète et a développé des liens très forts avec la nature qui l’entourait. Au cours de sa vie, elle a planté et entretenu plus de 800 arbres.
Dans son carnet, photographié en 2015, elle consignait avec application les numéros de téléphone importants, indiquant par des dessins des renseignements sur ses contacts. On y retrouve le 3632, le numéro de la capitainerie du port, survivance de l’âge d’or du lac Ourmia.
À l’entrée de sa maison, dans la véranda, Narges avait placé une plante qu’elle adorait pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs et aux visiteuses. C’est un cadeau que lui avait fait mon oncle et dont elle prenait grand soin. L’hiver, elle la protégeait d’un voile.En 2020, ma grand-mère a été fauchée par le Covid. Elle s’est éteinte en l’espace de trois jours.
Le sort du lac Ourmia préoccupe les observateur·ices du monde entier : sa lente transformation en un désert de sel est visible et documentée depuis l’espace par les satellites de la Nasa. Cette catastrophe touche profondément celles et ceux qui, comme moi, ont longtemps vu se refléter leur identité dans ses eaux salées. L’étendue désormais asséchée forme une cicatrice qui nous relie tous et toutes. Depuis quelques années, l’État iranien œuvre à réparer les dommages, provoqués par des années d’agriculture intensive et de sécheresse. Un tunnel de 36 kilomètres de long reliant la rivière Zab au lac Ourmia a été inauguré en 2023. Ce projet qui devrait, à terme, permettre l’acheminement de 600 millions de mètres cubes d’eau par an, cristallise l’espoir de tous·tes les habitant·es de la région. C’est que le lac représente bien davantage qu’un simple plan d’eau : c’est un réservoir de biodiversité, un abri pour les oiseaux migrateurs et un refuge pour nos souvenirs d’enfance. Ce qui est en jeu ici, c’est l’équilibre écologique de la région, autant que notre mémoire collective.
Solmaz Daryani est photographe. Elle évolue entre son pays natal, l’Iran, et le Royaume-Uni. Elle explore les relations multiples entre les gens et leur environnement. Sa série The Eyes of Earth, dont sont extraites les images du portfolio publié dans le numéro #14 de La Déferlante, a reçu de nombreux prix internationaux.